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fuir la peste, organiser les rencontres,
mercredi 5 juin 2019
Les pouvoirs ont moins besoin de nous réprimer que de nous angoisser, ou, comme dit Virilio, d’administrer et d’organiser nos petites terreurs intimes. La longue plainte universelle qu’est la vie … On a beau dire « dansons », on est pas bien gai. On a beau dire « quel malheur la mort », il aurait fallu vivre pour avoir quelque chose à perdre. Les malades, de l’âme autant que du corps, ne nous lâcheront pas, vampires, tant qu’ils ne nous auront pas communiqué leur névrose et leur angoisse, leur castration bien-aimée, le ressentiment contre la vie, l’immonde contagion. Tout est affaire de sang. Ce n’est pas facile d’être un homme libre : fuir la peste, organiser les rencontres, augmenter la puissance d’agir, s’affecter de joie, multiplier les affects qui expriment un maximum d’affirmation.
Deleuze / Parnet, Dialogues, 1977
M. Ward, "Pure Joy, Wasteland Companion (2012)
Bien sûr ce monde laid donne le désir de le fuir autant que possible, et de chercher en soi les forces pour l’oublier : on ne trouve que sa solitude, et l’arrogance de se penser préservé (c’est faux) ; bien sûr l’époque triste rend triste, et doublement triste tant elle nous fait ressembler à elle, qu’on voudrait repousser loin : et la tristesse nous fait ressembler à ceux qui trouvent l’époque triste, cherchent refuge dans le passé, trouvent l’identité nationale, la portent comme des crachats, des armes sur les plus faibles d’entre nous. Bien sûr, cela rend l’époque plus triste encore, plus laide. Que faire ?
Se plaindre : c’est une tentation ; parfois, c’est salvateur. J’y cède volontiers avec joie. Mais parfois, c’est pire : c’est donner des armes au monde.
Alors on est sur une ligne de crête. Et chaque jour recommence la tâche de vivre. Il faudrait sans doute les forces de l’autodérision [1] : ne jamais se préférer au monde, et en rire. J’ai si peur pourtant qu’elle se teinte du cynisme des forts, des sûrs d’eux et de leur force qui écrase, de ceux qui voudraient tout voir sur le même plan, la mort et la vie, et le rien et le tout, sauf eux, les forts, eux toujours en surplomb.
Il faudrait que la joie soit un complot, un secret entre nous.
Écouter Coltrane ce soir-là sauve ; voir le lendemain deux films de Cassavetes sauve ; chercher la définition du bleu et écrire l’année 1786 sauve ; regarder le vocabulaire des fleurs sauve aussi ; parler de poésie efficace à la Marmite Joyeuse avec l’ami sauve ; ouvrir les fenêtres de la voiture sur la fin du monde sauve encore — jusqu’à la prochaine fois.
Ne pas écrire sauve aussi.
Penser aux jours passés, aux jours à venir : aux jours présents : tâcher de les penser ensemble, et de faire de cet ensemble quelque chose qui les délivre : sauve aussi.
Dans le jour qui tombe, tout qui tombe.
Je me souviens de cette réunion des Gilets Jaunes, il y a quelques semaines, la discussion tournait autour de savoir s’il fallait courir ou non. Je ne comprenais pas. Certains disaient vouloir courir. Qu’il fallait courir. D’autres disaient non, on ne peut pas, regardez-nous : nous ne pouvons pas courir, nous ne voulons pas courir. Mais les vaillants désiraient plus que tout le faire : d’ailleurs, Marseille est la seule ville où on ne court pas. Je comprends peu à peu : courir veut dire : affronter les forces de l’ordre. Un jeune homme — un vaillant — témoigne affectueusement du respect qu’il éprouve à l’égard de ceux qui ne peuvent pas courir — ce sont les vaillants d’avant, dit-il. Mais lui veut courir. Il faut courir. S’il ne peut pas courir à Marseille, il ira ailleurs, dans d’autres villes, où on court, où on se moque de Marseille.
Aujourd’hui que les rues les samedis sont rendus au commerce, aux forces de l’ordre qui patrouillent en marchant, je pense au visage du garçon, à son regard quand il disait vaillant.
Je pense à lui.
Et je pense à ce qui tombe dans la mer, ce soir-là, des pensées, et des désirs, et de la joie qu’il faut pour affronter la peine.