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Michel Slomka | Sinjar, Naissance des fantômes
dimanche 1er octobre 2017
Exposition du 13 septembre au 30 octobre 2018 à Paris, Mairie du IVe, dans le cadre de la Biennale des photographes du monde arabe.
L’exposition est issue d’un livre publié aux éditions Charlotte Sometimes.— site de Michel Slomka
— page du livre
[/Habiter un lieu et le hanter sont, au fond, deux modalités d’existence très proches.
Michel Slomka/]
Je ne connaissais pas le nom de Sinjar : on le croit d’abord imaginaire, nom d’un peuple lointain, ou d’une terre de littérature : un nom au plus loin de notre histoire. On apprendra que c’est le contraire : que c’est là, ici, parmi nous, un nom qui nomme notre histoire, qui pourrait la dire mieux qu’aucun autre, disant le nom d’une terre où un peuple est à nul autre pareil, vivant, malgré tout. On entre, on voit ce nom de Sinjar et on regarde les photographies des massifs et du ciel. Et puis, soudain, une image renverse tout ; soudain, elle pose un nom et un visage sur le nom de Sinjar et brutalement hante tout ce qui l’approche, hante et hantera le souvenir attaché à ce nom, à ce visage.
On ne voit d’abord pas cette image quand on entre. Il faut avancer, s’habituer à l’obscurité de la salle, regarder les premières photographies : celle des massifs et du ciel, de la terre, de la ville ; puis se retourner : soudain elle fait face à soi, et c’est elle qui nous regarde : alors c’est nous qui faisons face à elle. Des vêtements sur le sol – dans le sol même, étoffes qui affleurent. Un pantalon, une écharpe peut-être. Des couleurs seulement, bleues et rouges, trahissent le tissu. On s’approche : mêlé à la poussière, le vêtement paraît peu à peu dessiner un mouvement ; on rêve – c’est une silhouette, un corps. Et comme on reste longtemps devant l’image qui ne nous lâche pas, l’évidence s’impose bientôt de voir un corps, des bras et des jambes, et plus terriblement un visage d’enfant terrifié dans la poussière.
On se trompe évidemment : ce n’est que de la poussière et des vêtements abandonnés. L’image reste pourtant, sa terreur qui persiste, insiste.
C’est une image de cette histoire : une image de pure terreur d’une histoire perdue, une image qui relève les morts et leur donne un visage – là même où le visage manque, confondu dans la poussière. C’est une image impossible d’une histoire ignorée. C’est le trajet même que ces images ont frayé jusqu’à nous.
Michel Slomka s’est rendu à quatre reprises dans cette région du monde qui est une brèche : à la lisière de l’Irak, de la Syrie, et de la Turquie s’étend une zone qui est une pure frontière, celle qui délimite des pays qui n’existent plus, ou pas encore – ici les Kurdes se battent aussi et se déchirent entre eux. Il semblerait que le monde entier s’affronte là – guerre civile de tous les peuples.
Un peuple justement vit ici, dans ce précipice de l’histoire, depuis des siècles, et depuis des siècles voit s’abattre sur lui toutes les guerres.
Au pied du Sinjar, les Yézidis suivent les rites d’une religion impossible aux yeux des peuples voisins, peut-être parce qu’elle est le syncrétisme de tous les monothéismes qui voudrait les réconcilier. Dans ce carrefour des Orients, ils vénèrent un dieu Paon, prient contre les arbres au pied desquels ils nouent les étoffes, et dans les nœuds déposent les paroles magiques, se transmettent la mémoire des morts, des vivants, se tatouent les avant-bras en souvenir des disparus, célèbre l’année nouvelle en avril le jour où ils chantent leurs défunts pour lesquels ils brûlent des mèches d’huile qui disent le retour de la lumière et des récoltes, de la vie peut-être, enfin, de nouveau.
Michel Slomka a trouvé, dans le sanctuaire de Lalish qui n’est plus qu’une ruine, une feuille morte : il s’est penché sur elle et en a ramené l’image, l’image infiniment digne de ce qui est mort, là-bas, d’un peuple, de sa mémoire, de ses dieux et de ses secrets.
Le photographe n’a pas seulement rapporté avec lui des images : mais cette mémoire qu’ici on ignore. L’exposition – et le livre magnifique aujourd’hui publié à partir de ce travail – raconte toute une histoire perdue : ils en témoignent comme d’une perte et comme une survivance.
