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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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pendant qu’on est dans la vie
[Journal • 10.05.22]
mardi 10 mai 2022
On ne peut pas se retrouver pendant qu’on est dans la vie.
Y a trop de couleurs qui vous distraient et trop de gens qui bougent autour.
On ne se retrouve qu’au silence, quand il est trop tard,
comme les morts.
L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932
On pense toujours qu’on est après, juste après : c’est faux, on est toujours irrémédiablement pendant, et c’est sans doute le plus cruel — que la suite vient toujours aussi pendant qu’elle a lieu, qu’on est face à elle à chaque instant, et chaque instant nous la dérobe, tant qu’on est tout à cette coulée de boue qui nous entraîne toujours plus avant dans le présent au milieu de lui et de ses traces dont on fait partie, une seule même phrase coulée [1] dans le dedans de cette matière pâteuse de la pensée et de la chair, tout désir confondu avec l’idée même de ce qui le rend impossible et désirable, et les foules qui avancent dans le ventre pourri du présent cherchant de toutes parts à en déchirer la paroi avec les cris et les mains, avec les colères hurlées et les désespoirs qui leur donnent ce corps digne et nous tous au-dedans de nous-mêmes, des rêves qui n’ont pas de contours, des rêves sans formes et perdus et oubliés sitôt exécutés parfaitement dans le matin englouti, nous aussi, pendant qu’il est temps, on tend les bras vers nous-mêmes songeant aux autres qui nous peuplent et tout s’efface — restent les cris quelque part d’un qui n’a pas tout à fait désespéré de ce qui n’existe plus.
Titre de thèse : « Souvenirs de la Révolution française (1789-1794) pendant le Haut Moyen-âge en Europe occidentale entre 476 et l’an mille : une histoire enfouie » — la très brève bibliographie indiquerait assez l’ampleur de la tâche, et sa nécessité.
Choses vues : à l’arrière de la casse, tandis que le gars trafiquait là-bas je ne sais quoi, la voiture éventrée devant-moi, obscène, encrassée, pas même bonne à finir à la casse (elle y était, mais comme délaissée dans ce mouroir), donnait à voir peut-être le devenir de toute forme de vie et de non-vie : la gloire sous le soleil tenait à la présence butée de la matière par-dessus son ombre, et son insistance à exister malgré tout n’implorait plus rien, cette obstination à devenir de l’immobilité rageuse sans fonction ni but devant quoi je me tenais et qui aurait même pu devenir un fragment de texte que j’aurais pu déposer dans mon journal, si j’en avais le temps, mais quand ?
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l’idée de la pesanteur
[Journal • 29.04.22]
vendredi 29 avril 2022
Un homme se noie.
Que pensent les jeunes hégeliens ?
Qu’il suffit que l’homme abandonne l’idée de la pesanteur pour être sauvé.Marx
Que la réalité existe en dehors de soi est un miracle permanent — que le ciel tienne en équilibre sur sa propre étendue est la preuve du temps (comme la lumière est celle de la mort des étoiles, de la nôtre bientôt) : que la mer est la forme perdue des tempêtes, et la parole des rêves la manière que prend le silence d’emporter nos secrets, que le monde est cette machine inventée par les hommes pour les écraser et qu’il n’en reste rien sauf l’espoir de le renverser, la rage et la colère de ne pas s’en tenir là : toutes évidences qu’il semble vain de rappeler et que chaque génération redit pour elle-même, afin de ne pas sombrer tout à fait (pourquoi, alors qu’il le fait depuis le premier jour, le coucher du soleil oblige chacun d’entre nous à le voir, lever l’appareil photo vers lui, le prendre, et l’emporter : vers où ?) : ces jours n’ont rien de différents de ceux qui sont venus à bout Nabuchodonosor II lui-même, pour qui une seconde durait le même temps que pour nous autres ; voilà ce qui me relie à lui ce soir, la durée d’une seconde dans nos deux corps.
Le dégoût des autres en soi, on ne l’a pas suffisamment : le dégoût éprouvé quand on constate que tant d’autres nous habitent, et parlent en nous, nous dépossèdent de nous-mêmes — c’est un mot, une manière de le prononcer, ou de le taire, un geste, n’importe quoi — ; alors cette vie ne consisterait qu’à chercher ce qui n’aurait eu lieu que pour soi seul, et en soi seul dressé comme pour toujours dans l’éblouissement : ce n’est pas forcément une vérité éternelle, une loi destinée à demeurer, ce peut être une seconde à l’instant évanoui avant d’être recouvert du doute affreux de l’illusion, ce peut être insignifiant, comme un livre, une phrase dans ce livre ; ou une façon bien à soi d’être lâche : ce peut être cela, qui écœure davantage, mais nous appartiendrait.
