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à distance, écrire à l’ombre de soi-même
dimanche 28 janvier 2018
Il le gonfle puis il le rejette.
Lui demeure
H. Michaux, « L’étang », À distance, date inconnue
À distance, mais de quel siècle, et vers quel siècle s’avancer pour que ce jour revienne où ce serait possible, enfin, que le jour soit à sa place. Jour où rien ne passe que du vent et de tout son long ne fait rejoindre que de la terre, jour où il n’y a rien que des villes et des hommes dedans faits pour attendre un autre jour, où ce serait possible que ce ne soit pas seulement des villes, et de l’attente, et que la colère suffise : et la colère ne suffit jamais.
Au bord de la falaise, laisser tomber la pluie comme on laisserait tomber, simplement. Demeure le jour quand elle tombe aussi vers la nuit. Et dans cette chute générale des choses et des pensées, des sentiments, trouver quand même la force de se relever ?
Jour où on pense comme on rêve : il y a des siècles, on espérait de toutes ses forces sans doute atteindre un tel jour, et nous sommes là pour seulement dire : ce n’est que cela. Demeure sur la falaise, tant que la pluie tombe. Et le reste aussi. Il faudrait nommer le reste, avec les mots de la colère, de la peine, de la terrible peine d’en être encore ici, ce monde bâti contre ceux qui l’habitent, pour ceux qui le détruisent. Seule demeure ici la succession féroce des jours et des nuits comme un roi renverse un autre pris dans le piège de son pouvoir.
Il était dans un trou et il attendait.
On lui jetait des pierres et il les mangeait.
Il demeurait ainsi le jour, la nuit
À distance des jours et des nuits : c’est la position qu’il faudrait prendre, comme on dit dans les livres de stratégie militaire (je n’ai jamais lu de livre de stratégie militaire) — prendre la position à équidistance de la colère et de la joie, de la peine et de la consolation, non pour l’équilibre et la modération, mais pour être capable d’éprouver pleinement l’une et l’autre, la colère au nom de la joie, et la consolation pour la peine. Être ce qui n’est ni de l’un ni de l’autre, mais ce qui passe vers tout ce qui ne passera jamais.
J’aurai cherché tous ces jours ce qui pourrait lier le sentiment de l’histoire à ce qui pourrait lui résister : dans les complots minuscules sur l’écran, les mots sont à distance des choses, je le savais. Le 1er janvier, je décide d’écrire chaque jour : déjà tant de promesses perdues.
Ce qui est sûr : ces pages du Journal que je dépose ici, ne forment un journal que pour une raison : je les écris sans raison ni projet, et sans relire, sans reprendre, sans savoir ce qu’au premier mot je dirai, que s’y dépose peut-être le jour, mais un désir féroce de contrer la tentation du bilan, pour nommer seulement le moment où j’écris, onze heures cinquante-huit ce dimanche, et tant pis pour toutes les autres minutes.
Demeure : ce matin, la lecture d’un texte inconnu de Michaux ; cette nuit, des rêves bizarres où tout le monde silencieux était au courant d’un secret que je portais — et que j’ignorais —, et quant à dire hier : la mélancolie de la colère, toute la journée ce sentiment : que le monde aura lieu plus tard, mais qu’y travailler aujourd’hui justifie chaque seconde d’autrefois, et de demain.
Qu’en regard de tout cela, je ne dis pas l’essentiel : un regard bleu posé sur chaque chose comme des vagues qui seraient chaque fois plus neuves, et le secret d’en partager le miracle.
plus que la vie d’un buffle
plus qu’un cèdre
plus que les psaumes qui chantent les cèdres abattus
il attendait toujours diminuant, jusqu’à n’être plus que l’ombre [1] de lui-même.