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car il ne s’est encore rien passé
samedi 18 avril 2020
L’instant décisif de l’évolution humaine est perpétuel. C’est pourquoi les mouvements spirituels révolutionnaires sont dans leur droit en déclarant nul et non avenu tout ce qui les précède, car il ne s’est encore rien passé.
Kafka, Journal
Le temps entre deux temps en musique existe : c’est le battement ? Ou le silence : le soupir. L’agonie — le contraire de la musique : la mort même, mais toujours dépassée, déposée, renversée. On est là. Au temps d’avant le renversement. Reste à cesser de le penser, plutôt l’organiser : en produire un qui ne serait pas le retour à la normale : le retour à la normale a produit ce monde qui parmi nous pèse. Ne plus jamais vivre comme avant devrait être l’injonction de chaque jour.
Faire preuve de patience : en attendant, ne pas attendre : « et qu’ils ne perdent rien pour attendre » [1]. Faire de la patience, cette lente impatience [2], moment d’avant ce qui va mordre. Les patients qui attendent, sur les lits, de respirer autrement qu’artificiellement sont la pure image de nous-mêmes, nos semblables, nos représentants à l’heure de la crise de toute représentation. Dans ce théâtre morbide, le plateau a remplacé le pic : sur le plateau se joue la tragédie en autant d’actes que d’êtres, et il est interdit de les voir : on regarde alors les courbes pour en approcher le destin.
Ciel laiteux, absurde, à peine couvert : inutile. On ne fait rien d’un ciel comme celui-là, qui filtre la lumière comme celle des églises, pour prouver que Dieu organise la masse des choses pour mieux la laisser voir [3], laisse en dehors du dedans de lui la plupart des couleurs pour n’en garder que celles que les vitraux décident. Dedans est l’espace du tri et de l’organisation, de l’exclusion, de la pureté, du confinement qui pourrit.
Rêve : cette fois, pas de hurlement, au contraire ; grande salle, comme un hangar, noir comme dans les yeux fermés, avec ces taches de lumières qui vont et viennent.
Silence immense, à part mes pas. Seulement, quand je m’arrête, le bruit de pas continue.
La terreur évidemment me réveille.
Deux heures hier, plongé mentalement dans le couvent de l’Annonciation de la rue Saint-Honoré au cœur de l’hiver 1792-1793. Tenter d’accrocher des lumières et des voix, des heures, l’espace : on ne possède plus que les discours, autant dire rien. Inventer l’histoire pour ces acteurs révolutionnaires, cela voulait surtout dire : fabriquer les façons de la dire. On en est là aussi, quand il faut écrire cette histoire. Le corps de Saint-Just a la tribune du couvent des Jacobins : est-ce qu’il se tient comme Ciceron ou comme Gérard Larcher ? Ce qu’il invente aussi, de son vivant, c’est le corps de sa mort : la mémoire qu’on aura de lui, mort, et qu’on inventera à partir de son oubli, de sa poussière.
Deux heures et ne rien écrire : la poussière est tenace quand il faut souffler sur elle pour mieux voir les ossements là-dessous, et arracher les cheveux et la chair et la mordre.
On n’est déjà plus pendant, on est avant : on le sait désormais. Avant que tout s’affermisse ou que tout s’efface, se renverse — il ne s’est rien passé que le chaos total qui a pris la forme d’un brutal arrêt de la machine : on réalise tous qu’elle ne fonctionnait que pour broyer. Être patient, c’est le contraire de voir comment tout va basculer : rien ne va basculer sans ployer de tout son corps sur cette machine. Alors il faudra beaucoup de corps, et ployer dans l’impatience de toutes ces patiences accumulées.