Le rêve de cette nuit était irréfutable, lui : je me noyais ; en bas, le fond de l’eau ne se laissait pas deviner ; je levais la tête vers la surface : elle semblait inatteignable — alors, j’essayais de m’attacher à un souvenir afin qu’il soit le dernier et qu’il justifie les autres : mais plus j’essayais de me souvenir, plus j’oubliais que je me noyais, et plus j’étais terrifié.
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franchir le col
[Journal • 23.04.22]
samedi 23 avril 2022
« Mais qui peut sérieusement croire que l’humanité parvienne à franchir le col qui se trouve devant elle, en se chargeant des bagages d’un collectionneur ou d’un antiquaire ? Walter Benjamin, Gesammelte Schriften
La barbarie positive : arracher à nos croyances la moindre racine ; ne se confier qu’au plan d’immanence, le jour le jour concédé à nos souvenirs ; regarder à hauteur de ses épaules, la ligne que fait l’horizon quand elle disparaît ; ne penser à ce qui a eu lieu que pour mieux le dépouiller et l’emporter ailleurs ; ne faire confiance à aucun de ses rêves ; penser comme on pleure, le soir en silence quand on sait qu’il n’y a plus personne ; observer sans les interrompre deux enfants jouer à se battre ; massacrer les automatismes ; libérer de toute magie la brume ensanglantée du mirage ; prendre acte que rien n’a eu lieu dimanche, puisque tout ne pourrait avoir lieu qu’après lui, et sans lui ; chercher dans ses délires de quoi les combattre.
Parvenu à la frontière, Walter Benjamin avait montré ses papiers : un visa d’entrée pour les États-Unis, mais aucun visa de sortie de France — le brigadier avait obéi aux ordres, et montré la route montagneuse d’où, épuisé, le vieillard de quarante-huit ans venait, et qu’il fallait redescendre ; il avait franchi les Pyrénées à pied, chargé, contrairement à ce qu’il avait lui-même écrit quelques années avant, des bagages d’un collectionneur : c’était une valise remplie de toute une liasse de papiers à laquelle finalement il avait tenu plus qu’à sa vie — il redescend d’ailleurs avec elle, et c’est parmi elle qu’il se donne la mort, comme dit la phrase consacrée (j’ignore comment on le dit en allemand), il se donne la mort parmi les papiers qui portait le programme politique s’effondrait sous ses yeux, et que nous lisons, avec des yeux à peine différents — ces Thèses sur le Concept d’Histoire répandues encore autour de nous ; et je ne sais pas ce qui est le plus tragique, le plus courageux : d’avoir protégé ce texte mieux que sa vie, ou d’avoir cru possible que ce texte puisse être une arme malgré tout ? Benjamin pressentait peut-être que face au fascisme de son temps, tout était perdu — et qu’il fallait nous adresser ce texte à nous autres, pour les fascismes que nous aurions à affronter ? Devant le col à franchir, on garderait cette liasse, et rien d’autre : nous sommes trop lestés de passés ; et c’est d’horizon dont on manque.
Puisque ce qu’ils nomment Culture n’a produit que ce monde, il faudrait prendre acte de sa stérilité, et de sa puissance néfaste, accepter cette perte comme une délivrance — elle ne saurait être désormais différente des coups de matraque à une frontière, ce qui exclut et renvoie —, et en retour bien sûr, adopter cette posture de combat : si en face, ils ont anéanti la culture en la transformant en patrimoine à défendre, en la réduisant à de la valeur destinée à être contemplée : à l’esthétisation de la politique (ce spectacle permanent de soi), il faudra bien répondre par la politisation de l’art : manière de mener aussi la bataille dans les formes censées rendre des contours au monde et des façons de le penser — face à face donc, entre un fascisme et ce qui le prépare, il n’y aura plus qu’un intervalle de désir où s’engouffrer, “aller avec la hache aiguisée de la raison et sans regarder ni à droit ni à gauche, pour ne pas succomber à l’horreur qui, du fond de la forêt vierge, cherche à vous déduire.” — aller, ne pas succomber, ne compter que sur nous, et sur la force dans nos bras et nos pensées qui fait aller, ici et là, la hache aiguisée.
