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Bruno Dumont | Hadewijch
lundi 15 mars 2010
Présentation du film :
Choquée par la foi extatique et aveugle d’Hadewijch, une novice, la mère supérieure la met à la porte du couvent. Hadewijch redevient Céline, jeune parisienne et fille de diplomate. Sa passion amoureuse pour Dieu, sa rage et sa rencontre avec Yassine et Nassir l’entraînent, entre grâce et folie, sur des chemins dangereux...
Bande annonce de Hadewijch
Écrire sur Hadewijch plusieurs mois après l’avoir vu, c’est sans doute se risquer à reconstruire largement les impressions immédiates, à combler l’oubli partiel en images rêvées et étrangères au film : écrire l’oubli cependant dont il est fait aujourd’hui en moi. Mais peut-être qu’un film comme celui-là interdit d’en parler tout de suite après l’avoir vu, par ce qu’il tend à rendre totalisant une expérience du monde, physique, plastique, intérieure, sensible, politique — parce qu’il impose longtemps de faire silence devant l’image vécue de soi, face à ce film.
Mais dans sa volonté extérieure de silence, il y aussi, quelque part, l’exigence d’y revenir, la nécessité même de l’écrire, et tout en se refusant au compte rendu, l’importance que cet acte-là revêt est considérable, écriture en regard de laquelle le film possède sa complétude, sa totalité redoublée.
Hadewijch est le nom de cette religieuse du XIIIe s. dont on ne sait presque rien — on conserve certains textes, adressés à un destinataire inconnu, et dans lesquels se mêlent dévotion et amour courtois :
Ce que l’Amour a de plus doux, ce sont ses violences ;/ son abîme insondable est sa forme la plus belle ;/ se perdre en lui, c’est atteindre le but ;/ être affamé de lui c’est se nourrir et se délecter ; / l’inquiétude d’amour est un état sûr ;/ sa blessure la plus grave est un baume souverain ;/ languir de lui est notre vigueur ;/ c’est en s’éclipsant qu’il se fait découvrir ;/ s’il fait souffrir, il donne pure santé ;/ s’il se cache, il nous dévoile ses secrets ;/ c’est en se refusant qu’il se livre ;/ il est sans rime ni raison et c’est sa poésie ;/ en nous captivant il nous libère ;/ ses coups les plus durs sont ses plus douces consolations ;/ s’il nous prend tout, quel bénéfice !/ c’est lorsqu’il s’en va qu’il nous est le plus proche ;/ son silence le plus profond est son chant le plus haut ;/ sa pire colère est sa plus gracieuse récompense ;/ sa menace nous rassure / et sa tristesse console de tous les chagrins :/ ne rien avoir, c’est sa richesse inépuisable.
Hadewijch est dans le film le nom que se choisit Céline pour se construire son corps mystique, la volonté de s’arracher au monde pour mieux éprouver dans la prière ce qui l’attache à Dieu, l’autre nom d’un amour qui fait honte au corps même. Et dans cette impossibilité, nom qui nomme aussi le rapport du film à son mystère : cet étrangeté qui rend difficile sa prononciation, délicate son articulation — nom impossible, littéralement.
Je ne sais pas ce que ce film veut dire : il y a sans doute un propos souterrain qui le soutient et le conforte — il y a peut-être des raisons qui en expliquent le sens et pourraient justifier (socialement, politiquement) ce à quoi ce film renvoie dans le monde. Encore une fois, je ne sais pas. Cela ne m’intéresse pas.
Mais c’est comme si, très précisément, je savais fondamentalement ce que ce film disait — plan par plan (c’est un film qui peut se regarder plan par plan : du premier, fixe, sur le chantier, les gestes de l’ouvrier pour manipuler la grue, au dernier, éblouissant, indescriptible de souffrance.) Ce qu’il raconte, de son propre surgissement, ou comment il se construit de l’intérieur (par ce chantier justement), comment il se voit se regarder et se dérouler sous les yeux : celui du jeune repris de justice qui travaille au monastère, regard intérieur et en surplomb sur le récit, mais qui n’est pas notre regard.
C’est comme si l’on regardait ce film en l’assistant : on suivrait chaque boucle refermée et ouverte sur la suivante, produite par notre propre présence ici. Film plastique en tant qu’il romprait avec la linéarité pure du récit, mais sans la défaire tout à fait (c’est le film sans doute le plus narratif de Dumont), présent à tout moment, pleinement chargé de présence même, densité de temporalité en chacun de ses instants.
Cela tient sans doute beaucoup au corps si rayonnant de présence de l’actrice qui joue le rôle de la jeune fille, Julie Sokolowski : et peu importe ici qu’elle soit actrice ou non [1]. Rayonnant sans doute dans la mise en scène qui fait de ce corps dévoilé, émouvant et scandaleux, retenu aussi, le juste corps érotique des mystiques, quand unis à la relation qu’ils tissent avec Dieu (bien plus qu’unis à Dieu), ils sont tout entier peuplés d’une autre présence qu’ils portent.
