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Apichatpong Weerasethakul | Oncle Boonmee
samedi 4 septembre 2010
(Notes sur le film Oncle Boonmee, celui qui se souvenait de ses vies antérieures, de Apichatpong Weerasethakul —
pour une critique, ou un résumé, voir ailleurs, ici, là ou là.)
Présentation du film par la presse :
Les apparitions magiques de sa femme défunte et de son fils disparu depuis des années confirment à Oncle Boonmee que sa fin est proche. Dans son domaine apicole, entouré des siens, il se souvient alors de ses vies antérieures. Accompagné de sa famille, il traverse la jungle jusqu’à une grotte au sommet d’une colline, lieu de naissance de sa première vie. De cette première vie, Oncle Boonmee ne se souvient de rien, s’il était animal ou végétal, homme ou femme ; mais il sait à présent qu’il est prêt à aborder la mort avec apaisement.
Aux premiers plans du film, un buffle, silhouette détachée dans le noir, tire sur la corde qui le maintient prisonnier, et s’enfuit, de gauche à droite sur l’écran, au plus vite qu’il le peut — c’est-à-dire, si lentement, tirant tout son poids et sa force de buffle errant —, et s’enfonce dans la forêt, où il s’allonge et attend. Reste là jusqu’à ce qu’un homme le retrouve et s’approche de lui, saisit de nouveau la bride et l’emmène. Et le film commence.
Dans la puissance âpre de ces premiers instants, une initiation au récit : l’apprentissage de la liberté, l’arrachement à une certaine servitude, l’effort de déployer pour soi le monde, et le retour nécessaire, non plus comme l’échec de cette liberté, mais toute formée par elle. Une manière de montrer comment le film va se bâtir, comment on va malgré nous le regarder.
Si le film de A. Weerasethakul (le nom du cinéaste lui-même, pour nous pauvres occidentaux incapables de l’articuler, est une splendeur : une image sonore du film en lui-même) est si beau, c’est dans cette manière de construire un monde en même temps que ses lois, sans jamais que les unes surgissent avant l’autre, l’expliquent ou le justifient. Apprentissage d’une liberté éprouvée dans l’espace et le temps, d’une liberté consentie au risque même de sa fin. En ce sens, ces premiers plans du film tracent l’ensemble du parcours du récit [1] sans en épuiser son énigme ni dévoiler sa richesse.
La beauté du film tient aussi à l’espace dilatée (comme tous les grands films : l’épaisseur qu’il constitue) : mémoire, paysage, texture — et avant tout : mémoire cinématographique, paysage visuel, texture du plan. Beaucoup l’ont remarqué, Oncle Boonmee est en effet un grand film sur le cinéma — non pas dans le sens que l’on croit, référentiel (même s’il est, à bien des égards, peuplé par des films, le réalisateur l’avoue volontiers), mais plus justement parce qu’il est tout entier engagé dans une lutte avec sa forme, travaillant sa grammaire cinéma avec risque, avec confiance, avec une certaine joie aussi.
C’est comme si ce film racontait la naissance et la mort de tous les films : l’Oncle Boonmee, au seuil de son existence, se souvient de ses vies antérieures — mais les récits qui nous sont présentés ne le sont jamais en tant que vies antérieures, mais seulement déroulés dans la coupe claire avec le récit principal, de sorte qu’on ignore ce qui tient du tel récit principal de ses arrières-mondes, comme on ne saura qui du buffle ou de l’homme (ou de la forêt elle-même) Boonmee est la réincarnation, et qui de la princesse mélancolique ou du poisson-chat magique, ou de l’esclave amoureux (ou de l’eau dans laquelle les reflets changent), Oncle Boonmee est l’ultime descendant. Tout cela à la fois, peut-être ; et plus sûrement : dans le fait même de se les raconter, dans l’espace du récit imaginaire — ce dont Boonmee est le dépositaire, c’est de tous ces films dans le film qui le traversent et le modèlent peu à peu (et le tuent).
Le cinéaste confie, dans un entretien aux Cahiers du Cinéma, qu’il a construit le film en séquence obéissant au rythme des bobines de vingt minutes servant à la projection du film — et sans doute alors, au moment des productions numériques et 3D, Oncle Boonmee pourrait bien être le dernier film tourné et projeté en pellicule. Prenant pour force les contraintes formelles de temps, tirant partie des conditions matérielles et restreintes de son format pour en construire sa structure, le film s’établit par la seule évidence d’une langue qu’on ne parlera bientôt plus. C’est peut-être précisément parce que ce cinéma-là est en train de mourir qu’il est capable de naître.
