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Arnaud des Pallières | Michael Kohlhaas
Terreur et douceur du temps injuste
samedi 17 août 2013
Un film réalisé par Arnaud des Pallières
Avec Mads Mikkelsen, Mélusine Mayance, Delphine Chuillot, David Kross, Bruno Ganz, Denis Lavant, Roxane Duran, David Bennent…
Date de sortie : 14 août 2013 (2h 2min)
Résumé
Au XVIème siècle dans les Cévennes, le marchand de chevaux Michael Kohlhaas mène une vie familiale prospère et heureuse. Victime de l’injustice d’un seigneur, cet homme pieux et intègre lève une armée et met le pays à feu et à sang pour rétablir son droit.
Terreur et douceur du temps injuste
[1]
« C’est pour les chevaux que tu fais la guerre ? – Non. »
Le récit, Kleist le prend à l’histoire. XVIe s., un marchand de chevaux, victime d’une injustice, prend les armes, fait régner la terreur pour qu’on l’entende : on l’entend, et on lui donne raison, lui remet les chevaux volés pour le préjudice souffert, puis le roue de coups pour le préjudice donné. 1808. L’Allemagne est ravagée par les troupes qui portaient avec eux pourtant l’espoir des Lumières. Bonaparte est devenu finalement Napoléon. Beethoven raie sa symphonie héroïque qui portait le nom du héros : il n’était qu’un tyran. Kleist écrit Michael Kohlhaas, interroge la justice là où elle devient vengeance, et surtout (sommet de l’œuvre) la rencontre du vengeur avec Luther pose la question métaphysique de la justice personnelle, croise la vengeance avec l’ordre du monde, vieux thèmes que le romantisme teinte de la colère via la quête d’un dieu retiré. Une allégorie pleine de mystères : si Kleist condamne son marchand guerrier – là où règne la justice personnelle, il n’y a pas de justice commune –, Kafka lira ce récit contre lui-même : l’espace de terreur, ce n’est pas Michael K. qui en est maître, mais l’ordre du monde tel qu’il fabrique d’abord l’injustice, puis la répare en commettant l’injustice. Le héros de Kleist, immédiatement après avoir retrouvé ses chevaux, est exécuté : il est exécuté d’avoir retrouvé ses chevaux, ou pour mieux dire : il ne peut retrouver ses chevaux que s’il accepte son exécution. Kafka, admirateur de Michael Kohlhaas, saura lire ce récit parce qu’il habitait le monde insensé qui le réalisait – ainsi a-t-il pu nous permettre de lire ce monde en retour.
« Tous ces gens que tu entraînes dans la guerre, ils savent ce qui les attend ? »
La beauté du film de Arnaud Des Pallières tient d’abord à sa syntaxe : cette métaphysique de la vengeance, ces jeux complexes et féroces entre l’individu et le collectif, la vengeance et la justice, le corps humain meurtri et le corps social abîmé, la solitude et Dieu, il aurait été finalement assez convenu de les exposer. Le cinéma est semble-t-il conçu pour cela, aujourd’hui : la causalité en temporalité, le temps devenu la pensée même de l’explication du récit par lui-même, la dictature du scénario sur lequel repose, semble-t-il aux yeux de beaucoup, la qualité supposée de l’œuvre. Ici rien de tel : ce qui emporte le récit est le faux-raccord, l’ellipse, la coupe dans le plan ou dans l’intrigue, et l’explication retard sur l’action – beauté à couper le souffle, littéralement, de la course de l’enfant dans les bois, le montage parallèle avec la mort de sa mère qui crée une subordination sidérante, évidente, une traversée de plan qui justifie à lui seul le film, sans mot. Ailleurs, c’est le silence sur la plupart des plans qui règne aussi. L’absence radicale des dialogues donne prix au moindre mot : quand les personnages parlent soudain, ce n’est jamais pour dire ce qu’ils font, mais pour rendre présente la parole comme une action qui se produit sur l’écran. Des Pallières évacue de son film toutes les intrigues politiques du récit de Kleist pour travailler l’incarnation du politique en corps. Le corps politique de la princesse, son visage blanc, sa voix de cour, ses sourires implacables ; le corps politique des gardes en armes qui dans la brume, sortis du rêve, s’avancent auprès des corps endormis du rebelle et de sa jeune fille. Sur tout le film domine cette déliaison de l’action sur son explication : quand elle se produit, à l’image, c’est toujours d’évidence ou d’énigme, et par contamination l’une devient l’autre, la seconde se teinte de la première ; et le temps impose son propre événement. Ce qu’on regarde dès lors, ce n’est pas le récit du récit tel qu’il se fait pour nous, mais le jeu du récit avec son attente qui se précipite toujours au-devant de lui. D’où cette lenteur manifeste et cet emportement à la fois qui règlent le rythme impressionnant du film. D’où cette qualité de présence fascinante de chaque plan, qu’on dirait documentaire [2] et qui est l’envers précisément de la reconstitution ou de l’archive (on parle ici la langue d’aujourd’hui). Présence documentaire au sens où une relation se fait entre le surgissement des corps et le temps occupé par ces corps à l’image, librement consenti à l’intrigue devenue l’enveloppe de temps où se dilate le récit.