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sous quelles pierres
[Journal • 20.04.22]
mercredi 20 avril 2022
Il y a des possibilités pour moi, certainement, mais sous quelle pierre se trouvent-elles ? Franz Kafka, journal du 12 janvier 1914
Sauf la ville et ce qui relie les villes entre elles — pas seulement des routes, mais de vastes champs de désolations qui désignent le monde —, la terre serait toute entière de la terre : visage ; non, rien n’est intact ; quand quelque chose le semble, l’émotion est telle qu’on nomme cela du grave mot de beauté, qu’il s’agisse d’une tempête ou d’un ciel plus insistant, d’un feu, de la boue remuée par elle-même, rien, on regarde, l’homme n’y est pour rien et juge que cela est bon, millième jour (et quelques) — décidément, où qu’on regarde, il n’y a que patiemment levées les ruines où nous sommes et tout ce qui fait défaut au désir : on est une part de ce désastre aussi, on l’accepte, on réalise cela sans peur, mais avec la honte et la honte seule est ce qui rend possible qu’on n’en soit pas tout à fait quitte — non pas qu’il faille se défaire de la honte, au contraire, c’est par elle qu’on demeure malgré tout debout, seulement, il s’agirait de faire quelque chose de cette honte, celle d’être un parmi tous ; oui, ce ne sera qu’au prix de la honte qu’on ferait de cette vie autre chose qu’une pierre de plus sur les ruines du désastre.
Ni rire ni pleurer ni haïr, mais comprendre, disait à peu près Spinoza (je crois) : en chaque fenêtre ouverte sur l’actualité — celle qui mime la réalité —, l’alternative se dresse comme une injonction morale ; on balance : peste ou choléra ? Vingt ans que ce qui se prétend la plus haute cérémonie démocratique n’est qu’un jeu de massacre à variable nulle — vingt ans que choisir n’est pas choisir, que les mots sont renversés, que rien n’a lieu ; à force, évidemment, cela va s’imposer : que l’essentiel ne peut avoir lieu que de nos mains, qu’en nous emparant de toutes forces ce qui nous est dû, le pouvoir sur nos vies — à force, oui, mais combien de peine avant cela, combien d’autres désastres ajoutées aux autres ?
Entendu dans la rue, hier, d’une jeune fille à son amie : « Elle ne vit pas dans la réalité, elle vit dans sa réalité ». Je pense à elle : à sa réalité ; sommes-nous différents ? — et je plains ceux qui vivent dans la réalité, pleine et entière, sans rien savoir de leur propre réalité.
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un régime de silence
[Journal • 04.04.22]
lundi 4 avril 2022
Le silence uni de l’hiver / est remplacé dans l’air
par un silence à ramage ; / chaque voix qui accourt
y ajoute un contour, / y parfait une image.
Et tout cela n’est que le fond / de ce qui serait l’action
de notre coeur qui surpasse / le multiple dessin
de ce silence plein / d’inexprimable audace.Rilke
C’est ainsi qu’ils nomment Cessez-le-feu, dans ce temps et ces heures où les mots en usage tombent, comme des hommes, moins lourdement que des hommes, ou les mots sont retournés comme des tanks — et on voit leurs entrailles de tanks, avec les corps en charpie autour —, où ce qui a lieu n’a pas lieu dans les mots, où la guerre est aussi guerre au langage qui la nommerait — opération spéciale —, où rien ne peut dire de toute manière ce qui doit se dire, alors régime de silence nomme peut-être mieux que tout autre mot, et d’abord l’impératif figé du Cessez-le-feu, le mot feu lui-même n’étant qu’un euphémisme (une litote ?) pour dire le fracas des armes, le feu, on s’en sert pour sortir des grottes et nourrir les enfants, l’Ak-47 ne sert qu’à faire feu, et encore : ce n’est pas du feu qui en sort, seulement des balles qu’on ne voit pas, le bruit on l’entend après en être atteint, décidément : régime de silence, oui, est l’expression la plus juste pour mettre fin à tout cela — on sait bien que c’est un autre piège, ce qu’ils nomment régime de silence n’est qu’une occasion pour mieux déplacer les troupes, voire bombarder plus sournoisement les convois qui en profiteraient, pour chose étrange, sauver leur peau : régime de silence, est-ce que cela ne nomme pas tout autre chose, et d’abord ceci : que le silence est le contraire de la mort, que la parole est vaine et ne sert qu’à dire le contraire de ce qu’elle dit, que ce monde est un désastre et qu’il affecte le vrai comme le sens, et comme il n’y a pas de guerre sans crime de guerre, il n’y a pas de régime de silence sans mot pour le recouvrir ?
