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Jrnl | La brutalité sociale de leur époque

[22·11·22]

mardi 22 novembre 2022


Ce qui fait le grand peintre, c’est le caractère qu’il donne à tout ce qu’il touche, la saillie, le mouvement, la passion, car il y a des sérénités passionnées. Eux en ont peur, ou plutôt ils n’y ont pas songé. Par réaction peut-être contre toute la passion, les tempêtes, la brutalité sociale de leur époque.
Moi :
― David y trempait jusqu’au cou pourtant.
Cézanne :
― Oui, mais je ne connais rien de plus froid que son Marat ! Quel héros étriqué ! Un homme qui avait été son ami, qui venait d’être assassiné, qu’il devait glorifier aux yeux de Paris, de la France entière, de toute la postérité. L’a-t-il assez rapetassé avec son drap et délavé dans sa baignoire ? Il pensait à ce qu’on dirait du peintre et non à ce qu’on penserait de Marat. Mauvais peintre.

Gasquet Joachim, Cezanne, Les éditions Bernheim-Jeune (1921) [1]

Au pied de la skyline de Marseille, les voitures à l’arrêt sur la voie rapide, comme toujours : main droite, la mer échoue lamentablement sur les bateaux accostés en attente de repartir vers la Corse ou l’Algérie, main gauche, les gratte-ciels minuscules qu’on a dressés là pour l’armateur local, et moi, je ne peux m’empêcher de songer à chaque fois à la poignée de mains qu’il y eut ici, peut-être, entre Rimbaud et Conrad au printemps 1875, puisqu’on sait qu’ils se trouvaient là tous deux sur ces docks, et le départ comme à jamais – tandis que l’embouteillage me laisse engourdi dans ces pensées, je jette un regard sur les bureaux allumés, les types derrière leur ordinateur, la salle de sport aménagée dans les bas étages : toute la poussière que l’immeuble fera, à la fin des fins, j’y pense aussi comme je pense à la poignée de main tandis qu’on klaxonne derrière moi : c’est reparti.

Le matin m’avait jeté à la figure des idées d’intrigues minuscules pour pièces de théâtre impossibles : ça commencerait par le suicide d’un homme après un long monologue, et toute la pièce déroulerait l’intrigue à l’envers : la veille du suicide, puis la semaine qui le précède, deux années auparavant, et jusqu’à sa naissance ; il y avait aussi cette longue pièce qui s’ouvrirait sur une bagarre de deux heures avant quelques mots essoufflés et inintelligibles de quelques survivants ; ou cet autre : une foule au pied de la citadelle, mais je n’avais que le titre, que j’ai oublié.

J’ai encore le goût de sel de la vague qui tout à l’heure, à l’aube, m’a fauché tandis que je courais le long de la mer et face au vent : je possède désormais l’image du monde que cela a fait en moi – la vague haute qui reste en l’air une seconde avant de s’abattre sur moi –, et je garde, plus secrètement, le sentiment de solitude après la vague qui est le sentiment de la réalité elle-même.

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Portfolio

[1cité dans Une visite au Louvre, film de Danièle Huillet, Jean Marie Straub (2004)