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l’accès à la plage est aux chiens
vendredi 16 juillet 2010
Dogs They Make up the Dark (Devendra Banhart, ’Rejoicing in the Hands’ [2004])
Dogs they make up the dark surrounding / Mountains, they move towards the sea
Lie there, shine from your wound is blinding / Mountains still move towards the sea
Derrière le mot effacé, on lit ce qui excède le sens, ou ce qui demeure sur le bord de, ce qui est en-deçà de tout, affleure et ne parvient jamais à rejoindre : on se tient devant la possibilité de l’insulte, de la caresse, du crachat et des perles de sang : tout ce qui pourrait arriver, comme un train, un orage, une lettre, un seul mot qui ferait se lever avec lui le sens et ce qui s’ensuit, le don ou le rejet : et, bien sûr, rien ne vient que l’absence.
Au théâtre, on ne peut rien dire par les mots, on est forcé de dire la situation derrière les mots. Vous ne pouvez pas faire dire à quelqu’un : « je suis triste », vous êtes obligé de lui faire dire : « Je vais faire un tour » [1]
Sur la pancarte, de loin, la phrase est parfaite : l’accès à la plage est aux chiens ; je pense au court texte de Koltès — "quand un chien rencontre un chat" : sur ce terrain, un espace de détresse et de deal plus qu’une plage, la rencontre serait parfaite : la rencontre serait juste. Terrain neutre, et désert, et plat : et silencieux, juste la mer à côté qui échoue. On resterait là pour attendre le soir et la rencontre entre le chien et le chat, et on entendrait la guerre, le sable mordu doucement.
« Si un chien rencontre un chat – par hasard, ou tout simplement par probabilité, parce qu’il y a tant de chiens et de chats sur un même territoire qu’ils ne peuvent pas, à la fin, ne pas se croiser ; si deux hommes, deux espèces contraires, sans histoire commune, sans langage familier, se trouvent par fatalité face à face – non pas dans la foule ni en pleine lumière, car la foule et la lumière dissimulent les visages et les natures, mais sur un terrain neutre et désert, plat, silencieux, où l’on se voit de loin, où l’on s’entend marcher, un lieu qui interdit l’indifférence, ou le détour, ou la fuite ; lorsqu’ils s’arrêtent l’un en face de l’autre, il n’existe rien d’autre entre eux que de l’hostilité – qui n’est pas un sentiment, mais un acte, un acte d’ennemis, un acte de guerre sans motif. » [2]
Oui, sur la pancarte, tout est là, et le mot étrange d’accès, et la rampe étroite qui descend sur la plage, et les coquillages en poussière, et le ciel qui vient recouvrir tout cela, les cris au loin des baigneurs qui se noient peut-être. Toute une scène, pas besoin de rideau, pas besoin de spectateurs (surtout pas) : le théâtre entier est là qui résiste — les chiens vont arriver, les chats, les blessures : et ce qui se donne dans les cris.
Un deal est une transaction commerciale portant sur des valeurs prohibées ou strictement contrôlées, et qui se conclut dans des espaces neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage, entre pourvoyeurs et quémandeurs, par entente tacite, signes conventionnels ou conversation à double sens, dans le but de contourner les risques de trahison et d’escroquerie qu’une telle opération implique, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, indépendamment des heures d’ouverture réglementaires des lieux de commerce homologués, mais plutôt aux heures de fermeture de ceux-ci. [3]
Quand je m’approche, je vois tout de suite le trou entre le verbe et ce qui le suit : je vois la béance dans laquelle je suis tombé, forcément — l’accès à la plage est [ ] aux chiens — je vois l’effacement si parfait, lui aussi : et combien la phrase s’en est retrouvée rehaussée.
La langue française, comme la culture française en général, ne m’intéresse que lorsqu’elle est altérée. Une langue française qui serait revue et corrigée, colonisée par une culture étrangère, aurait une dimension nouvelle et gagnerait en richesses expressives, à la manière d’une statue antique à laquelle manquent la tête et les bras et qui tire sa beauté précisément de cette absence-là. [4]
Il fallait lire :
l’accès à la plage est
aux chiens.
Le mot interdit effacé, illisible, c’est le contraire qui est venu s’y ficher — inter-dit : ce qui se dit dans la relation qu’on éprouve avec l’autre, ce que dit la relation même, dans le rapport qu’on entretient avec le silence ; et le mot sur la pancarte tu, le mot effacé, tout a trouvé sa place. L’ajustement qu’a produit l’effacement du mot est si parfait que j’ai du mal à le corriger intérieurement. L’absence a retourné la phrase comme un gant : et toute une scène en moi s’est dressée ; le rêve fantastique a pris toute la place.
Le soir, quand je rentrerai, je réaliserai que je n’ai pas pris en photo la pancarte : seulement la plage — et cette absence-là, ce manque dont je suis maintenant peuplé, que dit-il du désir d’avoir voulu le combler dans une histoire qui aurait pu en retour s’ajuster à l’effacement ?
Au théâtre, on ne peut pas envoyer quelqu’un quelque part sans but et sans motif, et on ne peut pas laisser s’écouler le temps. Tous les exemples, on les prend dans la vie, où le temps passe tout seul et où les gens se promènent sans raison. Après, il faut inventer une histoire. [5]
La plage est couverte de traces qui disent les directions qu’ont prises les chiens perdus et les types comme moi qui ont attendu les chiens qui ne sont jamais venus. Quand je lève la tête, j’ai l’impression que le ciel a pris le reflet de ce terrain neutre : et que s’y rencontrent de tels rêves idiots, étranges, où des chiens discutent aux chats l’accès au monde — dans une langue à laquelle il manquerait un mot, ce rêve là est possible. J’ai trouvé le terrain où il a lieu. Et les chiens viendront sans doute dévorer ses restes.