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Il n’y a pas de contradiction. Il y a une absence de ponctuation.

lundi 16 mars 2015



Dans le passage des jours toujours plus rapide que moi, plus rapide que chaque jour même, rien n’est possible, à part peut-être s’accrocher à cette vitesse-là des jours, d’un théâtre à l’autre, et d’un matin à l’autre, le soir peut-être, arrêté sur lui-même.

Je possède certaines ruses. La ville en est une. Ou plutôt l’image et comment en retour elle peut appeler en moi ce qu’elle n’est pas. L’appareil photo est une arme : il suffit de le tendre, sur telles parois de la ville, tel ciel qui sur elle se pose et s’éloigne ; ce n’est pas une arme, ni une douceur, simplement la force de ne pas s’en tenir là.

Une loi sûre : ne pas céder à la tentation de la sensiblerie ; de ce qui passe ; du regret que les choses ne cessent pas d’aller : ne pas céder au penchant de vouloir arrêter ce qui s’éloigne : ne pas fixer sur l’image et dans la phrase cela qui va, et s’éloigne. Prendre une photo, non pour la retenir, mais parce qu’elle semble posséder suffisamment de férocités et de tendresse pour survivre à l’oubli et au passage, et plutôt que prolonger des traces, renouveler les blessures.

C’est une loi sans mélancolie.

L’appareil photo laissé trainer dans ces marches qui m’emmènent d’un endroit à l’autre, comme on racle en passant de ses ongles la paroi fine d’un miroir : et ensuite, regarder comment la ville fait reflet sur tout cela.

Déposer ces images, et leurs légendes quelque part

Et puis, ces derniers jours, l’autre ruse. Retenir dans l’ordinateur des phrases volées au hasard : même logique que ces images. Des traces, sans liaison. Aucun contexte. C’est à la radio ou au café ; c’est dans un livre, ou le rêve, en soi-même, là où c’est le plus inconnu, et que ça frotte soudain sur une réalité éprouvée.

Warlikowski dit quelque part qu’il ne faut pas demander à un acteur de jouer, mais attendre qu’il éprouve. Dans ces phrases notées à la volée, rien ne lie la phrase entendue du personnage qui la dit, ou de la fable dans laquelle elle a été dite. Parfois il n’y a pas de fable. Il y a par exemple un exégète du Coran qui parle de sa traduction à la radio (mais c’était il y a longtemps) ; Krystian Lupa et l’état du théâtre polonais ; le chauffeur du bus ; le type dans le métro, insondable ; des terreurs nocturnes. Des phrases qui pourraient finir par raconter un roman, si le roman ne voulait pas absurdement d’une histoire (et pourtant, l’Histoire est déjà là, partout, tout le temps, elle n’a besoin de personne) et de personnages.

Le temps m’ayant tout pris, et ne pouvant pas espérer prendre du temps à ce temps volé [1], je recopie ici, à la volée et au hasard, certaines de ces phrases entendues, lues, perçues comme je les ai entendues, parfois emportées dans le vent, et inventées.


Que le spectacle agisse comme la foudre, qu’il retrouve en chacun de nous le point sensible.

Je voudrais partir maintenant, mais après.

Il y aurait ce qu’il faudrait dire, et il y a ce que tu dis.

Varsovie est le nom de la ville construite sur un cimetière.

Je suis fils des larmes du Kremlin.

Il n’y a pas de contradiction. Il y a une absence de ponctuation.

La crise, c’est quand le vieux monde refuse de mourir, et que le nouveau monde ne veut pas naître.

C’est la règle. On n’échappe pas au spectacle du bonheur.

Aucune contradiction dans le flux contradictoire des phrases qui me tissent au fil de ces jours : seulement la ponctuation de chaque matin et de chaque soir, déchirée par la nuit, où je me tiens.



[1en marge, pas un jour cependant où je ne voudrais reprendre et prolonger certaines parties de ce site laissées en jachère, pleines d’herbes folles, sauvages maintenant : mais dans le travail mené de front, ici, là, ailleurs, comment trouver du temps – il faudra bien l’inventer