Cette vie comme le prolongement de la guerre par d’autres moyens : sous le panneau Avenue d’Odessa, quelqu’un a déposé un bouquet qui a fané en deux jours, et que le vent a emporté le troisième jour ; restent des tiges mortes et le regard indifférent des passants près de la station d’essence où ils font la queue.
L’araignée est revenue : elle m’a cette fois mordue à la base de l’indexe ; je sais reconnaître sa piqure, je sais que c’est elle, la même qu’il y a quelques mois, la même douleur aussi, lancinante, lourde et tenace : quelque chose me relie à elle comme à un rêve — ce qui en dehors de moi me définit désormais, m’emporte malgré moi, me blesse et fabrique ce corps par mutilation progressive ; elle a emporté un peu de peau, un peu de sang, un peu de ma douleur — mais où ? Quelque part où je ne suis pas, et cette pensée me suffit pour savoir que ce jour est justifié.
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par la soif
[Journal • 27.03.22]
dimanche 27 mars 2022
Par la soif, on apprend l’eau. Emily Dickinson
Ainsi le voilà, le monde d’après — on sait désormais d’après qui : et d’après quoi, sous quel tapis de quelles bombes s’aménagent avec méthode quels principes et à quelles fins : rien dont la nouveauté pourrait émouvoir, mais malgré tout : le monde d’après ceux-là qui massent de part et d’autres des frontières les conditions de toutes les destructions possibles, on sait aussi au nom de quoi ils le font ; ce monde d’après eux, on le regarde désormais avec les yeux de ceux qui, dans le métro de Kyiv, n’attendent plus que de pouvoir dormir, et ne pas rêver.
Est-ce pour cacher l’ordure que la beauté est faite, ou au contraire pour en dévoiler la nature, profonde et abjecte, pour soulever à soi l’ignoble — lecture de quelques vers d’un motet de Guillaume de Machaut
pour trouver le contraire de la consolation, mais comme devant les textes de Genet, ou face à toute l’horreur du monde : se mettre à chercher désespérément le désir de lui faire horreur : décidément, si la beauté est faite, ce n’est pas pour cacher l’ordure, mais la désigner.
Le lien entre amour et désespoir n’existe pas si on ne renonce pas, avant tout, à l’espérance : lire Émily Dickinson le soir très tard fait cela, et vers à vers, peu à peu, on fait l’apprentissage terrible d’une vérité simple et nue : non, on ne vit jamais après, ni avant, mais pendant — pendant les bombardements, pendant qu’on en est préservé ; pendant les cris et le silence qui suit, ou qui ignore les cris, pendant que l’abeille vole et cherche sa proie, pendant qu’on meurt quelque part et qu’on ne saura jamais les noms, pendant la fin, pendant ce qui commence toujours, pendant ce qu’on ne sait pas qui a lieu aussi au nom de ce qui n’aura jamais lieu.
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se souvenir de ce qui reste à faire
[Journal • 18.03.22]
vendredi 18 mars 2022
Seule est féconde la ressouvenance,
qui est aussi souvenir de ce qui reste à faire.Ernest Bloch
Il y aurait tant à faire et d’abord : tant à ne pas faire : à refuser ; la force de ne pas acquiescer au temps, de refuser de consentir à ce qu’on fait de nous — tant —, cette force nous manque quand le soir, la journée traversée, on mesure dans notre corps ce qui reste en nous, et il reste seulement assez de quoi s’allonger et rêver fermement les vies qu’on ne vivra pas : cette force de refus pourtant importe plus que cette vie (la vie réelle), refuser les chantages propres à l’époque ; le ciel quand il tombe n’a pas d’élégance, seulement la dignité de ne pas poursuivre, mais ce n’est jamais de renoncer, et sa chute est encore une manière d’agir dans les heures pour les creuser au-delà d’elles-mêmes : le ciel, quand il cesse, laisse sur lui une autre peau qui est sa manière de refuser le jour et de se promettre.
Pas de guerre entre les peuples, pas de paix entre les classes : qui dira la seule vérité de ces jours, personne évidemment, la seule pourtant qui dirait quelque chose de clair et de juste, personne d’autre que ceux qui le disent depuis bien avant les premiers coups de feu, et qui le diront après, dans le silence qui les suivront, tandis que les corps en charpie sur les champs de bataille ne réclameront plus grâce, ni rien, et qu’une autre guerre se préparera ailleurs.
