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Jrnl | La perfection est impersonnelle

[11•01•24]

vendredi 1er novembre 2024


Ce qui est sacré dans la science, c’est la vérité. Ce qui est sacré dans l’art, c’est la beauté. La vérité et la beauté sont impersonnelles. Tout cela est trop évident. Si un enfant fait une addition, et s’il se trompe, l’erreur porte le cachet de sa personne. S’il procède d’une manière parfaitement correcte, sa personne est absente de toute l’opération. La perfection est impersonnelle. La personne en nous, c’est la part en nous de l’erreur et du péché. Tout l’effort des mystiques a toujours visé à obtenir qu’il n’y ait plus dans leur âme aucune partie qui dise « je ». Mais la partie de l’âme qui dit « nous » est encore infiniment plus dangereuse.

Simone Weil, La personne et le sacré [1]


La fatigue se mesure aux nombres de pensées qui ne laissent pas la fatigue tranquille et l’assaillent et la relancent. Dix jours dans le tambour de la machine, jusqu’à croire être une part de la machine, ou son mouvement. La route dès le matin, un article qui en chasse un autre jusqu’à midi, et l’après-midi, s’enfermer dans un studio d’enregistrement, s’acharner sur le théâtre pour qu’il vienne, et il sait fuir, connaît les ruses, les trappes ; parfois, il se laisse prendre, mais c’est de guerre lasse ou sur un malentendu. Il faut seulement accepter de renoncer, de laisser venir à soi les miracles. De n’être là que pour le rendre possible.

Il y a la lecture aujourd’hui, en continu, de Simone Weil, d’un texte à l’autre, à la recherche de quelque chose qui m’échappe — autour du sacrifice, de cette livre de chair, et de ce que cela suppose de renoncement, d’acquiescement. Pourquoi le théâtre ? Jeter devant soi une forme pour voir comment le monde là se défait : confondre le travail des mains et celui des sens, de la pensée et du corps épuisé : ne surtout pas se trouver, se reconnaitre. Le soir, je découvre dans la boîte aux lettres le Journal de travail de Chéreau, les années 1977-1988 : l’acharnement à chaque page, c’est cela aussi, le travail, le sacrifice et ce qu’on paie — le vent entre nous, la poursuite du vent. Au détour d’une note, Chéreau réécrit ce qu’il avait écrit déjà une année auparavant : « qu’il soit bien clair que la gaieté, l’invention, le mensonge, le mensonge tonitruant, claironnant, viennent d’autres choses, c’est l’envie, l’expression d’un tel désarroi, d’une douleur. » Sur une autre page, la date sur l’agenda d’un rendez-vous avec « Bernard K. » : rendez-vous pris le 4 octobre « au 3e niveau — FNAC du Forum des Halles. » Il n’en reste rien non plus, de ce Forum des Halles alors fraichement rénové, et dans lequel, trente ans plus tard je passerai du temps, — mais quel temps ? —, dans ces ruines. Aujourd’hui, il paraît qu’il est fraichement rénové.

La mer était noire de monde, vers midi : regardant l’eau, la foule hurlant sa joie, je pensais qu’on était le premier novembre, bientôt le deux à Mexico et Guatemala City, alors je pensais à Valence, aux ruines de Donetsk, de Gaza et de la Bekaa — faut-il que ce soit le même monde qui sous les yeux se dérobe ainsi et s’impatiente d’aller au fond des temps où on l’oubliera, dans ces cris de joie et d’ignorance sous le soleil de juin en novembre.


[1Le texte a paru pour la première fois sous le titre « La Personnalité humaine, le juste et l’injuste » dans la revue La Table ronde, n° 36, en décembre 1950. Il a été repris sous le présent titre dans les Écrits de Londres et dernières lettres, Paris, Gallimard, 1957.