« Ma femme et ma fille, que j’aime plus que tout au monde ».
L’orgueil de Michael Kohlhaas est sa pureté. Marchand de chevaux pur, il vend ses plus beaux étalons au lieu de les garder pour lui ; homme pur, il choisit une femme et l’aime ; homme de guerre pur, il refuse les pillages et pend ses meilleurs hommes quand ils s’y livrent ; homme de pure foi, il croit les traités de paix sans voir qu’ils cachent un acte de condamnation.
Homme pur, de grande solitude donc – l’immense intuition du film, c’est d’avoir choisi un acteur qui ne parle pas la langue : l’accent de Mads Mikkelsen l’isole et l’élève [3]. Dans sa bouche, la parole est empêchée et en même temps récitée, donnant l’impression toujours si puissante au cinéma d’une voix traversant un corps étranger. C’est quand il fait de l’altérité une incarnation que le cinéma paraît encore possible et nécessaire. Depuis Pasolini, on a appris à voir (et entendre) dans cette voix étrangère parlée par le corps singulier, la force immanente du sacré quand il s’incarne. L’impureté de ce personnage tient tout entier là, une étrangeté qui le tisse dans la chair du film. Elle produit immédiatement un pas de côté par rapport au récit de Kleist, puisqu’elle impose au cinéaste d’ancrer son film en France et de faire de ce marchand un double étranger, à la fois Allemand dans le royaume de France, et protestant dans une terre catholique. Métissage politique, culturel, et religieux qui creuse le mystère de sa trajectoire (et l’emplit de fantasme : ne serait-ce pas par amour qu’il est venu ici ? Métissage érotique) – sa pureté est son impureté radicale. Ainsi, ce qui le perd, dans sa quête de pureté, est moins la pureté que l’incapacité de cet homme à réaliser qu’elle est absente chez les autres. Le fanatisme absolu, radical, sauverait le monde si le monde n’était pas l’envers de l’absolu et du radical, mais sa nuance de combinaisons politiques, d’arrangements avec le réel, c’est-à-dire, ici, avec dieu.
« On a oublié Dieu dans cette histoire ».
Présence de Denis Lavant en Luther, immense. Le Pasteur (que Kleist construit en croisant Luther, Calvin avec Mélanchton) donne une leçon de pragmatisme politique en même temps qu’une puissante explication théologique de l’ordre du monde. Transiger avec les forces qui nous dépassent — le commerce, l’amour, le pouvoir —, Michael K. ne le peut pas. Et Luther en refusant la confession de ce pécheur qui a cru remettre d’aplomb le juste et le légal (ici est son péché), refuse doublement de le sauver, en ce monde et dans l’autre. Là où le film tire sa puissance, c’est de porter ce discours de la pureté justement dans le contre-champ théologique, toujours invisible, mais jamais absent. Et de faire de la pureté le visage infiniment doux de la terreur.
« Je vous ai laissé deux bêtes magnifiques, nourris, lavés… »
Corps sensible du film, chair à vif, sensualité de chaque seconde [4]. Film qui prend appui sur le vent pour se laisser voir (non pas le vent lui-même, le vent on ne le voit jamais : mais la traine des nuages sur la plaine poussés par le vent – car on ne perçoit jamais que l’effet de la force, non la force elle-même : ainsi est la puissance plastique du film). Surexposition sonore : le bruit des mouches (et par contiguïté étrange, métonymie sensible, dans le bruit des mouches, en moi la présence immédiate de la mort sur chaque plan). La blessure des chevaux : on n’a jamais vu jusqu’à présent de telles plaies ouvertes sur des bêtes. En chaque plan, la chair qui respire. Plan sublime, interminable (inutile dans l’intrigue) de la naissance d’un poulain : respiration rauque, ample, de la jument, qui va s’étendre. Michael K. vient ensuite se placer en arrière de la bête, l’aide à tirer de son flanc le jeune corps qui va naître, et le sang ensuite, qu’il essuie avec la paille. Quelques plans plus tard, c’est le corps de la femme, Judith, qu’il va panser : couvert de blessure, crachant du sang : on ne filme pas différemment la naissance d’une bête et la mort d’une femme. On laisse le plan traîner sur les blessures, et venir à l’image les respirations qui sont le rythme du temps. De la naissance à la mort, c’est une même chair qui se donne à respirer, monte à la présence, qu’importe qu’elle naisse ou meurt, tant qu’elle advient [5].
