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essayez d’enfermer ceux qui le sont déjà
jeudi 19 mars 2020
« Comment ne pas revenir ? Il faut se perdre. Je ne sais pas. Tu apprendras. Je voudrais une indication pour me perdre. Il faut être sans arrière-pensée, se disposer à ne plus reconnaître rien de ce qu’on connaît, diriger ses pas vers le point de l’horizon le plus hostile, sorte de vaste étendue de marécages que mille talus traversent en tous sens on ne voit pas pourquoi. [...] Il faut apprendre que le point d’horizon qui vous porterait à le rejoindre n’est sans doute pas le plus hostile, même si on le juge ainsi, mais que c’est le point qu’on ne penserait pas à juger qui l’est. »
M.D., Le Vice-consul
Ces deux chevaux blancs marchent lentement dans l’herbe, à la recherche de quelque chose dans le sol : on dirait. Je les vois au dernier moment, quand je dois passer le seuil. Je m’arrête, j’ai rêvé : je me dis j’ai rêvé. Je n’ai pas rêvé. Deux chevaux blancs, identiques, marchent à cent pas de moi, dans l’herbe folle à l’ombre des murs. Les bêtes fabuleuses qu’on voit peut-être sur les parois des grottes plus anciennes que les dieux : ce sont elles aussi. Alors le regard que je porte sur elles est le même que ceux qui les ont vues, la première fois, et ont inventé les dieux à partir de l’étranger et du fabuleux. Ça ne dure pas : après, je rentre dans la prison.
C’était il y a dix jours : autre temps, autre monde.
Arles ne doit pas être différent des Maisons d’Arrêt du Latium ou d’Ombrie. La plupart sont des territoires devenus insurrectionnels : en Campanie, à Salerne, d’abord, puis une trainée de poudre : Poggioreale, Naples, Modèle, l’Émilie-Romagne : l’Italie entière bientôt, les prisons sont en feux : pour réprimer on tue à Rieti, on tue à Bologne. On tire sur ceux qui se retrouvent sur les toits pour chanter dans les fumées des matelas brûlés Il Mio Canto Libero : DANS UN MONDE PRISONNIER/NOUS RESPIRONS LIBRES.
Je pense à Roberto Zucco en équilibre sur le faîte du toit, invisible — et renversé par une légère brise.
Je pense à Genet, à ce qui rend la lumière transparente, innocente d’elle-même.
Image : cette femme au loin qui nageait seule dans la mer.
Tandis que pleurent ceux qui dans le luxe se retrouvent face à l’ennui de la culture à remplir comme des devoirs (mes chers compatriotes, lisez), les prisons se soulèvent. Surpeuplés, abandonnés, humiliés chaque jour : enfermés dans leur enfermement, ont-ils d’autres choix ?
Les prisons sont la caisse de résonance assourdie de notre monde, qui se déploie ici multiplié et radicalisé, mais en silence.
Notre société de surveillance et de contrôle est le laboratoire des prisons aussi sûrement que les prisons sont l’expérience avant-garde de notre monde.
Il était donc fatal que notre confinement redoublât le leur.
Essayez d’enfermer ceux qui le sont déjà, ils se jetteront sur les toits en levant le poing et en hurlant des chansons. Ils ne sont sans doute pas innocents : mais nous sommes coupables.
Je n’irai pas Arles le premier jeudi d’avril : ni peut-être le premier de mai. J’ai reçu le mail hier — les détenus pourront-ils se retrouver comme ils le faisaient, pour répéter, jouer, travailler sur dix mètres carrés tout le théâtre qu’ils inventaient pour, non pas traverser les murs, mais creuser les heures et les jeter au-devant d’eux comme des avenirs ? Je ne sais pas.
Devant la prison d’Arles, les deux chevaux sont libres dans l’espace précis de ce pré abandonné à leur errance, leur désir. Au-delà, on remarque à peine le fil tendu, électrifié. La liberté est bien l’espace consenti à notre aliénation. En sortant, il y a dix jours, je regarde longtemps ces chevaux. Pourquoi ai-je toujours eu cette terreur face à eux ? Peut-être parce que leur soumission docile m’est une énigme. S’ils le voulaient, ils seraient les maîtres et nous les esclaves : leur puissance, leur vitesse, leur indifférence nous surpassent. Leur domptage humilie en moi la pensée même de la liberté, de la sauvagerie souveraine. Je les regarde et je m’étais promis de les prendre en photo, la prochaine fois : eux, et les remparts et les miradors qui les surplombent.
« “Restez à la maison” est depuis toujours un refrain patriarcal » [1] — et un couplet de matons. On possède pourtant d’autres chansons. D’autres hymnes moins mélodieuses, plus rugueuses, qui sentent le matelas carbonisé et les larmes dans la fumée épaisse, la sueur partagée.
Oui, notre confinement redouble le leur. Comme il violente ceux qui sont enfermés dehors, sous les ponts comme on dit, pour ne pas dire : sous nos fenêtres. Les amendes pleuvent sur ceux à qui on réclame l’adresse de leur foyer, tout en leur interdisant d’en avoir un.
Notre confinement produit un effet de souffle vengeur sur les violences qu’a engendré patiemment ce monde, à force de lois et de matraques, de murs et de crachats. Les chevaux nous voient plus grands que nous sommes, dit-on. Ils apprennent, ces jours, à fermer les yeux : et s’en vont bientôt prendre le mors aux dents.