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Joel & Ethan Cohen | Inside Llewyn Davis
mardi 12 novembre 2013
Un film de Joel et Ethan Cohen. Avec Oscar Isaac, (Llewyn Davis) ; Carey Mulligan (Jean Berkey) ; Justin Timberlake (Jim Berkey) ; Ethan Phillips (Mitch Gorfein)… Inside Llewyn Davis raconte une semaine de la vie d’un jeune chanteur de folk dans l’univers musical de Greenwich Village en 1961. Llewyn Davis est à la croisée des chemins. Alors qu’un hiver rigoureux sévit sur New York, le jeune homme, sa guitare à la main, lutte pour gagner sa vie comme musicien et affronte des obstacles qui semblent insurmontables, à commencer par ceux qu’il se crée lui-même.
The Gaslight, 1961. — combien étaient-ils ? (j’y pense souvent). Des dizaines, j’imagine, plusieurs dizaines, sur la scène du Gaslight, à avoir essayé. Ce qu’il fallait de courage, ils l’avaient, et l’audace : celle de pousser la porte avec l’étui à guitare, l’immense certitude pour soi de porter sa propre folk, de la déposer là en plus des autres qui étaient chacun de nous ; et la modestie infinie à la fin de lever la tête pour voir qu’on était seulement une dizaine dans la salle, tous aussi musiciens que soi ; on faisait passer le chapeau, puis il fallait rentrer. Ils étaient des dizaines, est-ce qu’on se souvient de leurs noms ? Ceux qui sont sortis du Gaslight en vainqueur, avec contrat en poche et promesse des routes — promesse de ne plus jamais retourner au Gaslight —, c’étaient justement ceux qui réinventaient les règles, qui en éparpillaient l’héritage, les traitres magnifiques — eux, on s’en souvient, ils sont si peu nombreux, et au juste, ils sont sortis du Gaslight à peine entrés ; toujours ailleurs, c’est là qu’ils étaient, là qu’ils appartenaient. Mais les autres, ceux qui y sont restés ? J’y pense, souvent.
Folk — Ce n’était pas rien, ce qui se chantait, là : « ça a plus de cent ans, et ça n’a pas une ride, c’est ça la folk » dit Llewyn Davis juste après avoir chanté Hang me à l’ouverture du film, et c’est le premier mot — déjà époustouflant de justesse. Oui, voilà la folk, son mythe et sa force politique assemblée en une phrase : comment il est creuset d’une histoire en propre, une terre, le partage de sa mémoire au présent : this land is my land de Woodie Gunthrie en écho silencieux. Ce n’est pas rien, et pour un pays, et des hommes, qui n’ont pas de passé dans leur livre d’histoire, seulement dans les poches des vieux journaux et des légendes anciennes qui n’existent que dans le désir d’y croire et de les inventer — oui, les dépositaires du passé et du présent à la fois : ce sont eux. La forme qu’ils trouvent ? La folk-song, trois minutes sur quelques notes, et il faut traverser tout cela. Ce sont eux. Pourtant c’est là, dans le croisement d’une histoire introuvable et son exigence de l’écrire au présent, que c’est impossible. Alors, on les oublie — ou vous y pensez souvent en cherchant leurs visages dans le souvenir inventé de la fumée du Gaslight et l’alcool, la mélancolie de l’impossible tenté chaque soir, dans la voix, et cela échoue comme des vagues, à recommencer.
The Village — c’est quelques jours dans la vie d’un homme, le récit d’une longue déroute, comme un voyage initiatique où il n’y aurait rien à apprendre à la fin. Et d’ailleurs, le film commence à la fin, mais on ne le sait pas. Quand, à la fin, on nous montrera la même scène, on la reconnaîtra, mais entre les deux, il n’y aura rien de plus : si, une chose : la voix de Dylan. (Et tout aura donc changé). Puissance de cette durée invisible : le film aura ainsi produit cela, et c’est une prouesse magnifique : représenter la même scène aux deux bouts du film —une bagarre anecdotique à l’arrière du Gaslight —, sauf qu’à la fin, on entendra ce qui se passe à l’intérieur du bar, et c’est le vent de l’histoire qui va tout emporter. Le film se déroule entre ceux deux termes, comme pour produire la fin qui a déjà eu lieu — l’échec de Llewyn Davis (mais non pas l’échelle moral, social, narratif, plutôt l’échec sublime qui soulève le film à lui) tient aussi à ce temps écoulé toujours déjà avant lui, et au-devant de lui : c’est cela aussi la folk qu’invente Dylan contre la folk : ce que Dylan chante aura déjà été chanté, mais lui le fait comme dans un futur antérieur qui repousse tous les autres dans la passé révolu. oui, c’est cela aussi le corps finalement blessé de Llewyn Davis.