Oncle Boonmee aussi est en train de mourir — il est naturellement visité par les morts qui le peuplent. Sa femme, disparue il y a dix neuf ans, s’invite au repas : elle est aussi belle qu’à sa mort, n’a pas vieilli et c’est ce qui intrigue le plus Boonmee ; la mort ne fige pas seulement le souvenir, il en éternise sa beauté parce que contrairement à la vie, la mort n’altère pas la vie. À chaque plan du film, il y aurait ainsi comme une lutte cruelle et perdue d’avance : chaque seconde fixe une beauté du monde dans sa perte, perte qu’elle fait durer ainsi, par l’oubli qu’elle fabrique à mesure que la perte produit littéralement le film.
Vient également lui rendre visite son fils disparu : pris de passion pour la photographie (l’art de la mise à mort du réel par son appréhension ; ponction du temps à la succession imposée de la vie), il s’est perdu à la recherche d’une espèce animale qui l’a fascinée — des singes volants, hauts comme des hommes, aux yeux rouges, insondables. Pour s’être lié avec l’un de ces singes, il est devenu des leurs. Un singe-fantôme dont l’apparition ne fait pas violence au mystère du film — dont l’étrangeté épouse plus sûrement l’évidence qu’il déploie. Ici, chaque chose est à sa place parce que le monde qui se dresse devant nous n’est pas fabriqué de l’extérieur, s’élabore plutôt peu à peu dans ses propres matières.
Dans une autre séquence (ou bobine), somptueux récit dans le récit, une princesse, s’estimant trop laide, incapable de voir son reflet dans les eaux d’un lac, refusant l’amour d’un de ses esclaves, s’accouple avec un poisson-chat — à l’animisme avoué du propos s’ajoute comme une d’étrangeté au carré : cette sorte de douleur, pour nous européens, d’ignorer la syntaxe de ces légendes dont on devine qu’elle plonge profondément ses racines dans les fables d’un peuple [2].
Dans ce film thaïlandais, rien ne fait couleur locale, mais tout est contemporain de son monde et de son espace : la guerre avec les communistes, les migrations rurales, les ouvriers du Laos qui passent illégalement la frontière, le rapport entre vie civile et religieuse — le politique de ce cinéma est moins un arrière-fond qu’une substance qui donne sens à la vie de chaque chose. Qu’on le regarde comme un exotisme inconnaissable et on manquera la part la plus belle de ce film : combien il montre que l’imaginaire n’est pas un monde séparé du réel, mais qu’il est tout pris en lui, qu’il est une autre manière de l’envisager, ou de le dire, ou tout simplement de le vivre, de s’en souvenir comme un futur possible.
Au dernier plan du film, l’un des fils de Oncle Boonmee, devenu moine, observe avec sa tante — de ce regard comme avait son oncle, étonné devant les fantômes comme devant les abeilles, du même étonnement vif devant les choses les plus simples qui sont aussi les plus belles, les plus inaccessibles — son propre corps et celui de sa tante regarder la télévision dans une chambre d’hôtel. Bien sûr, il y a cette leçon un peu convenu du point de vue : qu’à chaque moment, plusieurs regards s’imposent et aucun ne l’emporte. Leçon de cinéma, un peu banal, même si peu s’en souviennent aujourd’hui. Il y a surtout cette manière de sortir du premier plan de la réalité : d’accumuler des strates de plan et de temps, de multiplier les entrées dans le monde. Qu’une seule seconde possède plusieurs secondes en elle-même, et voilà que le réel se trouve fracturé, ne possédant ni entrée ni sortie (ni véritable centre, ni véritable lieu) : c’est qu’en toutes choses il a lieu, il prend lieu d’être et de grandir.
Les vies antérieures de Oncle Boonmee ne lui préexistent pas : elles se forment quand il s’en rappelle, se développant donc en lui, en nous, à mesure qu’il vit et qu’il meurt.
C’est longtemps après la projection du film que m’est revenu ce qui commence avant le premier plan et la séquence du buffle. Sur l’écran noir, bruit de fond de jungle, des mots en thaïlandais sous-titré en anglais (puis sous-titré en français : triple fond de l’étrangeté devant lequel se dresse d’emblée le film à mes yeux), une phrase qui dit quelque chose comme : "juste avant de mourir, je me souviens de mes vies antérieures". [3]
Ce que je n’avais pas saisi mais qui m’avait dans l’instant profondément bouleversé, et qui se détend soudain quand je m’en souviens, c’est cette première personne — je ne crois pas avoir jamais vu de film raconté ainsi, endossé par un je qui s’efface à peine s’était-il imposé. Ce je qu’on endosse alors dans l’instant, qui ne sera pas celui de Oncle Boonmee, ni même le nôtre en propre : mais un je qui deviendrait une septième personne dans le système rigide de l’énonciation — et qui nommerait la relation entre le spectateur et le film, entre la réalité (du présent) et l’imaginaire (toujours passé), une sorte de personne apersonnelle, une figure d’énonciation qui serait celle du cinéma, celle dans laquelle agit sur nous la beauté dilatée d’un temps de deux heures qui durerait toute une vie, la puissance insensée d’un ailleurs qu’on emporterait en sortant dans nos villes pour mieux l’oublier en s’en rappelant.