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cet Avant-Garde du Monde
mardi 23 décembre 2014
Pewman ta we Kvyen mew, pi
ka kvzawkefiñ ta lelfvn
Petu ñi zugu genon
ka rayen rume genon femvn
(welu zoy alv kamapu )
Tvfawla ñi pu ñawe zeumalkefiñ ien ruka
ka kvrvf negvmvñ ma meke enew ñi logko
pvrakawellkvlen wente relmu
Witrunko ta iñche
Umawtulen amuley lafken iñche mew
ka nepey ta mawizantu
Nienolu vy tañi newen
ta iñche, pi tuway mane chi antv : Tami vl. [1]Elicura Chihuailaf (poète Mapuche), Nienolu Vy Tañy newen ta iñche
L’avant-garde du monde : j’imagine une ligne de front posée quelque part à la lisière des choses, et dont on aurait parfois, d’une génération à l’autre, des nouvelles — et que le vent serait encore le meilleur instrument pour nous les donner, à nous autres, ici.
Par exemple : j’apprends ce soir que le Sahel veut dire Rivage : parce que le désert, pour les hommes de là-bas, est une vaste mer. Par exemple : j’apprends ce soir que la plus grande civilisation pré-colombienne, qui dominait l’Amérique Centrale pendant que les Grecs péniblement dressaient des théâtres et chantaient Homère, pendant que la Gaule était un rivage sans port, et l’Allemagne une forêt dense sans nom et sans mémoire, les Olmèques réalisaient des villes de plusieurs millions d’habitants, traçaient des routes jusqu’à toutes les mers, repoussaient le ciel au-dessus de temples dont les toits se perdaient dans les nuages – il fallait plusieurs heures pour les gravir – et enterraient leurs morts avec tout leur or : que cette civilisation donc, l’une des plus puissantes qu’ait portée la terre, a disparu en quelques années sans qu’on sache pourquoi (pour quoi). Par exemple : j’apprends ce soir que trois jours après ma naissance, Mac redessine son premier ordinateur, le nomme Apple II : pour la première fois, il est capable d’afficher des majuscules.
L’avant-garde du monde, c’est le titre de ce recueil — il fallait bien ce titre, pour un tel livre : l’intuition magnifique de Pascal Jourdana qui le publie – textes de poètes indiens (ils préfèrent le mot indigènes) d’Amérique du Nord, recueil paru chez La Marelle, en bilingue, quelle grâce. Textes contemporains qui plongent loin — à la deuxième page, ce conte comme une parabole de leur tâche : la fable de l’arbre renversé, qui plonge ses racines dans le ciel, et quand on lui demande, l’arbre qui répond : c’est la vie.
Pour calmer le mal de crâne, marche dans les collines proches, et redescendre par la route qui longe le cimetière. Les pierres tombales alignées comme ces villes nord-américaines, sans centre, sans périphérie, la circulation comme seule logique. En rentrant, je chercherai un plan de la vieille ville de Tombouctou, l’amas de maisons et de mosquées, d’écoles coraniques (plus de 700), la beauté impossible d’un monde élevé à mesure de son invention. Sur le chemin qui surplombe le cimetière, embrasser l’ensemble de cette géographie immuable, neutralisant la vie, la mort, le deuil de ce qui ne pourra jamais être consolé. Une voiture s’enfonce dans ces rues vides, les portières claquent et trois types en descendent, se dirigent vers le coffre pour sortir un cercueil, je m’éloigne.
Au sommet de la petite colline, horizon dégagé : on voit loin, les nuages qui s’écartent, et le ciel qui là-bas s’ouvrent ; ici on a l’impression qu’il va pleuvoir, alors que là-bas, c’est grand soleil ; le sens du vent joue pour moi — d’ici, on voit surtout le temps qu’il fera : une place forte pour prédire l’avenir, savoir la mesure des ombres. Mais quand les nuages auront été dispersés par le vent, la nuit partout sera là, déjà.
L’Avant-Garde du Monde approchera déjà de l’aube, peut-être ; ici, on dormira. Au sommet de la colline, on verra peut-être les villes éclairées, et dans les noirceurs, deviner les courses des bêtes. Reste ce fait, avec lequel j’apprends à vivre maintenant : tout ce temps où j’ai écrit ce texte, les Olmèques sont restés de la poussière.