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rêve des conjurations

dimanche 5 avril 2020

Longuement couché, insomnie, je prends conscience du combat.

Dans un monde de mensonges,
le mensonge n’est même pas supprimé par son contraire,
il ne l’est que par un monde de vérité.

La souffrance est l’élément positif de ce monde,
c’est même le seul lien entre ce monde et le positif.

Kafka, Journal, 4 février 1918


5 avril 2020
Arnaud Maïsetti/Journal

Lire [1] ces derniers jours, soirs, mille lectures du Decameron. Parmi celles-ci : que l’épreuve de la Peste ne fut pas tant la guerre des hommes contre la maladie, que le lent apprentissage de la conjuration de la peur. Conjurée, la peur de la mort pouvait bien s’étendre à toutes formes de terreur qu’on avait su dominer, traverser, vaincre puisqu’on avait été épargné par le sort. Après avoir conjuré la peur de la mort, les hommes surent conjurer la peur de leurs Seigneurs. Ils n’avaient plus peur de rien et plus rien à perdre : ils avaient survécu à la terreur de mourir.

La conjuration est bien plus précieuse que la prise de conscience : s’il suffisait d’avoir conscience (d’être dominés, d’être insultés, d’être plus nombreux, d’être), les émeutes auraient depuis longtemps été des soulèvements. Devant la mer depuis la plage, on possède des pensées que la tempête nous arrache brutalement. La conjuration n’a pas lieu avant la plus haute vague sur le point de se fracasser sur le radeau, mais juste après.

Après ? On n’est même pas avant, on est au dedans du ressac.

Et pendant que tout est sur le point de chavirer, que New York étouffe après Rome, ici comme partout les mensonges étalent leur arrogance et la peine est double : le pouvoir dit vouloir « réévaluer sa doctrine » sur les mesures de protection. La langue française sait aussi être obscène quand elle parle le verbe haut des puissants. Le faux n’est plus un moment du vrai, mais une doctrine réévaluable à outrance. C’est cracher sur les morts et les agonisants.

Le vernis qui se détache révèle : ceux-là qui parlent en notre nom crachent plutôt.

Monde qui craquèle sous lui-même.

Et il faudrait regarder la réalité en face : disent-ils depuis toujours, pour justifier les chiffres et les lois. Réalité qui asphyxie, qui appelle surtout aux fictions, les grands récits dont l’Histoire nous aurait vaccinés ? On n’a pas besoin de vaccin, mais de récits qui raconteraient les chemins détournés de la réalité, ou qui, la doublant, l’appelleraient ; on n’a pas besoin de cette réalité qui cerne comme sur un visage les contours déjà là du toujours : mais des fables qui rendraient pensables des expériences de vies inventées.

Ce mot de réalité comme dernier argument : comme il est criminel.

La vérité est concrète : Brecht avait gravé la phrase au couteau, sur la poutre qui tenait le toit debout, au-dessus de sa table de travail. La vérité concrète, c’est une courbe exponentielle, la croissance des chiffres qui n’iront enrichir aucun actionnaire ; c’est la couleur lavée du ciel sur les villes sans voiture ; c’est les animaux sauvages dans les centres vidés ; c’est le nom des morts que des mensonges d’État ont fait graver à la hâte dans des funérariums déserts ; c’est souffrir dans des comas artificiels d’où personne ne sort indemne. Est-ce qu’on rêve en salle de réanimation ? Et quelles formes ont ces rêves ? Quel monde sortira de ces rêves ? Quelle réalité sera vengée ? De quelle conjuration des rêves ces jours à venir sortiront-ils vainqueurs ?


[1à peine, survoler plutôt, dans les seules heures possibles qui me restent : entre neuf heures et minuit