De même pour les feuilles des arbres, la mousse des collines, la boue, la pierre des murs, l’odeur d’une pomme qui porte avec elle l’utopie d’un chez-soi perdu. L’autre sensation physique du film, c’est l’impression qu’il a été tourné dans la couleur de fin de journée, à l’automne. Ce moment où dans les Cévennes la terre a la couleur des hommes, des chevaux, des cheveux – là où tout se mélange (monochromie intense, sans nuance, étale, du tout premier plan), et les corps dressés sur cette terre donne l’impression d’émerger d’elle, de l’incarner.
« Pardonne moi Lisbeth »
(j’écris Lisbeth parce que c’est ainsi que j’ai entendu son nom dit par son père). L’ajout merveilleux de Des Pallières : Michael K. a une fille. Ouverture du champ. Dans le récit de Kleist, la mort de l’épouse n’offre que la possibilité de la vengeance totale – l’existence défaite, sans rien à perdre, tout détruire puisqu’il ne reste plus rien. Ici, avec une jeune fille, le guerrier ne peut agir dépouillé d’arrière-monde, il est pourvu d’une conscience. Pourtant ce n’est pas tout à fait ce rôle que joue la jeune fille (celui qui pourrait faire entendre raison au guerrier, lui donner une responsabilité morale (abjectement morale) de continuer la vie, de redevenir marchand et vendre les bêtes à la foire…) – non. Sur lui pèsera désormais le regard du jugement, que ne peuvent avoir ni ses hommes (obéissants), ni le jeune pasteur (ami et compatriote), ni Luther (la voix d’un Dieu qui exige l’humiliation en guise de reconnaissance). La jeune fille pose sur lui le jugement qui n’appelle aucune discussion parce qu’il ne remet pas en cause l’amour ou le lien qui les unit, mais se donne en raison même de cet amour et de ce lien. Ce jugement, au-delà du licite ou de l’illicite, rend responsable son père non de ses actes, mais de l’ordre du monde : ce n’est pas la même chose. D’abord de compassion, puis d’interrogation, ce regard sera celui, plus redoutable encore que le bourreau, et plus légitime aussi, de la colère. Regard de la jeune fille sur lui, ou quand il la saisit, après l’enterrement, regard sur nous, oui, de la colère. (Un regard face caméra est toujours, pour être soutenable, teinté de colère depuis Monika).
« c’est quoi cette barrière ? Privilège accordé par la princesse au jeune Baron ».
Dans le récit de Kleist, évidemment, la profondeur du questionnement politique est grande : au sein d’un monde qui bascule, entre la féodalité et le pouvoir centralisé, demeurent des tentatives de faire durer l’ordre ancien, anachronique. Le Marchand croit à l’ordre neuf, celui de la loi donnée, de l’administration qui administre. Mais le monde est en retard sur lui-même. Si le Marchand a le droit positif pour lui (la barrière n’aurait pas dû être posée là car la Princesse n’accorde plus de privilège, mais le jeune Baron ment – jeune Baron, mais ordre ancien), ce droit lui-même se retourne contre lui : le procès lui est refusé parce que le Baron a des appuis à la Cour ; pire encore, c’est ce droit qui cause la perte de son épouse. Devenu Guerrier pour faire respecter ce droit, il devient en regard de ce droit, plus coupable encore et plus anachronique que le Baron. Dans le film, un même visage sur tout cela : du Marchand au Guerrier, une même barrière posée entre la volonté et le monde, qui est la réalité elle-même. En avance et en retard, Michael K., n’est jamais contemporain du monde qu’il habite. Sauf quand il saisit entre ces bras sa femme, vivante ou morte. C’est dans le corps de la femme que se joue l’espace du présent.
Oh, si je pouvais toucher cet homme.
Là est l’autre invention magnifique du film : le Grand Électeur dans le récit de Kleist est remplacé par la Princesse d’Angoulême, sœur du Roi (celle que sans être nommée on devine être Marguerite de Valois, amie et protectrice des hommes de lettres, de Marot, de Rabelais). C’est à elle que revient l’autre leçon politique, après celle donnée par l’homme de Dieu : quand elle apparaît à Michael pour lui donner justice (elle survient chez lui, tandis qu’il prend son bain : c’est nu qu’il la reçoit, désarmé, vulnérable, elle le regardera comme lui regarde les bêtes, l’évidence d’une puissance essentiellement physique, la fascination du corps – la même qu’avait emplie la jeune femme aimée, qui deviendra son épouse : un désir brut : le toucher). Il faut être aimé et être craint, là est la légitimé du pouvoir et sa fragilité : craint seulement, c’est la peur qu’on fait régner, non l’adhésion. Aimé simplement, c’est la faiblesse qu’on inspire. De part et d’autre, une barrière se dresse entre soi et les autres, qui est la nature du pouvoir lui-même, celui qui interdit d’être rejoint par l’autre, celui qui isole, celui qui fabrique l’ordre et détruit l’individu. C’est parce que Michael ne croit pas en ce pouvoir, mais dans la force de la relation immédiate (lui prie debout, face à son dieu, dira-t-il, fier, quand il verra les catholiques prier à genoux), incarnant cette force même, qu’il est écrasé par ce monde.
