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mais le chemin mène aussi à ce lointain

dimanche 12 avril 2020


12 novembre 1917. — Longtemps au lit, défense.

(21) Aussi solidement que la main tient la pierre. Mais elle ne la tient solidement que pour la rejeter d’autant plus loin. Mais le chemin mène aussi à ce lointain.
(22) Tu es la tâche. Pas un élève à la ronde.
(23) Le vrai adversaire fait passer en toi u courage immense.
(24) Comprendre cette chance : le sol sur lequel tu te tiens ne peut pas être plus grand que ce qu’en couvrent tes deux pieds.

Kafka, Journal [1]

Les navires de guerre croisent au large de Marseille. On aura au moins tout tenté pour mener la bataille contre la maladie. Les affiches électorales pâlissent ; les rues semblent oublier qu’elles existent. Le soleil s’efface plus lentement le soir. La nuit pourrait ne pas tomber : quand elle le fait, c’est par hasard, entre deux respirations. Le moment sera seulement ce qu’on en fera, après — si on continue comme avant, ou si tout changera. Il s’agira de choisir ce qu’on oubliera : du passé, ou du présent.

Hier soir, Bérénice de Grüber sur l’écran ; la lenteur majestueuse, la droiture, l’affrontement yeux clairs. « D’un inutile amour trop constante victime,/ Heureux, dans mes malheurs, d’en avoir pu sans crime/ Conter toute l’histoire aux yeux qui les ont faits,/ Je pars plus amoureux que je ne le fus jamais. » La voix qui dirait les mots de l’amour dans le désespoir ne parle qu’au nom du désespoir, pas de l’amour.

Les rorquals dans la mer ne savent pas qu’ils sont dans une mer : ils sont au monde parmi elle, et la lumière qui les frôle est la seule qui existe pour toujours. Quand un rorqual meurt, il s’enterre seul dans la vase qui se soulève et repose sur lui : il n’y a ni silence ni hurlement, seulement des vagues de moins à la surface.

On envisagera peut-être à l’avenir une étude randomisée de cette vie avec répartition aléatoire à double insu : pour la prouver ; ou l’infirmer. En attendant, on prend le risque de dire qu’elle est autour de nous et en nous, qu’elle est ce qu’on en fait, et les choix (ceux qu’on fait et ceux qu’on ne fait pas) l’exécute un pas après l’autre. Marcher, c’est s’empêcher de tomber au dernier moment. Il y a des moments plus derniers que d’autres.

La lecture des courbes aussi donne la tentation d’appliquer sur toutes choses la pureté fatale de la ligne qui s’étend, remonte et descend, s’échappe. La courbe se heurte toujours au blanc en aval qui la happe, l’appelle, la résout.

Septembre 1792. Trois heures hier pour basculer. Il me fallait la phrase du Roi pour achever. Traversant le jardin des Tuileries au milieu de la nuit au moment du soulèvement des Sections, cette nuit du Dix Août, il lâche : les feuilles tombent vite cette année. La chute de l’histoire est tout entière dans celle des arbres qui préfigurent les visages tranchés. Les arbres se sont couverts de feuilles ce mois : on aura manqué cela aussi. On ne manquera pas la chute des feuilles, et tant mieux si l’automne tombera en été.

Un grand désir de silence : que tous se taisent, dans les radios, dans les tribunes de presse, partout. Qu’on s’offre une journée pleine de silence.

Qu’est-ce que vous ferez après ? La question partout présente. Le plus sûr : aucun retour à leur normale n’est souhaitable. Ce qu’on fera après ne sera pas différent de ce qu’on s’efforçait de faire avant : changer le maintenant.

Autre question : vous saurez encore conduire, après ? Est-ce qu’on saura regarder les visages, et aller sans autorisation, et parler d’ailleurs et d’autres choses, et ne plus éprouver de la peur en pensant aux amis, de la colère en entendant les représentants, de la honte en les écoutant ?


[1Cet automne 1917, Kafka note dans son journal une série d’aphorismes qu’il numérote et recopiera, sans presque rien réécrire, en 1920.