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Paris, sur certains reflets (Rimbaud et ses chutes)
mercredi 14 août 2013
Ce qu’on est, c’est ce qu’on pense involontairement, et qui nous guide au moment où nous nous croyions perdus. Pensées-oiseaux.
Georges Perros
Vivre dehors, du lever au coucher du soleil. Le matin, assis à la même table chaque matin, savoir par habitude où le soleil vient se poser sur soi, à partir de quelle heure il disparaît derrière l’immeuble, et quand il va revenir. Les serveurs me chassent à midi. Le temps est compté.
C’est une forme de rite [1]. J’avais fini par trouver la semaine dernière auprès de J. (qui aide toujours à dire, à approcher au plus près de l’intuition première) : si le théâtre m’est si important, c’est à cause de cela, qu’il est un rite sans destination, sacrifice de lui-même, du temps peut-être (j’avais dû ajouter : une machine à fabriquer du présent). Ce matin, j’y repense, arrêté sur cette page pendant deux heures (le début de la deuxième partie de cette pièce) (pourquoi faut-il que je fasse des parties ?). Oui, décidément écrire (pour) le théâtre est impossible. Puis, deux mots plus tard après deux heures, cinq pages en vingt minutes, c’est trop injuste. Le soleil déjà à midi, il faut partir.
Déjeuner avec D. & A. qui revient de terre sainte – je dis toujours Jérusalem pour dire Israël. C’est comme New York, qui est pour moi tout entier de l’autre côté, cet autre côté entièrement confondu dans cette ville. (Ai regardé dans l’après-midi des photos de New York au début du XX e siècle, impression d’une ville bâtie avec des maisons de poupée). Elle me dit que le Jourdain est un mince courant d’eau. Comme le Rubicon.
Je n’ai jamais vu le Rubicon. Je n’ai jamais vu le Jourdain. Je n’ai jamais vu New-York. C’est comme apprendre à lire et écrire : un jour on apprend à lire et écrire, et c’est jusqu’à sa mort. Un jour, on voit une ville qu’on ne verra plus jamais comme une ville qu’on n’aura jamais vu.
Une heure cette après-midi à suivre la seconde fugue de Rimb. sur une carte – entre Charleville et Bruxelles, tous les villages où il s’arrête pour visiter les copains : Fumay, Vireux, Landrichamps, Givet. Je suis avec le doigt. C’est loin, c’est tout près. La route doit être désormais goudronnée ; sur les bas-côté, il suffit de gratter la terre pour trouver des munitions, des fourreaux de baïonnettes, des masques à gaz, des corps en poussière mal enterrés depuis 1917. Rimb. ici marchant les poings dans les poches enjambe dans ma mémoire les herbes hautes, passe.
Accumuler des notes, qui ne seront que des chutes, avant même le texte : oui, c’est cela : les chutes qui précèdent le texte, couper avant même de commencer, et n’avoir entre ses doigts, que des coupes pour seul texte. Ce n’est pas tant que tout a été écrit sur Rimbaud (tout a été écrit), c’est que, s’agissant d’une vie menée ainsi dans la précipitation de la vie, la vie échappe, immédiatement, s’il faut l’écrire – surtout s’agissant d’une vie imaginaire qu’il faut écrire. Il faudrait pouvoir commencer ces Vies imaginaires de Rimbaud par un commencement pris de plus loin, s’envelopper dans un texte toujours déjà entrepris en arrière de soi, et qu’on prendrait en route.
Ce soir, sur le ciel, du vent dans les nuages gris, noirs, des nuances. Rue Pascal, des gens en terrasse. Les couples regardent les voitures passer sans un mot. Sur certains reflets, on peut voir l’été basculer vers le soir, les jours plus courts, moins denses, l’air de septembre déjà, comme une fragilité. Je ne m’y attarde pas. Au pli du mois d’août, Paris est vide, on peut prendre toute la place, traverser Châtelet à six heures du matin et se sentir de ce temps-là, au présent. Apprendre l’espagnol.
On peut aussi, sur ces reflets, cesser de chercher son propre reflet.