La première image qu’on rencontre quand on entre ici est une carte : puisqu’un peuple relève d’une terre, qu’avec elle il se confond souvent – que là sont ses morts, que sur elle dansent ses vivants. La carte qui ouvre l’exposition est peuplé de noms : déjà dans le carrefour qu’elle dessine se lit sa chance et sa malédiction. Sinjar est au centre, un nœud sur lequel ont fait moins des prières que des guerres.
Ce qu’on voit ensuite, c’est la terre : la terre en chair et en os. Les images de Michel Slomka prennent soin de la montrer parce que cette terre est désormais ce qui reste des hommes. Il faut deviner que dans la couleur de la pierre se cache des murs qui ont pris cette teinte de poussière, de désert. Le travail de Michel Slomka tire sa puissance de se tenir à distance et tout près : de poser sur le dehors de l’histoire déjà le regard de celui qui voudrait comprendre, témoigner. Dès les premières images, on le perçoit : la terre et la ville, déjà combien la couleur de l’une recouvre l’autre.
L’exposition raconte l’histoire d’un regard : on pénètre peu à peu dans la ville. On s’approche, oui, comme le photographe, de l’Histoire : images après images, on aborde la réalité et sa terreur muette, vide, dépeuplée. Car la ville est sans hommes, mais répandue au milieu d’elle-même, pierres éparpillés, maisons effondrées, éventrées. Dans le monochrome beige de la poussière et des pierres, des touches de couleur rappellent le ciel : ici du bleu. Du rouge là. Des vêtements. Quelques traces que les hommes ont laissées et qui sont les hommes mêmes, le signe de leur présence et de leur disparition.
On réalise qu’on est après : après la ruine, la destruction. Michel Slomka est photographe, pas historien. Ce qu’il raconte est un trajet. On est avec lui. On est dans les ruines sans qu’on ne sache rien. On est après, mais après quoi ? On se retourne pour suivre le fil.
Le fil est rompu. Des images de poussière encore tapissés de vêtements. Dans leur fuite, les Yézidis ont laissé derrière eux ces étoffes. Surgit ce corps soudain, ce visage : celui qui nous fait face, qui nous regardait tandis qu’on regardait sans rien comprendre les massifs et les ruines.
Il faut revenir en arrière et reprendre le fil de l’histoire. La dignité du photographe est là : l’histoire vient après, comme lui est venu après – on est toujours après la catastrophe.
L’histoire, donc : après mille persécutions, mille destructions, mille tentatives féroces d’acculturations, les Yézidis sont à Sinjar au début des années 1980 et continuent malgré tout et malgré l’histoire de vénérer leur dieu Paon et de nouer les tissus au pied des arbres, de croire leur croyance et de les transmettre. Concentrés dans des villages collectifs sous le pouvoir du régime Baas, ils vivent dans une paix relative grâce à l’indifférence qu’on leur voue. En 2003, la chute de Sadam Hussein les rend de nouveau vulnérables : et de nouveau des massacres s’annoncent. Les islamistes radicaux les jugent adorateurs du diable. Alors quand le groupe État Islamique veut fonder leur Califat, c’est vers les monts du Sinjar qu’ils lancent d’abord leurs pickups : c’est là d’abord qu’ils massacrent. Le 3 août 2014, les drapeaux noirs sont en vue : au matin, les Yézidis fuient : sans prendre le temps, on abandonne tout, les temples et les maisons, les vêtements qui parsèmeront les routes pour dessiner dans la poussières les gestes étranges de terreur et les visages ; tous courent prendre la route des montagnes. C’est trop tard. Peu gagneront les sommets. Les soldats du Califat seront bientôt là : ils exigeront qu’ils mettent genoux à terre pour renier leur croyance. Ils s’empareront des enfants qui deviendront Lionceaux du Califat : combattants martyrs ; ils prendront les femmes aussi, évidemment ; et les hommes, ils les éloigneront un peu de la route, et les exécuteront sans mot.
Pendant trois ans ensuite, le Sinjar sera le théâtre des combats : ici passent les routes ver la Syrie et l’Irak : les Kurdes se battront mètres après mètres pour reprendre la ville au prix de sa destruction. A partir de l’été 2015, les bombardements sont intenses. Quand le jour se lève, le 13 novembre 2015, il ne reste plus rien de la ville sacrée de Sinjar. Mais il faudra attendre août 2017 pour que ces ruines soient libérées.