L’Histoire, dont on se saisit au moment du danger (c’est toujours le moment du danger, à chaque instant, pour chaque génération, depuis le premier os jeté sur le premier crâne venu), est un drap défait : on devine bien que d’autres avant nous s’y sont vautrés, ont accompli l’abominable ou la pure beauté, on s’y couche dans l’espoir de n’être pas salis par les premiers, et d’être rejoints par les seconds, qui sont déjà si loin ; on ferme les yeux : la nuit vient : avec elle les armées et les poètes qui les chantent comme des traitres, et les traitres qui ne chantent rien, mais cherchent les passages vers l’ouest, les langues inconnues, perdues, les forces : les voici, on s’y agrippe, on s’arme nous aussi, on se souvient : on va se lever, ce sera le milieu de la nuit, le beau milieu de la nuit, nous serons seuls dans la ville, il ne faudra pas pleurer, il faudra s’habiller, et chercher quelque part un endroit où loger, ô, toute la beauté du monde qui fera honte définitivement à tous les vivants, et honneur à tous les morts.
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on ne saura plus bien ce qu’a pu être la folie
[Journal • 13.03.22]
dimanche 13 mars 2022
Peut-être un jour, on ne saura pas plus bien ce qu’a pu être la folie. Sa figure se sera refermée sur elle-même, ne permettant plus de déchiffrer les traces qu’elle aura laissées. C’est traces elle-mêmes seront-elles autre chose, pour un regard ignorant, que de simples marques noires ?
Michel Foucault, La Folie, l’absence d’œuvre
La pluie chaque minute aujourd’hui tend dehors un rythme d’inconsolé, irrégulièrement battue depuis si haut comme le sentiment d’une longue perte, d’une fatigue plus grande encore — elle lance sans effort les pensées lourdes et lentes, lâchement tristes. Elle relie aussi au grand dehors des choses mortes : elle dit qu’on est à l’abri, ici, d’elle et de tout ce qui s’effondre du ciel, qu’on est préservé ; n’en tirer aucune gloire, aucune honte : établir seulement ce constat fragile, et qui n’offre aucun recours — il y a d’autres terres sous le même ciel où ce qui tombe ne laisse de répit à aucune pensée pour rien d’autre que pour des cris, et vite s’enfuir.
Quelques phrases lues, arrachées même, à cette œuvre de Foucault que j’ignorais — La Folie, l’absence d’œuvre raconte ce qu’il en sera de nous, plus tard, quand fatalement la folie aura disparu : non pas qu’elle se sera éteinte, mais qu’elle ne sera pas tenue pour différente d’un acte de raison — ou plutôt, que la folie aura débordé sur la raison : « Artaud appartiendra au sol de notre langage, et non à sa rupture » ; je ne sais les conséquences qu’il en tire, je n’ai pu lire que les quelques premières pages tandis que le monde autour venait les percuter et donnait à l’hypothèse des accents de prophéties terribles, au moment où l’on bombarde des maternités pour des raisons tout aussi folles qu’implacablement logiques du point de vue de celui qui jette les ordres et qui pourrait lancer tout le reste, tant qu’il y est.
La pluie qui tombe dans la mer a-t-elle atteint son but ? — et les enfants, sous l’averse, qui la boivent, aussi ? — et nous, courant pour l’éviter, et échouant, mais esquivant bel et bien telles ou telles gouttes : que faisons-nous ? — le vent ne tombe que pour constater ce qu’il a fait et pour se relever plus tard, plus féroce, plus indifférent encore si c’était possible, plus proche de nous, je ne sais pas — je me souviens de cette image prise, la semaine dernière, au cours de cette marche dans les calanques, la grotte ne laissait pas le temps durer de la même manière qu’au dehors ; observer le ciel, depuis ce dedans humide et dense, semblait dès lors relever d’une magie perdue ; on y sentait le poids insoutenable d’être loin du monde et de ses malheurs, et d’en être, pour cela même, plus terriblement proche.
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la solution du problème de la vie
[Journal • 11.03.22]
vendredi 11 mars 2022
11 mars 2022
« La solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème. » Wittgenstein, Tractacus logico-philosophicus
On perd vite l’habitude des départs, des villes de passage et de leurs hôtels où le sommeil vient toujours trop tard : quelques jours à Toulouse, y entendre parler de la voie négative de la mystique, tâcher aussi de dire ce qu’il en est, pour soi, de ce qu’on retranche pour mieux arracher, et par-dessus ou à travers, encore et toujours essayer de traquer les armes sensibles capables de lever quelque chose en soi : et finalement, j’aurais surtout pris des photos de ponts, autant dire des reflets en perspectives fuyantes, images saisies au vol tandis que je courais, faisant rouler la ville sous moi, les yeux sur le téléphone pour savoir où j’allais et comment rentrer : le train ne se pose pas tant de questions ; sur la vitre, dehors, le monde s’efface sans pudeur.