New-York / Chicago — quelques jours dans la vie d’un homme — Llewyn Davis — et c’est toute sa vie qu’on nous raconte : c’est le propre du mythe, bien sûr, et pourtant, un mythe impossible encore. Phrase de Davis : chez sa sœur, à qui il vient réclamer de l’argent (mais à sa question « est-ce que la musique, ça marche pour toi ? » il n’ose la contredire, ce serait avouer l’échec — c’est, par la même, ne pas pouvoir lui demander de l’aide, et renoncer à l’argent…), sa sœur, donc, qui lui apporte un carton de vieilles affaires, et des enregistrements d’enfant, d’adolescent : « oh, jette-tout… Le passé, ça ruine le mythe. » Lapsus magnifique, pour dire : « la vérité, ça ruine le mythe. » Laisser du mystère, croire qu’on a été un autre, là est l’origine du folk — le passé, sa reconstruction dans l’ouverture infinie d’un possible entre le vrai et le faux crée le mythe, c’est-à-dire le désir d’une histoire qui recouvrirait l’Histoire. La folk est cette musique sans origine vraiment puisqu’elle les possèdent toutes, et ceux qui la chantent sont à son image, sans histoire possible, dépositaires de toutes les histoires possibles. Quand Dylan jouera avec ses codes, fera du mythe précisément la saturation des légendes et des passés (l’enfant qui a fait l’école de la vie dans les cirques) pour les accomplir lui seul en tout, et les éparpiller, le pauvre Davis (o poor ne cesse de scander sa première chanson) ne comprend pas comment faire usage du mythe pour soi, et ce qu’il ruine, c’est son propre avenir, à trop s’acharner à vivre dans le jour le jour. La chanson qui ouvre le film est à ce titre un manifeste : du folk, et de la mort à laquelle on s’assigne pour pouvoir la chanter, du désir de partir quand c’est ici toujours qu’on peut le formuler seulement :
Hang Me,Oh Hang me, and I’ll Be dead and gone.
Hang Me, Oh Hang me…, I’ll be dead and gone..
Wouldn’t mind the hangin… but the layin in the grave so long
Poor boy... i been all around this world.
Bud Grossman et Queen Jane — Rythme lent et ample d’un récit, d’une vie à rebonds sur ces quelques jours qui traversent toute la vie : on suit le chanteur d’une piaule à l’autre, lui qui n’a pas de chez lui (« tu vis au présent, tu ne penses pas à l’avenir », reproche infinie de tous — ce reproche est le tempo du film, dont la force est de superposer son rythme à celui de son personnage, fabriquant sa durée depuis une force qui élabore à la fois une persistance d’exister au présent et l’impossibilité de créer une histoire en devenir qui puisse survivre au passé. Et en effet, à vivre toujours dans le présent, c’est toujours les mêmes questions qui occultent l’avenir : comment manger ce soir, où dormir, alors c’est renoncer à des droits d’auteur pour un chèque immédiat : la réalité si féroce comme le présent joue contre l’avenir, en vertu de cette loi qui dit aussi que sans présent, il n’y aura jamais d’avenir). Quand il n’y a plus personne chez qui dormir, le soir après le tour de chant, qu’il a épuisé New-York, c’est tenté d’aller jusqu’à Chicago rencontrer Bud Grossman.
