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ces jours singuliers (qu’on retient comme des caresses)
jeudi 23 janvier 2014
Le réveil ajusté au lever du soleil, il est presque huit heures et pourtant le jour était déjà répandu à grandes eaux sur les trottoirs et griffait sur la rue en bas ; la pensée soudaine en moi à ce qui vient de naître avec ce jour est une adresse ; une immense bouffée, oui, de tout ce qui me dépossédait d’ici et de maintenant, et me reliait plus loin à ce qui est, donne sens, me traverse — du vent peut-être.
Du journal que je tiens ici, je reste fidèle à la dictée du temps, simplement déposer ici ce qui lui revient, le temps battu, le temps qui prête corps et se délivre seconde après l’autre et remplit chaque jour, et que chaque jour soit traces et signes — qu’à chaque jour pourtant lui revient ceci : d’être dépôt d’une mémoire, le soulèvement du jour vers la nuit où il s’abat. Mais cette mémoire n’est rien, seul importe comment au présent je l’intercepte (et y cherche mon ciel comme un drap secret).
Pourtant dans l’épuisement vif de ce soir, sa joie simple, doucement déposée sur moi comme un don, et si grande qu’elle doit venir de plus loin que ce jour, peut-être des années, aussi nombreuses que les jours d’un seul mois, j’écoute, très fort, les notes répétées du About Today de The National pour me convaincre que ce jour n’est pas passé, et il n’est pas passé puisque je l’écris et le retient un peu, comme une caresse, encore un peu contre moi comme on est serré au milieu de la nuit, parce que la nuit n’est qu’à son milieu, et qu’il faut bien le passer, qu’on sera mieux ainsi.
Les journées pleines, quand je me retourne, me donnent souvent l’impression qu’elles n’ont pas eu lieu — les pages à écrire, pour travailler la matière du temps autrement, n’ont pas été écrites aujourd’hui ; à la place, encore et toujours le change donné à la vie sociale impossible à comprendre ; et pourtant, et pourtant elle a eu lieu, et je sais bien où, parce que j’étais la part vive de quelque chose qui m’est plus important que moi, que j’ignore, dont j’ignore la force et la portée, mais répond à la fatigue, répond au manque, répond au désarroi.
Ce matin, j’aurais parlé quatre heures d’affilées devant les étudiants à m’en casser la voix, un peu. Plusieurs fois j’aurais dit que l’histoire du théâtre n’est pas celle de ses ruptures, mais de ses seuils (je ne pensais pas seulement au théâtre).
Le soir, j’ai vu la ligne du jour mordre sur le ciel en montant sur la façade en face de mon immeuble à mesure que j’avançais le travail sur Jean Genet (phrases immenses [1]), et chaque heure je pensais à chaque heure qui m’approchait de la nuit, où ce jour finirait, je ne voulais pas, je voulais demeurer dans ce jour-ci précisément, pour le vivre davantage, y déposer ma pensée de chaque instant où je chérissais ce jour — comme chaque jour être à cette tâche, mais ici brûlant davantage, ici désirant davantage.
C’est étrange, les sortilèges de ces jours singuliers, comme on leur accorde une force, une joie. Comme on leur demande d’être simple sur la peau comme du soleil, comme de la nuit crue. C’est peut-être simple, aussi, d’être comme le jour grandi chaque jour d’avancer sur lui-même, et que la nuit recule elle n’en sera que plus noire, et plus désirable.
Ensuite, j’ai lu en silence des vers jusqu’à l’effondrement.