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entre les stèles, la ville
mercredi 28 mai 2014
Dehors, l’immensité de la neige, à perte de vue. Cette espèce de vapeur blanche, épaisse, s’élevant des champs, de la route, du fleuve, de partout où le vent peut soulever la neige en rafales. La poudrerie efface les pistes et les routes. La pensée de l’anse de Kamouraska, en vrille dans ma tête. La vibration de cette pensée faisant son chemin dans ma tête. La résistance de mes os.
Anne Hébert, Karamouska
On marche entre les tombes qu’on ne voit pas ; les stèles sont les murs levés des immeubles. Dans les cimetières, il faut baisser la tête pour voir les noms, les dates ; ici, dehors, tout autour est le contraire des cimetières : et il faut lever la tête pour voir les noms, les dates. Ce sont les noms des morts quand ils vivaient ici, qu’ils voyaient ce que nous ne verrons jamais, les saisons perdues, la couleur du ciel pendant qu’ils étaient vivants et qu’ils préparaient notre venue.
On voit ce qu’ils ont vu, marche sur des présences qui nous entourent ; la rue pourtant ici a mille fois sans doute été aménagée pour notre confort et notre sécurité, et aucun pavé ne reste, aucun trottoir en l’état, rien qui n’a résisté à ce qui est passé. D’un corps, on dit qu’il renouvelle les cellules de sa peau si rapidement qu’en quelques semaines, il n’en restera rien : seulement, celui qui habite ce corps dira : ceci est mon corps. En vertu de quoi ? Nous, il nous faut passer en lisant les noms et disant : cette ville est la nôtre, puisqu’elle fut la leur.
la plaque qui porte le nom d’Hemingway ;
celle, en face, celui de Verlaine
Il y a les plaques sur les maisons, il y a le nom des rues, il y a des squares, des impasses, des boulevards, je me demande la loi secrète qui unit la forme des rues au nom de ceux qui les baptisent, et par quelle étrange énergie certains hommes ont pour moi le visage des rues où ils demeurent (la rue Racine, près de l’Odéon qui conduit, c’est fatal, à la rue des Écoles ; la rue d’Aubigné, qui se jette dans la Seine, derrière l’Arsenal [1]
On marche au milieu des noms, certains baptisent les rues, certains posés sur les immeubles plus simplement signent leur présence autrefois, c’est-à-dire leur absence ; au milieu de tous ces noms où nous marchons, nous voudrions y voir des signes qu’un nom pourrait nommer ce dans quoi nous marchons.
On marche entre ces stèles levées à la mémoire de ceux qui n’ont plus aucun souvenir, et dont les cendres sont mêlées à l’herbe loin d’ici, qu’on n’imagine pas. On ne voudrait jamais être un nom. D’Anne Hébert, je possède un seul roman, vite lu, dans l’essoufflement. On marcherait entre son nom et le nom des autres qu’elle n’a pas connus, et dont le seul lien est l’essoufflement de celui qui a lu, Hébert et Joyce, avec la même main tournant la page dans un geste aussi maladroit, aussi ignorant de la page suivante qui viendrait désigner les espaces élargis de soi. Comme devant une tombe, je sais bien que le corps n’y est pas : devant les stèles, rien que des fantômes qui ne nous frôlent plus depuis longtemps. On s’éloigne.
Mais l’endroit est habité, et quelqu’un vient encore.