Le nom déjà est une promesse : le manager des plus grands, qu’il cueille petits (pour mieux les voler, mais cela, on ne le sait pas encore, en 1961). C’est la scène la plus belle, et la plus cruelle du film (il fallait dans un tel film, que la cruauté soit la beauté même). Llewyn Davis va jusqu’à Chicago, dans la neige, et la brume — au prix d’une odyssée vertigineuse irracontable, avec épreuves initiatiques, rites de passage, autoroute dans la nuit, à pieds, en voiture, en stop —, et comment ne pas penser à l’arrivée à New-York telle que Dylan l’a racontée plus tard : la neige, la brume, l’aube (on sait que c’était complètement faux, le mythe reste plus vrai pourtant parce qu’il est la vie même dans son image et sa foi). Mais là, c’est à Chicago, loin du Village — le mythe Dylan, à l’envers. Déjà tout l’échec, sublime vraiment. Devant Grossman finalement, qui n’a rien d’un pair, mais tout du voleur déjà, celui qui repère des proies. Lui il pourrait payer pourtant, et permettre que la vie commence, celle des concerts loin, des appartements qu’on peut s’offrir, de la vie qu’on rêve sur les mauvais canapés de ceux qui acceptent de le prêter jamais plus loin que le mercredi. Oh, la respiration qu’on prend devant les Grosman du monde quand ils nous demandent, « allez, chante quelque chose. » Et pointant l’album qu’on avait posé sur son bureau, qui s’appelle évidemment « Inside Llewyn Davis », ce Bud Grossman-là demande quelque chose « qui vient d’Inside Llewyn Davis », désignant ironiquement le disque, réclamant au contraire ce qu’on a au fond de soi, le pur de soi, la totalité de son folk. (Oui, la respiration qu’il faut prendre, devant les Bud Grossman de ce monde ; et on se lance — ce qu’on joue, c’est la vie telle qu’on la voudrait au plus haut, rien d’autre, toute la vie vraiment). Il ne faut pas se tromper sur le choix de la chanson : mais il n’y a jamais d’erreur, puisque c’est tout ce qu’on a, ce qu’on jette là. The Death of Queen Jane — et c’est en regard de l’histoire, du présent, une erreur évidemment. Une merveille qui raconte l’histoire du temps du roi Henri, de la naissance de l’héritier, l’accouchement de la princesse Jane (singulier que son nom est presque celui de l’amour perdu : Jean), la mort de la mère, et ce qui devait être une naissance est un adieu. Le lyrisme éperdu d’un temps légendaire où l’histoire est déjà entièrement tissée de légende, quand l’opération folk est l’inverse. Alors, tout dans la chanson signe l’échec, évidemment : cette chanson, qui vit de l’Histoire si ancienne qu’elle n’appartient à personne, d’une terre lointaine, et comment lui appartenir ? Les Grossman du monde écoutent poliment parce qu’ils sont polis, et jusqu’au bout ; les Grossman du monde sont compétents, alors ils reconnaissent que la chanson, soi-même la folk qu’on possède, est à ce titre une preuve de la vie, non l’attribut seulement d’un chanteur. Ensuite ils dodelinent de la tête, mais ils lâchent, parce qu’ils sont très compétents : « on ne vendra pas beaucoup de disques avec ça ». Llewyn Davis : « Donc on en reste là. ». C’est fini, à jamais, on le sait bien. On n’a pas tant de chances que cela, et une déjà, c’est plus que pour la plupart. Ensuite, on rentre, à mille kilomètres de chez soi, sûr pourtant qu’en arrivant, on ne trouvera pas de chez-soi.
La mer —. Soit la musique, soit la mort. Puisque la musique, pour dire comme la sœur, « ça ne marche pas », alors ce sera le retour à cette vie sociale impossible, qui sera la seule envisageable : le père était dans la marine marchande, va pour la marine marchande. Mais cette vie-là est régie par des lois incompréhensibles, des papiers à signer, des dettes à régler : se dépouiller de tout, c’est cela qu’on exige de soi. Scène : on demande 148 dollars pour payer un arriéré de cotisation : c’est juste la somme qu’il avait, évidemment. Ce qu’il paie : littéralement, le passage — les Charon qui organisent le passage de la vie à la mort, et qui tendent la main pour recevoir le prix de la traversée prennent des apparences aussi terrifiantes de nos jours qu’un patron de syndicat de la marine marchande du New-Jersey en 1961.