J’aurais aussi beaucoup lu le Tractacus : c’est faux, on ne peut pas le lire, on regarde les phrases, on en parcourt les beautés sans fard, on ne peut les entendre que comme des fragments d’un poème, ou alors il ne reste que la drôlerie de surface (« les faits appartiennent tous au problème à résoudre, non pas à la solution »), au tragique de la banalité (« Ainsi dans la mort, le monde n’est pas changé, il cesse »), à la beauté des évidences (« Notre vie n’a pas de fin, comme notre champ de vision est sans frontière »), à l’indécence de la pensée nue (« Le monde l’homme heureux est un autre monde que celui de l’homme malheureux ») — reste ce qui reste, par exemple dans les mots lâchés par cet historien de l’art, lors de ces journées de colloque (mot qui rassemble en lui-même, le tragique et la banalité, de sorte qu’il est impossible à prendre au sérieux si on ne perçoit pas aussi son comique) : « Les choses impossibles à dire sont aussi les plus intéressantes », et puis l’historien de l’art a continué de parler.
Dans le train maintenant, la terre redevenue ce paysage défilant à trois cents kilomètres à l’heure, indifférent, je lirai les journaux, en consultant une carte de l’Ukraine, lisant le nom des villes, mesurant combien le monde se rétrécit encore, et encore, écoutant les informations, cherchant à savoir autant que possible ce qui se passe, être saisi de honte de le chercher, sachant aussi d’évidence que la honte me saisirait d’autant plus si je ne le cherchais pas, alors songeant une dernière fois à Wittgenstein, lisant la dernière phrase du bel ouvrage : Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.
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l’eau des fontaines qui coulent en Ukraine
[Journal • 06.03.22]
dimanche 6 mars 2022
Pourvu que le chant nous revienne,
Mon père, mort si jeune à la guerre,
Et l’eau des fontaines qui coulent en Ukraine
Altère notre soif dans les terres étrangères.Borys Oliïnyk, « L’Écho »
Des phrases comme Les combats font rage à Tchernobyl, ou La ville de Marioupol n’existe plus sont prononcées et tombent sur nos écrans pour écrire notre histoire, et plus tard, ou avant, l’expression tapis de bombes est lâchée ; nous apprenons des mots nouveaux : thermobariques, Iskander ; bientôt le la réalité est recouverte sous le terme de sous-munition : nous ne cherchions plus à savoir de quoi nous étions contemporains, et voilà que se déclenche de nouveau le passé avec armes et fracas et cette fois documenté en temps réel, nous de l’autre côté de l’écran et de la frontière, à bout portant — rien que la banalité martiale, la course au pire, fuite en avant qui se dessine déjà dans l’engrenage des alliances : nous sommes sans mémoire, et c’est pourtant avec elle qu’ils font la guerre, les nostalgies rances d’empires qui n’avaient disparu que sur les cartes.
L’avenue d’Odessa est tout près d’ici, je la saluais le soir sans le savoir, elle levait le signe d’une appartenance à ce qui déchire les frontières, raconte une Histoire qui n’était qu’à venir : le mot d’Odessa dressé ici comme une autre sépulture, ou comme dans les mausolées, le cartouche qui reste quand les armes n’ont plus de munition — le soleil se couche sur l’avenue d’Odessa chaque fois que la mer appelle à elle un autre soir ; il se lève sur Kyiv quelques heures avant ici, comme pour nous prévenir.
Ils disent qu’ils sont un million et demi à être sur les routes. Ils disent que Kyiv tient. Qu’Odessa ne tombera qu’après Zaporojia. Qu’à Moscou, déposer une fleur sur le sol est passible de prison. Ils disent qu’on est préservé. Qu’il faut voter pour eux. Ils cherchent les slogans. Borys Oliïnyk est mort en 2017 à Kyiv. À la fin de L’Écho, il écrivait simplement
La paix, frères,
Elle vit de notre sang, frères,
Et tout notre monde
Vit de votre sagesse,
Mes frères.
[1] Je n’oublierai ce que je dois à ce mot, à celui qui l’a nommé pour moi.