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Le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie

Mais son évolution par temps de crise

mercredi 19 juin 2024


Texte paru dans Lundi.AM • #434, le 24 juin 2024

Je rêve d’un livre qui dirait le passé, le présent
et tout ce qu’il y a entre.

Nathacha Appanah, La Mémoire délavée

À mesure que s’effondrent toutes les formes désirables de la réalité apparaît le monde dans ce qu’il a de plus détestable, de plus nu aussi : s’éclaircissent ainsi les structures véritables qui régissent ces jours. Quand les masques tombent, on voit la peau décharnée et sur les lèvres, les mots là où ils naissent, la salive se former avant les mots, et le sens se réduit à du crachat jeté sur nous. La réalité s’offre éclatante de vérité : c’est le drame et c’est la chance de ces jours. Chacun n’a plus que son rôle à jouer et ce rôle suffit à nous répartir dans l’action qui se joue : c’est midi, on occupe la place ajustée à son ombre qui s’efface — on n’est plus que soi-même, les corps s’emploient à paraître ce qu’ils sont.

Obscénité de ces jours : des visages et des discours. Obscène est cette façon d’exposer le corps même de la politique mis à nu — de constater qu’il n’est que cela, cette peau morte exhibée, une laideur de cadavre à peine debout et souriant, « le col gras et gris, les larges omoplates,/Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort » — « et tout ce corps remue et tend sa large croupe/Belle hideusement », etc. Obscénité des chairs qui s’exposent à la vue ; lire les journaux, les temps réels des événements suscite ce mélange d’embarras et de fascination, bien sûr, et surtout de honte. Tel est le rôle, théâtral, de l’obscénité, dans les farces antiques et médiévales et jusqu’aux nôtres : dévoiler la vérité du jeu en tant qu’il est tellement collé au jeu qu’il l’absorbe, devient la réalité de sa vérité : obscènes, nos jours, et ce serait notre fardeau et notre chance ; obscénité qui leur confère vulgarité et vérité.

Les puissants se confondent avec la violence qui sert désormais à les définir : voilà le rôle historique qui est le leur, violence qui serait moins une prérogative que leur fonction, confondue avec ce qu’ils sont. Si le pouvoir ne tient plus que par la police qui les protège, c’est parce que le pouvoir est cette police tenue à bout de bras comme un vulgaire tonfa : il n’y a face à elle qu’une manifestation sauvage qui n’a plus à être déclarée en préfecture.

La violence des puissants et leur morgue, l’acharnement qu’ils emploient à défaire, à humilier : voilà un visage, un corps et sa façon d’agir, l’être même qui les maintient dans l’existence. Là aussi est leur fragilité, paradoxale, évidente : l’époque les contraint à cette brutalité qui seule les maintient au pouvoir — jours où tout le monde peut voir combien et comment le pouvoir ne s’exerce que pour se prouver, qu’il n’est que le dernier aveu de leur impuissance. Que dans la guerre civile qui aura été menée méthodiquement contre nous toutes ces années, chaque violence sexiste et sexuelle n’aura été qu’un viol de guerre, un crime colonial de conquête et d’humiliation. Et que dans les jours noirs, cette impuissance s’abat avec d’autant plus de vigueur que rien ne les retient, qu’ils pressentent combien il ne tient à rien de basculer dans le vide qu’ils ont eux-mêmes fabriqué patiemment et les maintient au-dessus du vide — le coyote de la fable, tant qu’il ne perçoit pas le vide, continue sa course persuadé qu’elle lui suffit à faire exister la route. Ainsi, le Chef de l’État peut déclarer Trésor National, qui rend fière la France, un acteur contre lequel ont été déposées deux plaintes pour viol, trois plaintes pour agression sexuelle et seize témoignages de harcèlement sexuel.

Il faudrait évidemment davantage qu’un livre pour dire ce qu’il y a entre le passé et le présent. Entre le passé et le présent, il y a ce qu’on en a fait : la part de délire, de rêve ou de terreur qui entrave. Entre le passé et le présent, il y a tout ce qui a échoué. De là l’illusion de ces jours, et qu’il suffirait de regarder ce qui fut pour comprendre ce qui est. Or, le passé ne témoigne que pour lui ; le présent est cette opacité même, qui éblouit : bien sûr, dans ces temps noirs, pour mieux voir où nous sommes, nous sommes tentés de détourner ces éclats de présent sur le passé, et nous supplions qu’il réponde. Mais ce n’est pas vrai que nous sommes en 1934, en 1936, ou la veille du 11 mars 1513 : nous sommes condamnés à être aujourd’hui et c’est suffisant pour se dire qu’il s’agit avant tout d’en sortir.

