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reprendre pied (et grâce au ciel)

dimanche 8 septembre 2013



El mundo era tan reciente, que muchas cosas carecían de nombre, y para mencionarlas había que señalarlas con el dedo. [1]

Gabriel García Márquez, Cien años de soledad [2]

J’écoute Climbing Up To The Walls doucement. La fenêtre est ouverte, dehors il va pleuvoir, peut-être, j’ai demandé tout à l’heure à quelle vitesse on perçoit le vent, si à quatre-vingt dix on peut rester dehors ou non. Quand j’essaie de regarder autour quelle ville est là, ce n’est pas la même : oui, décidément, il faudrait réussir à reprendre pied, et que cesse le vertige, et que le temps revienne, ou qu’il passe vite vite, mais comment.

Il faudrait arriver à ce point où cesser d’écrire – c’est, relisant Bataille, ce que je me disais (écrire à l’endroit de ce point, commencer là) : y déposer sa vie, comme des armes.

On m’a parlé de Charleville-Mezières, hier midi. Une autre ville encore, où écouter Climbing Up To The Walls ce soir n’aurait pas le même sens, je le sais bien, et les paysages noires, et la magie des forêts comme des couvercles répandues là pour le simple fait de les traverser et rejoindre la ville, en train, à pied (Rimbaud, Gracq ; des Ardennes ne connaître que la fuite). Ici, c’est plein de ciel, je ne cesse pas de m’y envelopper pensant à chaque pas : je suis loin, je suis ici loin.

C’est sous ce ciel que, depuis des jours, impossible de reprendre pied – prendre le temps d’écrire est reprendre pied, alors c’est impossible. (J’écris avec Manet, Van Gogh, Monet, Seurat pourtant – parce que je sais bien que là est l’équilibre absolue du vertige, l’aplomb qui rend le fil droit, la terre qui tombe sur elle-même pour rester suspendue tandis que nous chutons lentement dans l’Histoire, et que nous cherchons le ciel au ciel, alors que nous tombons vers lui, que le ciel l’accepte même si nous ne le savons pas).

J’ai pensé à la beauté incroyable de ce geste, de revenir vers celui qui tombait, comme le ciel est dans ce mouvement, et ce qu’il faut de beauté aussi pour prendre malgré tout dans ses bras celui qui dit reviens.

J’ai pensé : la fragilité. Et immédiatement après : la fragilité de la fragilité est plus immense encore. Dans les larmes, ce qu’on laisse (de soi, de soi entier). Journal de mon incomplétude – je devrais appeler cela ainsi. Je ne me relis jamais ici, et c’est aussi pour cela : à cause de l’incomplétude –ou l’inachèvement. Mais plus profondément : si j’ai compris que je ne saurais être achevé que du dehors de moi, c’est que ce dehors est ma vie entière à laquelle je me confierai comme à la nuit, son propre sommeil : que ce dehors est tout entier ce qui me constitue, ce qui me fait (il faudrait ajouter : me fait vivre), que ce dehors de moi est en moi : oui, la nuit n’est pas ce que l’on croit (revers du feu,
chute du jour et négation de la lumière), mais subterfuge fait pour nous ouvrir les yeux sur ce qui reste irrévélé tant qu’on l’éclaire.

Si j’ai compris cela, c’est dans la chute, lentement, quand on tend les mains au ciel et on croit qu’il s’éloigne, mais je crois davantage au ciel, et j’ai vu alors qu’il tendait aussi tout ce qu’il possédait de mains vers moi.

Je sais où est le ciel au-dessus de moi jusqu’à lui, cela je le sais plus que ma vie.

Je sais aussi l’inachèvement qui est le mien, et où vient la lumière qui en prolonge le corps.

Alors comme enveloppé de ciel noir comme de la solitude, de bouquets de fleurs absentes, je reprends pied à cause de la force, et pour elle. Pour la certitude du ciel et pour la certitude d’être au-dessous de lui ce qui nous relie à cette certitude. Dehors, je crois qu’il fait vingt degrés ; le vent monte un peu. La température de la chambre est plus douce encore, presque chaude dans la musique très faible et très âpre de minuit. Et moi, au milieu de cela, je pense : à la montagne et aux promesses, je pense : je suis là.

La ville demain sera sous un autre ciel, et je dirai, regardant tout cela : non, c’est le même ciel, le même posé sur nous d’une ville à l’autre pour que nous puissions dire : c’est notre ciel.


[1Le monde était si récent que beaucoup de choses n’avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les désigner du doigt.

[2Cent ans de Solitude