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la seconde qui s’écoule entre deux pas faits par un voyageur
vendredi 27 mars 2020
L’histoire humaine est la seconde qui s’écoule entre deux pas faits par un voyageur.
Ce soir, promenade vers Oberklee
Kafka, Journal, 20 octobre 1917
L’atomisation sociale n’aura pas été seulement le projet rêvé par ce monde depuis trente ans : mais notre expérience singulière et collective de ce printemps. Ainsi le raffinement suprême de l’époque tient dans cette ironie funeste : son rêve se réalise en l’anéantissant. Les flux marchands et productifs quasiment à l’arrêt — malgré l’effort des pouvoirs de maintenir à flot la machine au risque des victimes : voire en toute connaissance de cause —, ce qui se retourne contre l’organisation forcenée du monde est sa propre logique, cruelle et fatale.
Elle rêvait les êtres solitaires en empêchant la solitude par multiplication des branchements connectés projetés sur écran : et voici la solitude à nu, et le contraire des solitaires. Cette vie se révèle pour ce qu’elle est : une vie absente. Déjà des solidarités actives naissent un peu partout, étendent leur toile sur la toile. Des projets pour l’après qui sont autant de complot.
L’atomisation qui favorisait les dominants se déploie à telle échelle et dans une telle radicalité qu’elle convainc les plus indifférents à voir le monde tel qu’il surgit sous le masque craqué des compromis : restez chez vous est le slogan qui sauve des vies aujourd’hui, et maintient tranquille la domination les jours ordinaires.
Au large, respirer. En mesurer le luxe.
Respirer tue, dit l’affiche, tandis que toutes les quatre minutes dans ce pays on meurt d’étouffement parce que le souffle manque et les machines respiratoires.
Respirer tue : la vie est mortelle — ce monde qui compte les outils de la survie comme autant d’économies à faire : retenir sa respiration comme on retient les coups ?
Confinement prolongé ce jour, pour quinze autres. Mais on sait bien que pour bien faire, et à ce rythme, ce sont neuf mois de confinement qu’il faudrait [1]. Quand ils nous relâcheront — parce qu’ils ne tiendront pas, parce qu’on ne tiendra pas, que le monde s’écroulera dans deux mois à cette allure —, où en sera-t-on du nombre par minute des souffles arrêtés, des vies branchées sur respirateur (des vies auxquelles on n’aura pas accordé le droit d’être branchées) ? Où en sera-t-on de la solitude ?
Le monde d’après est venu : c’est celui-là, il meurt de respirer.
On pensait que la fin du monde était davantage imaginable que celle du capitalisme : on ne pensait pas que la fin de l’espèce pouvait survenir bien avant l’une et l’autre, que la terre se vengerait de l’autre en s’en prenant à l’une. On respire une dernière fois dans ce monde où on a grandi, et qui bascule : dans le pire de la répression, avec masque obligatoire pour aller dehors jusqu’au restant de la vie, et distanciation sociale à perpétuité ? Ou le meilleur : avec renversement des rapports de force ?
Le port est vide. Les bateaux ne semblent même plus attendre.
Le large paraît virtuel, comme l’au-delà pour un athée. Le mois de mars n’a pas eu lieu ; le mois d’avril vient d’être annulé. Oui, on reste décidément à quai.
Lire le journal de Kafka : à chaque page, l’aveu qui le terrifie et le console : je n’ai rien écrit. Jusqu’à la fin, il le dira. Rien n’a eu lieu. Mais cela, il l’écrit ? Dans son journal qui est au moins cet espace où rendre gorge à l’impuissance. Journal de Kafka : expérience politique qui renverse le pouvoir de l’impuissance. Qui décrit les conditions d’énonciation d’un réel enfin advenu au-delà de ce qui a lieu : non, pas au-delà, mais au-dedans, ou au creux. Journal de Kafka : un mise à mort joyeuse et patiente de l’impossible dans sa réalisation même.