« La Bible dit de pardonner à nos ennemis : je prie Dieu de ne jamais me pardonner ».
Violence des plans : l’attaque du château à l’arbalète, le combat dans la plaine, l’attaque du couvent : tenu à distance pourtant : on ne voit pas les corps massacrés, mais leur sang sur ceux qui les ont massacrés. Scène magistrale : le valet à genoux attaqué par les chiens – évidemment, comment ne pas penser au plan qui pourrait paraître similaire dans le dernier film de Tarantino, le même contre-champ semble-t-il, plan sur le regard de ceux qui lâchent les chiens pour dévorer un homme. Mais pourtant : ici le valet survit. Il est la preuve vivante de la cruauté du Baron, une pièce à conviction essentielle dans le trajet de la vengeance. Et pour le film, la plaque impressionnée de la terreur : lentement, avec toutes les douleurs, il va montrer ses blessures, ôter sa chemise, comme un Christ qui laisse Thomas fouiller ses plaies pour tâter la mort elle-même. On fouille aussi du regard les blessures. Quand Tarantino fait de la violence une image mentale, humiliant le corps, Des Palières, via une même scène, renverse la scénographie de la mort : prenant parti de la chair vive sur la chair spectaculaire, il donne encore une chance au cinéma d’incarner la présence, et non plus pauvrement de représenter une incarnation.
Terreur, analogie, regard.
Bien sûr, on voit de quoi le film parle, et d’où il vient. L’arrogance des puissants sur les faibles, l’arbitraire des pouvoirs, le désir de la vengeance légitime et illégale : c’est bien de notre monde qu’il s’agit, et il suffit d’ouvrir les journaux pour saisir l’actualité d’un tel récit – c’est le propre des mythes, et Kleist en a écrit un, puissant, terrible, infiniment ouvert comme une blessure. Mais ce serait un peu court, et l’analogie serait bien trop étroite [6], de réduire ce film à l’illustration du monde (l’œuvre comme image du monde, quelle idée fade). Le film se saisit de la terreur dans ses propres termes, dans sa syntaxe intime, sa force sensible. C’est le plan de l’attaque contre la colonne armée du jeune baron : plan séquence panoramique, longue plongée, perception du sommet de la colline. Là où le cinéma conventionnel aurait filmé la charge depuis la mêlée, en raison du préjugé spectaculaire qui confond point de vue de l’action et point de vue du film, cette scène retourne l’ordre du spectaculaire sur lui-même : on voit des corps tomber au loin, on n’entend rien que le vent, la guerre est un théâtre d’opération avec des mouvements sur une toile lointaine, contemplée avec douceur. La terreur est entièrement dans la douceur de ce regard.
La mort, elle, n’est jamais douce ; au bal des witches.
Terreur et douceur font vivre le dernier plan, lui aussi en durée continue – après que justice est rendue (Bruno Ganz en gouverneur – la justice légale donnée officiellement, étranglée d’émotion, force et dignité) à Michael K., les chevaux rendus, lavés et nourris, et soignés, il monte à l’échafaud. Plan serré sur son visage tandis qu’on le prépare. Ces préparatifs (lui sangler les mains, peut-être, après avoir découpé sa tunique) resteront invisibles. La terreur, ce n’est plus celle qu’on inspire, mais celle éprouvée : un visage attend qu’on dispose de lui, chaque seconde redoutée est là, qui passe, bien trop lentement, bien trop vite. Sur le visage passe le temps, et c’est si rare, au cinéma – quand le cinéma a lieu, c’est souvent pourtant de faire passer le temps sur un visage ; il a lieu sur les derniers plans de ce film, avec la mélancolie de l’imminence puisqu’on sait bien que la mort suit toujours de tels plans. Mais la mort n’a pas lieu, évidemment : en arrière le bourreau se tient prêt, pour toujours quand le film s’interrompt, au lieu de présence où la présence n’est plus inachevée mais infiniment arrêtée – la musique qui bat la mesure du temps aussi, ce qu’elle fait durer après elle appartient encore à ce regard sur nous, qu’il nous faut emporter pour faire durer le temps.