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Jrnl | S’armer de courage
[29•06•24]
samedi 29 juin 2024
La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants Kar Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852)
On date l’évènement d’il y a 225 millions d’années, sans certitude. L’immense forêt d’araucarias, de schilderias, de ginko biloba et de woodworthia est soudain — il faut l’imaginer, mais comment le pourrait-on — submergée par un raz-de-marée qui emporte tout sur plusieurs centaines de kilomètres jusqu’à échouer lamentable dans des lagunes saumâtres, ou quelques plaines fluviales. À l’abri de l’air, les arbres ne pourriront pas. Puis, quelques années après, peut-être des siècles, un volcan en surplomb des eaux se réveille brutalement et crache de la cendre pendant des jours, recouvrant toute la surface d’un manteau gris d’une épaisseur de près de huit cents mètres. La cendre va se dissoudre dans l’eau et se mélanger à d’autres sédiments : c’est cette mélasse qui va lentement se décomposer et pénétrer à l’intérieur des troncs nageant entre deux eaux. Le bois disparaît, ou plutôt se transforme pour devenir ce quartz microcristallin hydraté : de la pierre dont il ne reste que le dessin à la surface de ses veines. On trouve ces forêts pétrifiées, pseudomorphosées en agate ou améthyste, en Arizona ou en Indonésie, à Madagascar aussi.
Voici la promesse qui nous est faite. L’Histoire, dit — proclame, promet — le Rassemblement dit national, sera de l’Histoire pétrifiée : celle des pierres, des clochers, et comment ne pas le voir, du passé entier ramassé dans l’image d’une cathédrale arrêtée dans le temps, parce qu’elle voulut arrêter le temps.
Non, le passé est pourtant seul ce qui vit, coule, se change aussi : si le passé n’est pas cette masse inerte à contempler telle qu’en elle-même, c’est parce qu’en elle se joue le regard qu’on porte sur nos devenirs. « On y prend de nos nouvelles » : on jette dans le ventre du temps nos mains pour arracher les viscères, et le cœur bat encore entre nos doigts tant qu’on tâche de lire dans le sang nos propres questions.
L’Histoire pétrifiée pétrifie avec elle les identités et les corps : ce n’est pas qu’un programme culturel, c’est le sens même de cette guerre que le fascisme nous mène. De là les armées envoyées en mer pour jeter à l’eau les embarcations de ceux qui fuient les guerres et la faim, de là les soupçons sur tout ce qui n’est pas de la couleur des pierres ou qui ne vénère pas de même les mêmes pierres. De là ce ton qu’ils ont tous, celui de la vérité froide, de l’implacable ordre comme on range sa chambre pour éviter de l’habiter, comme on fait son lit pour violer plus tranquillement qui passe sous sa coupe. Exercer le pouvoir afin de prouver qu’on le possède.
Dans le livre IV des Métamorphoses, Ovide raconte la ruse de Persée face à Méduse : le miroir en guise de bouclier. On aurait donc cette arme : jeter sur les regards et les insultes ce miroir de l’Histoire, voir ce qu’il fut, voir ce qu’il est : plonger dans ce regard leur propre regard. Ne pas cesser de faire du passé un champ de bataille où livrer combat parce qu’il n’est pas fini. Non de la pierre, mais ce courant d’eau qui charrie encore cadavres et vivants dont la tête surgit encore des eaux, les bras accrochés à une planche de hasard.
Les mauvais jours que l’on connaissait n’étaient donc rien en regard de ceux qui s’amoncellent déjà, qui viennent, qui sont là. Les mauvais jours ne faisaient que préparer les soirs pâles, ceux qui précèdent les nuits les plus noires.
« Les hommes font leur propre histoire, écrivait Marx, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé. » L’Histoire que nous trouverons, dans quelques jours, sera tout entière cet objet de lutte : et si nous devrons faire avec, nous devrons surtout faire contre elle. Pour cela, il nous faudra nous tourner vers d’autres Histoires, d’autres passés dont il importera de ne pas les laisser se pétrifier sans quoi nous nous pétrifierons avec elles, en elles.
Non, on ne dispose pas de beaucoup d’armes pour cela : de la patience et de la mémoire, de la hargne, de la colère, et un peu de tendresse entre nous, il en faudra, de la rigueur pour la méthode et de l’organisation pour tenir tête, et puis, pour la beauté, le goût du secret, celui du désir inlassable comme contrepoison, le refus du sarcasme, le choix d’être intraitables à l’égard de nos lâchetés. Il faudra s’armer de tout cela : s’armer de solitude en partage et observer comment elles se lieront les unes aux autres, s’armer de mélancolie afin de ne jamais nous résigner à elle, et s’armer de désespoir pour refuser de s’y faire : ne pas laisser aux lendemains ce qui sera toujours affaire d’ici et de maintenant, et par-dessus tout peut-être, s’armer de courage.