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les deuils impossibles (nos disparus)

mardi 8 octobre 2013


J’aurais parlé d’Intimacy ce matin-là au milieu du cours de théâtre, et plutôt à demi-mots, rêvant intérieurement d’une scène (cette scène si précise où l’homme descend les marches vers la salle de théâtre — descend vers son propre désir, et le dévoilement de cette femme, sans qu’elle le sache ; la violence pure, et tendre, de cette scène, sur laquelle bâtir tout un théâtre, oui, tout une manière de le renverser sur la vie) ; et je n’aurais rien dit, finalement, comme toujours — puis, en remontant cette rue choisie parce que le soleil s’effondrait de l’autre côté, à l’horizontal de la marche, je pensais : demain recommencera, ce même ciel enfin.

Le soir, le monde soudain moins large ; le monde soudain révélé à un manque qu’on ignorait — non : le monde élargi, oui, et entre les mains ce qui demeure comme incitation désormais à aller davantage, au plus large encore. Ce qui commençait finalement, c’était ce manque qu’on n’aurait jamais éprouvé sans ce soir, la nouvelle qui tombe d’un mort dont rien ne nous approchait de lui que sa faculté à avoir étendu le monde en soi : et comme ces années ce monde qu’il avait défriché nous avait élargi aussi. L’épreuve du deuil des artistes est si cruelle — qu’on porte ce deuil en soi sans avoir jamais vu le regard de celui qui a disparu, sans que son regard se soit posé sur nous ; on est sans doute indigne de le porter, ce deuil, on est moins peut-être en droit d’en endosser la douleur, et pourtant.

Je me souviens cet été 2007, la mort le même jour de Bergman et d’Antonioni, et comme les jours suivants j’avais été saisi de cette peur irrationnelle que Godard s’en aille aussi, ou Julien Gracq. Et Julien Gracq est mort cette année-là — deux mois plus tard, je tenais entre les mains mon livre, que je m’étais promis (un serment) de lui adresser (j’ai encore l’exemplaire, glissé dans une enveloppe). Je me souviens de la disparition de ceux qui s’effacent et nous laissent vides d’eux, doublement vides en ce retrait : nous étions seuls à porter le deuil de Bergman et d’Antonioni ce soir-là, sans qu’ils le sachent ni de leur vivant, ni de leur mort.

Je vis avec cette pensée — d’avoir appuyé de mes deux pieds le sol de cette terre au même moment qu’eux, et cette pensée rend le monde plus acceptable (non pas plus supportable). J’aurais peut-être respiré le même ciel (le ciel change il est vrai plus vite que les villes des mortels). Mais jamais croisé de regards qui puissent renvoyer le mien au regard de ce ciel. Je marchais à peine quand Michaux est mort. Cette pensée me console de la peine que j’ai à porter ce monde survivant de sa mort.

« Ils sont tous morts,

Bruce Lee est mort ;

Bob Marley est mort.

Qu’est-ce qu’on fout là ? »

Bob Dylan marche ce soir cette terre que je marche aussi — pensée qui sauve (avec celle de l’immortalité de Bob Dylan, prouvée par cette pensée évidente : que Bob Dylan ne peut disparaître sérieusement.)

Dans la solitude — dit le journal ; (oh, comme toute la pièce vers laquelle lorgne le titre dit précisément comment la déchirer, l’échanger, la partager) — non, pas dans la solitude, seulement désormais, nos solitudes sont plus lourdes, et plus peuplées, plus sourdes de mille vies maintenant que la mort est, en nous, non plus un terme, mais l’origine sur laquelle bâtir la vie, et travailler, travailler pour élargir davantage le monde et nos vies, et nos morts intérieurs.

Cette scène de Intimacy m’a hanté toute la journée et encore aujourd’hui : le nom de la pièce que joue la jeune femme. Je crois que c’est Tchekhov. C’est un mystère dérisoire. Il ouvre seulement à un secret que je sais puissant, qui m’absorbe tout entier en lui. Ce soir, j’écoute pour conjurer la perte Anthony And The Johnson — Soft Black Stars —qui achevait Persécution, et l’Adagio de la 10ème de Mahler, à cause de Ceux qui m’aiment prendront le train.

Endormi hier soir très tard, sur des images de ce film, le cimetière de Limoges comme une ville [1], où il faut courir, courir pour rechercher quelque chose, mais quoi ;

Et dans le regard de Bruno Todeschini, descendu dans cette gare Souterraine — le corps est si loin, on ne voit pas le regard, mais lui nous regarde, ou plutôt pose son regard dans notre direction ; comme une image qui résiste encore à la disparition, non pour la consoler, mais pour mieux la faire durer, infiniment, ou comme on marcherait vers elle, son secret et ce qui le brise.


[1je ne déposerai pas ici l’image de ce cimetière, jamais.