arnaud maïsetti | carnets

Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > Jrnl | Les heures immobiles

Jrnl | Les heures immobiles

[12•11•24]

mardi 12 novembre 2024


Les heures importantes sont les heures immobiles. Ces fractions du temps arrêtées, minutes quasi mortes sont ce que tu as de plus vrai, ce que tu es de plus vrai, ne les possédant pas, n’étant pas par elles possédé, sans attributs, et que tu ne pourrais « rendre », étendue horizontale par-dessus des puits sans fond. »

Henri Michaux, Poteaux d’angle (1981)


Dans le rêve de cette nuit, cette ville. Je commence à la connaitre par cœur. On accède au vieux centre depuis les faubourgs du nord par un bois qui descend en pente douce vers les ruelles : je sais maintenant quelque passage plus direct, mais j’aime aussi suivre le long chemin qui serpente entre les arbres pour me conduire dans la vieille ville. Certains rêves où je flâne, j’aime aller sous les arcanes, ces longues allées enveloppées par les odeurs du café, des cuisines. Mais le plus souvent, je suis attendu quelque part, je dois filer. Parfois, dans les quartiers en surplomb, là-bas, longs défilés d’immeubles laids où je dois attendre, parfois tout le rêve, et personne ne vient. La plupart du temps, je suis en retard, je cours. Dans ma course, je me rends chez moi. C’est un immeuble dans une rue très étroite, en pente. Je me souviens du code la plupart du temps, ou alors j’enfonce la porte mal fermée de l’immeuble, je grimpe au troisième étage (par une échelle, ou à mains nues : cela dépend). Une fois, je me suis rendu compte que mon si vieil immeuble était adossé à un hôtel de luxe : on pouvait y parvenir par une porte dérobée, au quatrième ; mais je ne m’en souviens pas toujours. La chambre est toujours un peu la même, à chaque rêve, c’est comme si je venais d’emménager, mes livres trainent sur le sol à côté d’un mauvais matelas ; la fenêtre donne sur l’immeuble en face, laisse passer un peu de jour. J’y suis heureux ; je regarde longuement la chambre minuscule, la table où j’écrirais, tout près de cette fenêtre unique : j’attends avec gourmandise la nuit où j’écrirais ce livre monde dans lequel je jetterai tout, tout : mais déjà on m’attend, je file de nouveau, ou on frappe à la porte (c’est le propriétaire qui reprend son bien ; la jeune fille du cinquième qui me demande du lait, ou rien, un oiseau qui vient de percuter la fenêtre et tout s’effondre). Cette ville, je la connais par cœur, oui : je la reconnais, elle est chaque fois différente, mais c’est elle. Je rêve d’elle depuis vingt ans, non pas tous les soirs, et plusieurs années peuvent passer sans que je rêve d’elle, mais elle revient. Je sais où me perdre en elle, où retrouver mon chemin. Cette nuit, j’ai dessiné sur un mur mes initiales. Une nuit, bientôt, je retrouverai ce mur. Je lirai ce qu’en rêve j’ai écrit dans ce rêve, et si j’ai la force, je m’allongerai contre ce mur, et je m’endormirai.

Toute la journée, il m’a bien fallu survivre à ce rêve ; les soutenances de master, les réunions visios dans la voiture ; les autres réunions, la route de Marseille à Aix, dans un sens puis l’autre. La réalité apparaît comme détour, décidément.

Hier soir, la lecture au ralenti de Kafka encore : le chapitre « Dans la cathédrale », stylo en main [1]. Après cette plongée dans les textes de Simone Weil, cette étrange évidence de la comparution : la culpabilité d’être, plutôt que d’avoir fait : celle par laquelle on ne sortira jamais que condamné d’avoir voulu échappé au jugement. Et puis, le rire féroce partout, et même surtout devant les statues sacrées, et la loupiote de dieu dans la sacristie qui éclaire les tableaux noirs de l’église, les couloirs plus noirs encore dans lesquels on se cogne comme si c’était ceux d’une administration publique. Et tant de choses encore : devant la Loi divine qu’on tâche de lire, il y a toujours quelqu’un pour dire de patienter, et d’avoir peur. Et après il ne faudrait pas rire, et cracher et insulter et partir ?

Je me suis souvenu du mot cluster, songeant au temps ancien où il était l’autre mot pour désigner la réalité qui nous cernait, nous enfermait, nous gouvernait. Nous avons vu naître ce mot, et nous l’avons vu mourir, être enterré par oubli, et maintenant, on ne l’utilise que pour désigner ce temps naguère où il régnait en maître, où il était le présent et l’avenir promis, et maintenant ? Je m’en souviens comme un adolescent regarde ses jouets d’enfants, avec ce mélange de regret et de honte, et comme de l’autre côté des choses, du temps, maintenant qu’il sait qu’il est mort, qu’il apprend en même temps que l’amertume de posséder un passé, la morgue de ne pas appartenir au champ du révolu. Je me suis souvenu du mot cluster, en roulant depuis Aix vers Marseille, au moment où je longeais la maison d’arrêt de Luynes, et que la nuit tombait comme si c’était de la pluie, et que la pluie alors s’est mise à tomber. Là-haut, le ciel insistait ; un nuage semblait suivre les mouvements de la route : et puis, la ville approchait, le ciel a disparu, autour on klaxonnait, la radio faisait comme si de rien n’était, comme si on n’était pas livré dans cette vie à ce qui chaque instant la niait ; un type sur le bas-côté attendait les flics, les voitures à son passage ralentissaient en espérant voir un cadavre, mais non, alors tout à la fois soulagés et déçus, surtout déçus, ils reprenaient leur allure, klaxonnant. C’est à ce moment-là que j’éteins la radio pour me souvenir d’autres mots, marcher intérieurement dans d’autres villes, refaire le chemin vers les arcanes.


[1Mais que vas-tu faire de toute cette lecture de Kafka, ligne à ligne ? Ceci peut-être. Et puis, aussi, surtout : une autre vie, une autre vie que la mienne, voilà tout.