À chaque plan où on la voit, c’est la présence mystérieuse du hors-champ qui occupe l’espace de l’écran : et par le regard dirigé ailleurs, ou le geste, tout indique chez Hadelwich une présence dont on est privé, et qui pourtant la maintient dans le temps et l’espace, la nourrit (et à distance, voir comment le jeûne initial devient aussi une figure narrative de la privation qui peuple), la transfigure — scènes de larmes nombreuses, où le visage rayé dit autant le manque que le désir, le désir d’abord comblé puis le manque formulé en désir.
Je ne crois pas que dans l’esprit de son auteur, le thème religieux vaut aussi comme figure du récit, et de là, comme manière de figurer la vie : mais c’est ainsi que moi, étranger à ces questions religieuses (et les approchant seulement de manière livresque [2]), je me sens entièrement questionné par ce qui se joue dans cette relation que la jeune fille entretient avec une transcendance établie scandaleusement comme immanence. Scandale qui la fait naturellement expulsée du couvent où elle réside, au motif qu’elle tendrait à se préférer à la dévotion. Les Sœurs font le pari que seule l’expérience du monde pourra lui être salutaire — salut qui s’inscrira pourtant violemment contre le monde même.
« Amoureuse de Dieu » donc, Hadewijch ne cesse de le dire : corps tout entier livré à son intériorité bruissante, toujours au bord de la prière, psalmodiant cet amour d’adolescente traversée par le manque — film constitué de nombreuses séquences silencieuses où l’on ne perçoit qu’un filet de voix, un murmure récitant des psaumes proprement inaudibles, où ce qui manque n’est pas seulement la réponse de l’autre, de Dieu, mais la demande même, qui se donne comme inouïe. Le corps s’expose et se refuse : et la parole, comme le récit, ne fait que dévoiler ce dont on est coupé. À peine devine-t-on, au cours d’une prière, ces mots : « Je souffre, je m’efforce, je tends au-dessus de moi-même, j’allaite avec mon sang ce Dieu qui naît en moi. »
Quand elle rencontre le militant islamiste qui lui propose une réponse politique aux questions religieuses qu’elles semblent se poser, Hadewijch aura fait, oui, l’expérience douloureuse du monde, comme l’avait voulu les Sœurs : expérience d’une déchirure du monde plutôt, où l’affrontement se fait toujours au prix du monde, de sa place dans le monde : puisqu’elle n’est pas à sa place dans le camp des gagnants (l’immense appartement de l’île Saint-Louis de son père diplomate), elle croit la trouver dans celui des perdants (c’est le voyage au Proche-Orient). Pourtant la question que se posait Hadewijch n’était pas politique, éthique, mais plus directement mystique : et Dieu très vite, se fait silencieux en elle. D’où l’impasse — et le retour à la case départ.
Les (rares) critiques qui ont abordé ce film l’ont fait toujours en interrogeant son versant politique : ou comment le fanatisme religieux devait rejoindre nécessairement le fanatisme politique (terroriste), et combien le christianisme ressortait moins coupable que l’islamisme. Mais à trop prendre ce film pour ce qu’il n’est pas (un discours de société), on risquerait d’oublier que la trajectoire du film n’est pas politique, ni même religieuse, mais érotique.
Au terme du film, cet érotisme ne saurait être vainqueur ou défait : il ressort tout simplement glorieux.
Film incantatoire, épousant les figures d’une errance (d’une erreur) dans toutes ses dimensions, jusqu’au point ultime où le Bien suprême se confond avec le Mal absolu, Hadelwijch n’est pas un film aimable, parce qu’il affronte, confronte même, les peurs les plus brutales de notre monde — le terrorisme, la religion, l’adolescence, l’absolu. Plein de soustraction, de puissance morte, le film de Dumont travaille ces questions sans jamais prendre position comme l’on dit sur un champ de bataille ; mais cherche de l’intérieur l’image qui saura les montrer — et c’est d’une même évidence que toute volonté de pureté se retourne contre elle-même, que les mots même d’amour, de désir, de vengeance, tremblent devant les réalités (celle du jeune musulman fondamentaliste, et celle de Hadelwijch) et finissent par s’évanouir à force de ne pas correspondre.
La scène finale, qui voit Hadewijch sauvée malgré elle de la noyade par le jeune homme au visage christique, repris de justice désireux de s’en sortir, est une sorte de baptême renversé, de naissance par la mort, où il s’agirait moins de laver Hadewijch d’un péché, que de la rendre à sa nature ruisselante, sensible, traversée, lumineuse.
Sous la pluie qui tombe dans les derniers plans du film, écho pictural des larmes que la jeune fille ne cesse de verser en vain, et comme elle vient se mettre à l’abri, c’est toute une manière de mettre fin à une certaine relation à l’autre, Dieu ou les hommes, et comment elle adresse ce regard hors-champ à ce qui menace, dévore, étrangle.
Dans l’eau on ne respire pas, mais la bouffée qu’on arrache à l’air quand on ressort est encore plus irrespirable.