Ulysse —. Tous les films des frères Cohen se présentent comme des réécritures minuscules des grands mythes : le chef d’œuvre qu’est O’Brother par exemple tient à ce qu’il est la transposition, de mémoire, de L’Odyssée d’Homère, qu’il a été écrit et réalisé sans retour à la source ; et cela est vraiment de part en part la puissance du mythe, son immémorial, sa plasticité, sa force de projection infinie. Ici, dans le trajet erratique et déterminé du chanteur, l’odyssée est à son plan théorique pur : point aveugle. Comment arriver au Village, quand on y est déjà ? Bien sûr, le Village qu’on rêve n’est pas celui qui est là devant soi — mais le succès, c’est là qu’on le trouvera, pas ailleurs. Pourtant, y arriver, cela voudrait dire : quitter le Village — toute la géographie mythique du film tient à ce centre vide, inatteignable en son désir même.
Ainsi du chat, trame joyeuse et désespéré du récit. Le chat de ceux chez qui le chanteur a passé la nuit au début du récit s’échappe, et le voilà à chercher le chat, le trouver, le perdre, le confondre avec un autre (apprendre à l’abandonner). Obsession qui ne tient à rien : se mettre en quête d’un chat, juste parce que c’est là, que ce chat a été confié par le hasard et que c’est la loi du chemin. Mais dans sa quête pour le chat, il y a aussi celle de son nom, avec l’idée magique qu’en sachant son nom on pourrait mieux le retrouver. Pas de surprise donc, si à la fin on apprend que ce chat s’appelait Ulysse : que le chat était soi-même, donc, et que la quête du chat était celle dans laquelle on était pris : point aveugle.
L’échec —je lis un peu partout que le film est le récit d’un échec, de la malchance ; évidemment, non. (Cette vulgarité qu’ils ont tous, à croire avec la sœur que la musique, « ça marche » ou « ça ne marche pas », et si « ça ne marche pas », c’est l’échec). Bien sûr, socialement. Mais si le récit se produit comme la somme des hasards malheureux (au téléphone on lui propose par exemple du travail au moment où évidemment deux trains passent et font un bruit tel), c’est moins par fatalité sadique que parce qu’il fait de la malchance l’événement même du temps, la scansion du récit comme développement successif de ce qui arrive au temps, avec ce beau miracle que cela, il lui arrive aussi, affectant le temps et lui-même aux mêmes endroits. C’est la saisie précise par le récit de ce qu’est la folk : le simple fait qu’une histoire ponctionnée au passé, dans le geste même de le reprendre et de le redonner, puisse dire autre chose et en même temps cette chose même. Affecter le temps d’un coefficient de présent au lieu de son passé, sans abolir ce passé. À ce chanteur revient le prix du présent, et la blessure d’un passé qui ne cesse pas de revenir, comme des coups du sort qui le font advenir au récit. Les autres peuvent bien réussir — le couple d’amis, Jean et Jim ; le chanteur suave et sans vie, Troy, etc. —, ce ne le serait qu’au prix d’un renoncement à ce qui fonde cette musique.
Le regard invisible — Longtemps, j’ai eu des réserves sur les films des frères Cohen, dont je n’ai pas raté un seul pourtant, sortant toujours avec cette douleur : toujours cette impression que les cinéastes jouaient leur récit contre leur personnage, que ceux-ci n’étaient que prétexte à leur écrasement. Ce manque de sympathie (de compassion), au sens le plus haut (pas moralement, évidemment), a longtemps pour moi été une résistance, et toujours ce mot que je me disais, en sortant : « oui, mais alors, à quoi bon ? ». Mais depuis Serious Man, quelque chose a changé (dans mon regard ? dans leur travail ?). Du malheur, ces personnages n’en sont pas moins préservés, au contraire, mais c’est cette fois tant pis pour le monde, et non tant pis pour eux. De ce renversement, qui me bouleverse tant, je me souviens dans Serious Man la scène d’ouverture (la légende juive), et le plan final : la tempête qui se lève et va tout détruire. Ici, c’est sur la construction même du plan que cela se joue : le regard du chanteur, son visage comme une butée de pensée auxquels on n’accède pas, tout un passé dont on est privé, mais qui affleure, et au seuil duquel on demeure. Le deuil de celui avec qui il formait un duo — suicidé, pourquoi ? Et la solitude alors, comme héritage, et l’impossibilité (encore) de continuer à chanter ses couplets à lui, de leur titre phare, Fare Thee Well — ou alors comme un sacrilège.