Accompagné d’un ami cinéaste, Alexandre Liebert – qui rapportera le film Greetings from Sinjar dont on verra un extrait à la fin de l’exposition : terrible plan séquence qui longe les ruines de la ville comme on passe devant l’Histoire, comme on tâche de la traverser sans s’y confondre, sans faire de notre regard un sacrilège de plus : pudeur et beauté du regard, dignité du geste [1] –, Michel Slomka s’est rendu au pied du mont Sinjar et a visité les camps où sont les rescapés. Il a parlé aux femmes violées et aux hommes qui cherchent encore leurs fils. Il a recueilli leurs paroles et leurs visages et les a accompagnés dans leur vie après la mort. Il dit :
« Les victimes continuent de ressentir le viol de leur pudeur et de leur intégrité de manière extrêmement aiguë, paralysante. Elles doivent donc inverser leur état présent : redevenir agissantes et reconstruire l’espace intime, personnel, inviolable de leur intériorité. La parole est l’outil qui va permettre cela, en retissant le voile de la pudeur entre elles et le monde, entre elles et les autres. […] Ce n’est pas l’agression qui m’intéresse, mais la manière dont elles vivent avec et la conjurent. »
Dans le livre, il faut lire ces témoignages : ces hommes et ses femmes qui ont tout perdu, et qui vivent avec cette perte désormais – avec les images de leurs enfants, les dernières reçues (en tenue de combat, ou prêts à être livrer en martyrs, en esclavage) ; celles qu’on trouve sur des réseaux sociaux : images sans visage. Dans le livre, ces témoignages sont l’autre portrait de ces vies. Quand Michel Slomka prend ces corps en photo, les regards traversent, sont à côté, débordent le cadre, excèdent notre propre regard qui les regarde.
Conjuration. Si le travail de Michel Slomka est conjuratoire, c’est justement parce qu’ils donnent des armes pour affronter de nouveau le passé dans la mesure où il sera un présent possible. Image déchirante de jeunes filles dansant sur la terre au pied des massifs : comme si cela pouvait continuer, en dépit du passé, en dépit du présent réduit aux camps de réfugiés, en dépit d’un avenir livré aux prochaines guerres, aux prochains massacres ?
La beauté des images conjure aussi. Qu’il pourrait être dangereux le piège de la beauté quand on pourrait peut-être s’en tenir aux faits et aux chiffres, au nombre de morts : mais les chiffres précisément ne disent qu’eux mêmes, et s’ajoutent aux autres – ils ne regardent pauvrement que la communauté internationale, ils ne nous regardent pas, nous, dans les yeux. La précision de ce travail est aussi essentielle dans sa matière : beauté des images, oui, terrible et puissante, mais qui n’est pas la surface de ce qu’elles racontent : au contraire, qui est leur profondeur : qui dit combien la terreur nous regarde, qu’on la regarde incessamment parce qu’elle a quelque chose à voir avec nous : parce que nous habitons cette histoire qui danse autour de nous.
Vivre une terre et la hanter : si les morts hantent le Sinjar, ces vivants nous hantent aussi. Nous vivons au même présent qu’eux : et ce présent tient à la couleur de la terre et aux regards adressés, il ne tient pas aux nouvelles qu’on lit dans les journaux, mais aux corps qui traverse des jours pour leur survivre, et laissent derrière eux des vêtements comme des signes, des prières comme des reliques.
Des images qui ne sont pas seulement des images : des traces plutôt, qu’un photographe, dans ce précipice de l’Histoire, a recueillies, traversées lui-même, et levées pour eux et pour nous. Des nœuds faits pour nous contre l’oubli : des tatouages sur la peau de l’histoire avec le nom des morts qui disent que cette mémoire qui n’est pas la nôtre devient notre souvenir. Images qui disent la vie après la mort, et en cela elles tiennent du miracle. Miraculeux travail d’aller aux plus près de la catastrophe pour dire qu’elle n’aura pas le dernier mot : visages de jeunes filles [2] et de mères en regard des visages déposés dans la poussière.
Désormais, on sait le nom de Sinjar et la silhouette de ces fantômes qui nous peuplent.