arnaud maïsetti | carnets

Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > Jrnl | Rien n’a encore eu lieu

Jrnl | Rien n’a encore eu lieu

[14•10•24]

lundi 14 octobre 2024


L’instant décisif dans le développement humain a lieu tout le temps. C’est pourquoi les mouvements spirituels révolutionnaires qui déclarent nul et non avenu tout ce qui précède ont raison : rien n’a encore eu lieu.

Franz Kafka, Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin [1]


Il est temps de regarder pourrir le monde : il est toujours temps, puisque la pourriture du monde est sa façon de s’établir et de régner, et de ne pas cesser d’être cette chose inerte dressée entre nous et ce qu’il faudrait rejoindre. Dans les embouteillages de Marseille à Marseille, j’écoute la voix à la radio qui crache sur moi, j’éteins. Je regarde la pluie tomber : c’est de la boue. Le Sahara a soufflé jusqu’à nous encore et le vent nous salue.

La lecture du Procès hier, pour perdre le sommeil (et il se perd) : lire au ralenti pour sentir le poids de la phrase, des images, et respirer avec K. l’odeur âcre de la chambre du peintre, voir avec lui le tableau atroce : la justice représentée avec sa balance, mais en mouvement (comment dès lors pourra-t-elle s’équilibrer ?), sous les traits de la déesse de la victoire, qui soudain se métamorphose sous nos yeux en Diane chasseresse : avons-nous bien vu ? Les jours qui sont les nôtres font lever cette image. Les tribunaux font semblant de juger pour mieux acquitter les criminels ; les drones d’attaques exécutent les peines ; Beyrouth disparaît sous le tapis de bombes qui a recouvert Gaza ; les sinistres au pouvoir lancent sur nous leurs lois immigration qui suffisent à définir l’art de gouverner ; nous sommes seuls, en si grand nombre.

Par-dessus les toits, le jour s’efface aussi à mesure qu’on le regarde. On voudrait qu’il fasse plus vite, qu’il s’éloigne plus loin, que tout cesse, pour que tout recommence, et qu’on puisse faire de la nuit qui nous enveloppe bientôt l’arrière-monde par où la pluie, le vent, la terre serait autre chose que des métaphores du désastre, mais de la pluie, du vent et la cendre où reposent nos morts.


[1Texte établi par Max Brod et publié en 1953, bien après la mort de Kafka, à partir de fragments retrouvés