Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > devant de plus faibles encore
devant de plus faibles encore
samedi 11 avril 2020
Avec la lumière la plus puissante, on peut dissoudre le monde. Devant des yeux faibles, il prend de la consistance, devant de plus faibles encore, il lui pousse des poings, devant de plus faibles encore, il devient pudibond et fracasse celui qui ose le regarder.Kafka, Journal
L’appel du large est plein de ce silence mort qui règne dans la chambre de l’agonisant : c’est le propre des règnes, celui des agonisants et des chambres — d’être confondu dans le silence comme on retient les pensées pour ne pas qu’elle saccage les plus beaux souvenirs. On est dans la chambre de l’agonisant, celle du souverain, du silence plein de pensées qu’on ne retient pas longtemps.
Devant le large, la solitude trouve de quoi s’échapper. Devant le large, rien qui ne résiste à soi-même. Tous les matins depuis trois jours, se réveiller avec l’impression d’avoir été roué de coups. Ce doit être le rêve : mais aucun souvenir. Ou alors ce qui précède le rêve : mais trop de souvenir pour en dégager un. La raideur dans la nuque me donne l’impression de ne pas être dans le prolongement de mon corps. Cette idée est rassurante.
D’avoir un corps : c’est par exemple sortir, voir le large, puisque j’en ai l’insolent luxe. Chercher des yeux New York ou Tanger, simplement en jetant les yeux par-là, et que le vent d’ouest l’emporte : tant que ce n’est pas au paradis.
Sortir avec l’impression de défier des lois [1] ou de participer à l’effort de contre-guérilla bactériologique (les insultes des voitures en passant à ma hauteur) : quelle époque.
Chaque jour préfigure ce que sera le suivant — mais chaque jour répétant le précédent entame de la force au lieu de nous jeter au-devant de lui, et par-delà nous ; on est dans ces jours comme en perte de vitesse.
Des géraniums poussent entre les pavés de Paris (je l’ai lu), et la fauvette au col noir chante passé dix heures le matin : la jungle envoie aux avants-postes de timides éclaireurs.
Les appels à se cultiver continuent de donner la nausée. Puisque toutes les structures de la société se dévoilent, que les masques tombent puisque les masques manquent, l’art n’a jamais autant ressemblé autant à de la culture : celle qui exclut et divertit (détourne), celle qui se consomme jusqu’à plus soif, qui se capitalise, qui donne envie de seulement brûler la bibliothèque d’Alexandrie (oui, on perdra les livres, pas les forces essentielles qui s’y trouvent et qu’on retrouvera bien, ailleurs, plus tard, autrement : et sinon, c’est qu’elles n’étaient pas si essentielles).
Le directeur du festival d’Avignon a pris la parole pour appeler à négliger la pandémie « et vivre quelques jours de fièvre au cœur du gai savoir. » Le goût de la métaphore côtoie celui de l’indécence. On était habitué. On en reste blessé. D’Avignon, on savait la forteresse largement imperméable à la vie, on ne la pensait pas si détestable dans sa Gloire d’être, si pleine de morgue, indifférente à l’égard du monde. Ici encore et comme toujours depuis un mois : les visages se dévoilent pleinement.
Tant de laideur donc finira par donner corps à ce monde ? Ou par l’alourdir tellement qu’il tombera sous son propre poids ridicule et abject ? Au large, respirer ce qui n’est ni laid ni beau, simplement là. Il n’y a pas de culture à défendre ou de programme apprenant ; il n’y a pas d’appel à la guerre. Il y a la pensée qu’en prison les douches collectives et les promenades ne sont accompagnées d’aucune mesure barrière ; il y a la pensée que les plus fragiles sont plus fragilisés : et que le monde reproduit sa violence à l’échelle de la séquence, et qu’elle est violente et cruelle. Qu’elle est injuste comme depuis le début de l’histoire : parce qu’elle reproduit sa propre justice. Regarder la mer ne lave de rien, ne console ni soulage : regarder la mer fait venir les pensées dans le désordre qui répartit la violence pleinement en soi. Fermer les yeux : les ouvrir dans une seconde pour la décharge. Maintenant.