Il y a surtout cette colère : quand on lui demande de chanter au cours d’un dîner, il s’emporte : je ne suis pas une bête de foire, il ajoute : je ne chante pas pour le plaisir, je chante pour payer mon loyer, c’est mon travail, et c’est pénible. La tâche à laquelle on s’astreint est pourtant au foyer de la vie, et de fait, il refuse de faire autre chose (« Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux ! » Rimbaud) : ne plus jouer de la musique, et alors se mettre seulement à exister (just exist), c’est évidemment inacceptable. Quand par hasard, c’est le requiem du Mozart qu’il entend dans la maison où il se réveille, il s’amuse à trouver les accords folks, cela fait une matinée, le temps a été conduit jusque là. Mais comme la vie bien rangée de sa sœur lui fait horreur, et le fascine. Contradiction impossible, c’est là où il se tient. Dans son regard, quand il chante, quand il marche, c’est à hauteur de quelques plans, une échappée qui va plus loin que nous, et dont nous ignorons tout ; oui, un deuil — et on est après ce deuil, sans rien pour composer la vie qui précédait la mort. C’est pourquoi quand au début du film, on nous raconte ce qui s’est passé la veille, on n’est pas étonné de tout ignorer, et cela ne manque pas — à la fin, on comprend que la veille, le film vient de le raconter, et on ne le savait pas non plus : notre ignorance est la dignité secrète de Llewyn Davis, ce qu’on ignore est tant pis pour nous, non tant pis pour lui.
Le père — la force des films des frères Cohen, c’est de ne jamais porter sur tel ou tel thème réducteur, mais d’en effleurer plusieurs, et de ne jamais les aborder de front. Récit sur la paternité, par exemple : non. La grossesse non-désirée de son ancienne amie Jean est évoquée de loin, et son avortement seulement l’occasion d’une révélation : qu’une plus ancienne compagne a finalement gardé leur enfant, que celui-ci aurait deux ans maintenant. Mais quand il passera en voiture au large de la ville où cet enfant grandit, on laissera la ville de côté, et les lumières dans la nuit passer, avec un regard impuissant sur elles. Quand au propre père du chanteur, il est aphasique : ce qui règle bien des choses, par exemple le sermon sur la responsabilité de l’âge adulte, toutes ces bêtises qu’on nous inflige dans ces situations. La folk, c’est être un fils, absolument — sans origine puisqu’on porte les origines d’une terre, d’un partage, d’une histoire dans laquelle on puise pour la fabriquer, croire que c’est d’elle dont on est issue. Sinon, il reste la mer.
Bob Dylan — Au Gaslight ce soir-là, le soir où commence le film (mais on ne le saura qu’à la fin), c’est Dylan qui prend la guitare, qui monte et va chanter pour toujours. La chanson, c’est Farewell, et le choix est une splendeur : contre le Fare Thee Well, de Llewyn Davis — la chanson qui lui a donné une infime célébrité —, la formulation ancienne dans la langue de l’adieu (encore un adieu), contre déjà ce qui sera la force et la précision de Dylan, d’affronter directement la langue et le monde sans biais d’écriture, sans autre biais que la légende de celui qui porte les légendes du monde et de celui qui le chante. L’adieu, dernier chapitre de la saison rimbaldienne [1] L’adieu que formule Dylan, dans ses toutes premières chansons, c’est au folk qu’il l’adresse, et c’est comme cela qu’il lui restera toujours fidèle.