On regarde février 34 ou le printemps 36 comme s’il s’agissait de croire aux lendemains : mais le passé n’a jamais empêché les présents d’avoir lieu, et d’avoir lieu indifférents aux leçons assénés. On ne peut regarder 34 et 36 que comme symptômes, signes que ce désir de lire quelque chose en eux témoigne de ce désir seul de chercher quelque part des peurs ou des alliés. On jette sur les dates des coups de marteau pour entendre le bruit que cela fait, et comme ces marteaux sont forgés avec l’acier de nos jours, le bruit diffère d’autrefois. Non, observer le passé ne permet pas de comprendre le présent, c’est le contraire : seul le présent nous permet de saisir le passé. En l’espèce, 34 n’aura peut-être été qu’une maladroite répétition générale.

Nos fascistes ne sont pas les mêmes qu’autrefois : ils ont pour eux d’avoir à leurs côtés un bloc bourgeois qui ne jure que dans l’ordre « républicain » — dans la rue comme dans les marchés, l’épuration des dettes et des cortèges. Ils ont compris que le recours à la guerre est inutile, que la seule guerre à mener est contre leurs propres populations et non plus d’un peuple à l’autre, qu’ils ont perdu le goût de l’aventure martiale pour celui d’une « reconquête » intellectuelle. Qu’ils mènent la guerre à la mémoire et que cela leur suffit en guise de massacre : tous ceux et celles qui ne relèvent pas de cette mémoire seront suspects, suspectes, à enfermer, et reconduire à la frontière, réelle ou imaginaire. Et cette mémoire ne se souvient que d’une chose : que l’Histoire est un homme blanc appelé à dominer tout ce qui n’est ni homme ni blanc. Pour le reste, ils n’ont qu’à poursuivre le grand œuvre libéral qui leur a pavé le chemin. Rassemblement, reconquête, et ensemble sont les trois termes d’un même mouvement dialectique qui vise à se confondre.

« L’heure de notre naissance, le point de la terre où nous paraissons, le premier geste, le nom de la chambre — et toutes ces consécrations, et tous ces rites qu’on nous impose, tout cela établit une série heureuse ou fatale d’où l’avenir dépend tout entier.
Mais si déjà cela est terrible selon les seuls calculs humains, comprenez ce que cela doit être en se rattachant aux formules mystérieuses qui établissent l’ordre des mondes.
On l’a dit justement : rien n’est indifférent, rien n’est impuissant dans l’univers ; un atome peut tout dissoudre, un atome peut tout sauver ! »

Nerval, Aurélia

On gouverne désormais comme on mise, comme on parie. Fatalement, disposer des banquiers à la tête de l’État conduit à ce genre de manœuvres : et comme ces banquiers sont aussi peu habiles traders que législateurs, leur mise tombe toujours à côté et se retourne contre eux. En voulant dissoudre l’Assemblée nationale, le pouvoir n’a fait que dissoudre les dernières illusions de l’architecture institutionnelle et de l’échafaudage qui tenait cette réalité droite, ou comme on abat les bâches publicitaires que l’on tend désormais devant les façades ravalées. Les travaux qui promettait de nettoyer les moulures n’ont fait qu’éventrer les bâtisses : se laissent voir dès lors les entrailles des bureaux, les open spaces livrés aux regards comme aux quatre vents. Il est dit que c’était là un calcul dans le calcul, un coup à deux bandes, dissoudre pour laisser les fascistes faire la preuve au pouvoir de leur incompétence avant de remporter le morceau en évacuant pour de bon l’hypothèse réactionnaire. C’est peut-être vrai, mais cela n’invalide pas la première hypothèse : que la bourgeoisie fait toujours le choix du fascisme dans les heures où elle se sent perdre pied.

Le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie, mais son évolution par temps de crise.

La phrase de Brecht, éclairée sous le jour terne de ces semaines, paraît d’une banalité désolante. Entre les forces conservatrices et les réactionnaires, une haine tenace, bien sûr, mais une symbiose naturelle, parasitaire, comme la bactérie dans l’intestin d’une bête. Aucune des deux ne survivrait à la mort de l’autre, chacun vivant de l’autre. Au pouvoir, les conservateurs pratiquent le socialisme pour un petit nombre de dominants, l’austérité pour tous les autres — et renforcent les réactionnaires qui jettent sur le feu le charbon noir du ressentiment. Cette danse à deux au rythme lent de la valse s’est accélérée brutalement par la force des choses : bientôt, déjà, les fascistes seront présentés comme un « moindre mal », et tout sera accompli. Lire la presse économique est toujours utile, comme consulter un sismographe juste avant l’effondrement : dans le Financial Times, daté du 18 juin, chaque ligne raconte l’histoire à venir, qui a déjà eu lieu dans les conseils d’administration des grands groupes. « The RN’s economic policies are more of a black slate that business thinks they can help push in the right direction » [1] a déclaré un chef d’entreprise du CAC 40 au FT. Les chutes des valeurs à la Bourse de Paris portent moins sur l’inquiétude de la prise de pouvoir à venir du RN que sur l’incertitude liée à la période : en la matière, les certitudes viendront : « Jean-Philippe Tanguy, an RN MP who works on economic policy, said he had been getting calls from lobbyiste, investis and companies eager to understand the party’s plans. ‘‘We’told them that the RN will hold the line on deficits and present a credible plan’’. he said. ‘‘The markets will be severe on us, so we really have no choice but to do so’’. Pas d’autre choix que de faire ce que dicte « le marché ».

