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va, débrouille la nuit
vendredi 8 avril 2016
Dans ce monde de plus en plus impossible – mais dont l’impossibilité même nous donne tant d’espoir, celui du soulèvement, des déchirures enfin possibles qui nous le rendront habitable –, la suite des jours n’en finit pas d’être hasardeuse, les perspectives comme lointaines. Tant mieux : c’est aussi la joie de ce moment, de ce printemps : l’invention soudaine chaque jour d’un moment. Tous les jours, suivre les forces vives qui s’assemblent et inventent le présent au nom de l’avenir, sur les places, debout toutes les nuits.
Ici, Marseille passe comme le temps : indifférent aux chaos des jours.
Là-bas, ils ont arrêté le temps, ou plutôt ils le produisent dans le refus de l’agenda politique prévu. Il n’y aura pas de 1er avril, pas plus de 2, pas plus de 3. Les journées de Mars se déchaînent à l’infini non plus dans l’attente du lendemain, mais dans la ponction arrachée à la nuit qui ne passera plus.
Ici, le printemps ressemble déjà au cœur de l’été, la mer est plane et le mistral danse autour des arbres lourds. On attendrait presque l’automne, cet automne qui sur Paris est encore dans les nuits.
Relecture de Mallarmé ces derniers jours : en ces temps difficiles, le poète qu’on dit difficile est limpide. Lecture du terrible et magnifique livre de Rancière sur cette poésie : La politique de la sirène. Oui, on a besoin de ces mots sans secrets, arrachés à la difficulté des siècles pour soulever à soi ce temps qui s’accomplit enfin, peut-être : et débrouiller la nuit où on est.
De l’expression débrouille-toi entendu dans la rue hier. Une femme, sèchement, à sa fille. Et la fille de péniblement tenter d’enlever son pull : de torsions joyeuses et pénibles en essoufflement rapides, elle s’est débrouillée, seule. Qu’il y a brouille avant toute chose, chaos, brume sur la lande, brouillard en soi : c’est la condition de l’émancipation. Je pense à cette journée de grève, sans métro, en début de semaine : et tous nous marchions dans la rue pour gagner la gare, manifestation sans revendication et silencieuse, sans cause, muette et pressée, foule pourtant en retard pour toujours sur la journée. Il fallait se débrouiller. Pourtant soudain la ville était à nous : nous marchions au milieu des routes et des lignes de tram (en grève). Le brouillard se levait tranquillement, dans le bruit de pas d’une foule décidée à se débrouiller de la nuit.
Débrouille-toi, la phrase est toujours lancée d’en haut par un qui sait, un qui se débrouille déjà. Elle est toujours jetée à un qui, au contraire, est bien embrouillé dans son corps et son esprit et dans ses tâches qui s’embrouille toujours davantage. Politique qui appelle à la brouille pour enfin s’arracher de ses pesanteurs, les siennes et celles qu’on lui attribue.
Images prises à l’issue d’une longue marche [1] en travers du massif de Marseilleveyre. Il s’agissait de couper tout droit, de la mer à la mer, du nord au sud : il n’y a pas de routes, des chemins parfois. Alors se perdre pendant des heures dans l’épaisseur du massif. Et soudain, l’horizon de la mer. Sur le sol, ces branchages de bois morts comme des couronnes de cerfs massacrés, sans doute déposés là en hommage aux brumes traversées.
Ensuite, il fallait rentrer.