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la mort, mais pas celle-ci

samedi 4 avril 2020

Matin ensoleillé.
L’évolution humaine — une croissance de la puissance de mort.
Notre salut est la mort, mais pas celle-ci.

Kafka, Journal, 26 février 1918


4 avril 2020
Arnaud Maïsetti/Journal (2020)

Fatiguer la fatigue — chaque jour, la guerre qu’on mène est d’abord surtout intime, elle se livre contre soi. Cette vie qu’on porte est peut-être une maladie auto-immune. Le monde continue de battre le rappel des troupes de sa propre déroute.

Là-bas, l’antiterrorisme pour détecter le malade : plus loin, des QR codes pour filtrer l’entrée des magasins ; bientôt, la géolocalisation pour surveiller et guérir : partout l’espace public militarisé comme avant-garde possible du futur, projet d’un monde neuf. Gouverner est depuis toujours soumis à la tentation de contrôler les populations ; d’enseigner l’obéissance à ce contrôle ; d’organiser la fin de la politique en fabriquant les conditions de consensus généralisé à des causes sacrées. L’époque est aux essais cliniques : politiquement aussi. Cette fois, le monde est l’échelle appropriée à des méthodes d’envergure. On remplace l’école et la médecine par des connexions à distance : la fonction phatique du langage est la seule qui surnage. Tout le monde déteste la police et zoom. Pendant ce temps, on massacre ce qui reste du droit du travail, puis du travail tout court, du droit ensuite, de ce qui reste enfin.

Qu’à force de massacre, le monde se défend comme il peut, et il peut fort.

Antidotes : un film de Bresson, dans le milieu de la nuit ; Au Hasard Baltazar — et le visage d’Anne Wiazemski, son regard têtu, obsédant. Rancière plongé dans Les Temps modernes, la férocité de dévisager les ruses de la domination. Brecht, son ABC de la Guerre, puisque nous y sommes : et comment travailler en sourdine d’autres formes de guérilla.

Il y a la chaleur soudain, marcher les bras nus.

Il y a aussi : le soir qui a mordu sur le jour, aura avancé d’une heure sur la lumière pour renverser l’ordre établi. Depuis trois jours, les jours sont plus longs que les nuits, et cela donne une idée du miracle que produit le temps chaque seconde.

Évidemment ma montre s’est arrêtée : j’ai perdu toute notion de l’heure, mais pas l’habitude de regarder au poignet et d’être pris de panique à l’idée que j’ai perdu cette montre. J’accepte les signes, pourvu qu’ils n’aient aucun sens.

Par exemple : les arbres en fleurs.

Autre exemple : l’abîme partout. Et impossible de savoir ce qui surgira de ce long couloir de mort qui pue l’association de midazolam ou de propofol et d’un morphinique, l’éther partout, la justice nulle part, et le manque de curare. Fatiguer la fatigue est une tâche à temps plein : on ne manque pas de minutes, mais de force. On pense aux villes vidées [1] ; on pense à des pensées pleines en retour ; on pense que tout ça va finir, on pense à ce qu’on fera ensuite ; on pense qu’on ne fera pas la même chose ; on pense que le monde est devenu une routine qui l’a transformé en cadavre ; on pense à ceux qui se préparent déjà à ventriloquer ce cadavre ; on pense à des pensées sauvages, érotiques, sereines et féroces ; on pense à ce qui manque et qu’il faudra accomplir ; on pense à la fin de l’automne 1792 ; on pense à d’autres pensées inavouables, par exemple : celle-ci.-


[1En rêvant devant les diptyques de François Bon.