Il faudra aussi en tirer des leçons — que la lutte contre le fascisme ne se passera pas d’une lutte contre cette démocratie-là qui l’aura non seulement permise, mais nourrie, et même justifiée comme un recours. Quand Jordan Bardella réclame désormais un vote utile, c’est de nouveau toute la rhétorique républicaine qui se trouve retournée comme un gant, démasquée. Du vote utile à l’utilité du vote : c’est que le vote n’existe que pour cela, qu’il n’a toujours existé que pour ce jour où le choix n’est plus qu’une contrainte. L’idée que les suffrages sont sollicités dans le seul but de s’opposer à son adversaire n’étonne plus la génération, la mienne, qui a été baptisée à la démocratie représentative un 21 avril. Que cette idée soit devenue le ressort exclusif de tout vote, sur tout l’échiquier politique, devrait suffire à nous convaincre que si on perd (à) chaque élection, c’est bien que le jeu est conçu pour cela. Et que ce c’est pas un revers de fortune qui conduit in fine les fascistes à prendre le pouvoir par les urnes, mais une mécanique fatale.

En attendant, que faire ? La question aussi est piégée, comme si on avait le luxe d’attendre ; puis, quand le « faire » se réduit à un choix électoral, c’est déjà accepter qu’on ne peut plus rien faire, ou qu’on n’a rien à faire. Mais puisque la conjoncture l’impose, il faudra bien emplir ce « faire » autant que faire se peut. Entre deux adversaires, l’un sur le point de nous poignarder et l’autre qui nous empoisonne lentement, il faudra donc s’en prendre d’abord à celui qui tient le poignard. On s’occupera ensuite de ceux qui nous promettent que les jours heureux dépendent de l’institution qui a permis, alimenté et rendu inéluctable le fascisme : que ce serait cette institution qui permet de s’en prémunir, tandis que c’est elle qui la favorise. Le Front Populaire n’a eu lieu qu’après lui et contre lui, par un débordement manifeste de tous ses bords, les grèves générales et l’atmosphère insurrectionnelle qui, prenant les partis au mot, ont fait la preuve qu’ils ne tiendraient évidemment pas la parole sans des actes qui l’ont acculé et contraint à céder.

Les mauvais jours ne finiront pas sans qu’on en finisse avec ce qui n’aura été qu’un faux pharmakon : ce poison instillé goutte à goutte, perfusion de démocratie représentative qui loin d’immuniser, a anesthésié.

Ce qu’il s’agirait de mettre à bas, c’est davantage que les piètres acteurs, le médiocre dramaturge, le décor et les costumes cravates, c’est la pièce en tant que telle, c’est l’idée de pièce. Qu’il ne reste plus rien des gradins et de la scène. Et qu’autre chose naisse qui n’existe pas encore.

Le ciel a fait son temps.

On dit que les tragédies à Athènes se jouaient à la nuit tombée parce que le théâtre de Dionysos faisait face au soleil tombant : que les spectateurs ne voyaient rien du prodige qui se tenait sous leurs yeux, et que c’était là le prodige, le spectacle : proprement invisible, mais dont l’invisibilité avait des effets, spectacle qui les faisait pleurer, de terreur, de pitié, par cet éblouissement même qui faisait prendre la proie pour l’ombre. Quand tout s’achevait, c’était la nuit. Ils rentraient chez eux, heureux d’avoir été tristes, incapables de savoir ce qu’ils avaient vu vraiment, et s’ils avaient vu quelque chose. On vit encore sur l’idée, le fantasme, qu’Athènes inventa d’un même geste le théâtre et la démocratie : comme par enchantement. On dit plus rarement que la tragédie se déroulait le soleil dans les yeux, et que cette démocratie se fondait sur l’esclavage et la guerre. Il s’agirait de retourner le théâtre ou de renverser la course du soleil. Et si l’on n’est capable ni de l’un ni de l’autre, de tourner le dos au spectacle, et de prendre la ville.


[1« Les politiques économiques du RN se présentent comme une page blanche que les entreprises pensent pouvoir remplir à leur guise pour pousser dans la bonne direction. »