Le film s’achève dans la trajectoire croisée, Davis passé à tabac dans l’arrière cour du bar au même moment où c’est l’ombre de Dylan déjà qui se profile, au loin (on reconnaît sa silhouette, sa voix, sa présence au timbre fascinant — comme on reconnaît l’ombre de Joan Baez dans les accents de Jean, celle du trio Peter, Paul and Mary dans celui que forment Jean, Jim et Troy…). Mais la douleur que je portais autrefois en sortant du cinéma est cette fois absente. Car ici, les coups que prend Davis, ce n’est pas la figure d’écriture qui le reçoit, pauvrement et théoriquement, mais c’est son corps, et son corps de chair, son corps d’histoire aussi. Alors, non, le film ne choisit pas, jamais, entre Dylan et Davis : s’y refuse ; il y avait matière pourtant à faire de l’échec de Davis, l’ironie du sort — mais il n’y en a pas. Ce n’est pas d’une part le ratage de l’un et d’autre part la réussite manifeste de l’autre, avec ce que chacun porte (la pureté radicale d’un Folk anachronique, contre le génie qui en réinvente les règles) : non. Son salut est dans la colère : Davis la traîne avec lui sourdement partout contre ce folk réduit à du folklore — et c’est parce qu’un soir, il l’a dit tout haut, cette colère, face à ceux-là qui réduisent la folk à ce quant-à-soi grotesque, identitaire, si mort d’être clos, même dans les murs-monde du Gaslight. Il possède pour le sauver une autre colère, contraire celle-là, contre ceux qui réduisent la folk non pas au terroir (le folk), mais à la réussite facile, l’arrivisme politique : dans le film, c’est Justin Timblerlake qui joue ce rôle, écrit et chante une chanson à succès, une supplique à Kennedy sur le refus d’aller dans l’espace : une blague, mais qui se vendra à des millions d’exemplaires : ça fait vivre un homme, celui qui est responsable, pense à l’avenir, à sa femme, et son loyer. Bientôt pourtant, les folksongs véritables, ce sont celles qui s’adresseront directement aux puissants, pour demander des comptes, le Viêt-nam, les droits civiques, la menace nucléaire.
La colère sauve, oui. Elle sauve Davis évidemment, du ridicule de n’être qu’un perdant, et le perd, puisque celui qui saura le chanter, cette colère, il est sur scène, pendant que lui, on le frappe à terre dehors ; un dernière regard sur le type qui nous a battu (ce n’est pas le film, pourtant, ce n’est pas le film, c’est le salaud au contraire, la beauté est dans le regard de Llewyn Davis), et un dernier mot, au-revoir, en français dans le texte, qui porte tous les adieux de l’histoire, ceux qu’un jour un autre va ramasser pour les porter plus loin que soi.
Son nom — c’est Llewyn Davis, il l’épellera, à celui qui, au cours du trajet vers Chicago, dans la voiture, l’appelait de tous les noms sauf du sien (prétexte à du mépris simple) : son nom, qui pour le retenir ? En plus, il n’existe pas, ce chanteur. Et il fallait bien cela, pour raconter l’histoire de ceux qui, au Gaslight ces années-là, chantaient ce qu’ils chantaient, un anonyme qui n’existait pas. Je pense à ces dizaines ces soirs-là, ces dizaines qui montaient sur la petite estrade du Gaslight (je ne sais pas où est le Gaslight : le miracle du film, c’est d’en avoir dressé l’image intérieure, mentale, symbolique : au fond, dans le dos du chanteur, c’est un mur de pierres : l’image est parfaite — plus juste que la reconstitution, la restitution d’une légende qu’en silence je m’étais forgée). Son nom, c’est celui de ces dizaines, c’est aussi celui de Dane Van Ronk. Son regard, ses mains, pas sa voix, jamais. Quand l’écran est noir à la fin du film, que les noms de ceux qui l’ont fabriqué défilent, c’est sa voix à lui pourtant, Dane Van Ronk, qu’on entend, qui chante lentement et fort, Green, Green Rocky Road, une chanson de grands départs, ceux qui ne vont nulle part, seulement là où on est, là où on la reçoit, désigne là où il faut ensuite repartir.