Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > de l’autre main, il peut écrire ce qu’il voit sous les décombres
de l’autre main, il peut écrire ce qu’il voit sous les décombres
vendredi 1er mai 2020
Celui qui, vivant, ne vient pas à bout de la vie, a besoin d’une main pour écarter un peu le désespoir que lui cause son destin — il n’y arrive que très imparfaitement —, mais, de l’autre main, il peut écrire ce qu’il voit sous les décombres, car il voit autrement et plus de choses que les autres, n’est-il pas mort de son vivant, n’est-il pas l’authentique survivant ? Ce qui suppose toutefois qu’il n’ait pas besoin de ses deux mains et de plus qu’il n’en possède pour lutter contre le désespoir.Kafka, Journal
Nous retrouverons donc des 1er mai joyeux et chamailleurs, nous promet-on, comme on nous annonçait le retour prochain des jours heureux. La joie est à l’agenda politique, elle compte comme une promesse de plus, ou comme ce qu’on nous concèderait, dans la bienveillance verticale. Ou peut-être est-ce la peur qui déjà les saisit ? On sait bien que la joie s’arrache. Qu’il n’y a pas de Bonheur possible sous la promesse de la chamaille autorisée un jour l’an. « La Révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur et de la liberté publique par les lois. Ses élancements n’ont point d’autre objet, et doivent renverser tout ce qui s’y oppose. » — chamaille ?
On discute l’origine du mot. Camulus était le dieu de la guerre en Gaulois. En moyen français, la camail désignait l’armure de tête, le capuchon en maille qui protégeait des coups ; en ancien français, le verbe chapler signifiait tailler en pièces et mailler donner des coups. Entre le souvenir déjà altéré de chapler et mailler, et cette camail qui invitait aux coups, chamailler s’est forgé dans l’assaut des mots, l’affrontement des signifiés vaguement oubliés, qui retournaient au combat.
Le sens ne s’est pas perdu, il s’est affaibli. Mais c’est le destin des mots d’aller et venir dans les siècles, cherchant à retrouver les intensités perdues.
Rêve. De nouveau dans une longue pièce vide, plutôt un couloir, je me souviens de la ruse pour sortir du labyrinthe (poser sa main sur une paroi, la suivre jusqu’à la sortie), mais le labyrinthe est une longue ligne droite, avec néons au plafond, qui clignote.
Avancer ne sert qu’à repousser le couloir encore plus loin à l’horizon. Je m’en prends donc fatalement aux néons, espérant trouver une sortie. J’en arrache un, tous s’éteignent l’un après l’autre.
Quand il fait noir, le labyrinthe résonne de cent cris désespérés venus de ses entrailles.
Le Premier mai 1886, la police a tiré sur deux cents hommes qui réclamaient la fin de leur exploitation. Le 4 mai, ils sont rassemblés de nouveau à Chicago, malgré la peur ; une bombe est lancée ; on accuse plusieurs hommes, les meneurs des grèves — évidemment au mépris de la vérité ; on les pend. On lui accorda le droit d’un dernier mot : « Le jour viendra où notre silence sera plus fort que les voix que vous étranglez aujourd’hui. »
Ils ont pendu Albert Spies et ses camarades et aujourd’hui, ils souhaitent des premier mai joyeux et chamailleurs. Au sommet des mâts sur le port, le vent chamaille les drisses. Des enfants courent encore dans les flaques d’eau comme si ce n’était pas un trente avril 2020. La joie et la chamaille appartiennent au vent et à des enfants désobéissants.
Est-ce qu’on devra donner aussi un autre sens à la joie ? Leur enlever les mots de la bouche : remplir la chamaille jusqu’à la gorge et prononcer les noms de Spies et de ses camarades Albert Parsons, Adolph Fischer et George Engel, de Louis Lingg condamné à mort et suicidé en prison, de Michael Schwab, Oscar Neebe et Samuel Fielden qui auront coupé six ans dans les pires pénitenciers avant d’être innocentés. Chamailler : 1. Se battre, dit Littré. « Pour moi je n’aime point à combattre de paroles, j’aime mieux chamailler avec de bonnes armes, et montrer de vrais effets » [1]