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Raoul Peck | Le Jeune Karl Marx
vendredi 20 octobre 2017
Un film de Raoul Peck. Avec : August Diehl, Stefan Konarske, Vicky Krieps, Olivier Gourmet, Alexander Scheer
Le récit de la jeunesse de Karl Marx, de 1842 à la rédaction du Manifeste du Parti communiste, en février 1848.
Ouverture | récit, fable et fiction politique
Plan large sur une forêt d’automne. Des hommes, des femmes et des enfants en haillons ramassent du bois. Pas le bois vivant aux arbres, mais celui répandu sur le sol humide et froid. Une voix dit, en allemand dans le texte, combien le bois mort n’est pas le bois vivant — et sur cette différence, radicale et décisive, repose déjà une pensée et une protestation. La voix dit l’évidence : que si le bois vivant revient à celui qui possède l’arbre, le bois mort est à tous. C’est une coutume ancienne. Mais s’abat soudain sur les hommes, les femmes et les enfants en haillons la force brutale du droit : des troupes à cheval et en armes qui frappent.
« En faisant fi de cette différence essentielle, vous appelez les deux actions vol et les punissez toutes deux en tant que tel. Bien mieux, vous punissez le ramassage de ramilles plus sévèrement que le vol de bois, puisque le fait de le considérer comme vol est déjà une punition en soit, une punition que vous épargnerez de toute évidence au vol de bois. Dans ce cas-là, vous auriez dû le nommer “assassinat du bois” et le punir comme un assassinat. La loi n’est pas déliée de l’obligation générale de dire la vérité. […] Autant vous ne parviendrez jamais à faire croire qu’il y a crime quand il n’y a pas crime, autant vous parviendrez à transformer le crime lui-même en acte légal. Vous avez effacé les frontières, mais vous faites erreur en croyant que vous ne les avez effacées que dans votre intérêt. Le peuple voit la punition, mais il ne voit pas le crime [1] »
Intuition première du film : pour raconter la vie d’un homme, on en passera d’abord par une image, qui condense une pensée, un regard, une double révolution – celle, criminelle, des possédants qui renverse la coutume, et celle, émancipatrice en retour, de la pensée qui rétablit les vérités. Et cette image prend corps dans la levée de chairs souffrantes, de corps d’autant plus levés qu’ils le sont dans l’épreuve des coups.
Ce n’est pas une simple fable : ces exemples, Marx les puise en Rhénanie, en France, en Angleterre. Mais de ces exemples que Marx prend à la vie, il dégage un récit, qui revêt l’allure d’un mythe, d’un rêve même qui viendra hanter – spectre – les nuits du jeune Karl Marx plus tard dans le film. Au cœur des forêts, c’est toujours là que commence l’Histoire : dans les récits du Graal, toujours ici qu’on s’initiait aux signes et allait à la rencontre de l’aventure — ce qui allait advenir. Du récit, Marx arrache les signes les plus âpres et féroces pour toucher à la racine des choses : la vie, la mort — celle du bois, de l’arbre et des hommes, celle du droit, celle du monde enfin qui à force de confusion va à sa perte, des vérités qu’il faut dire : du langage dont le principe fondamental révolutionnaire est de désigner la vérité des choses. C’est le début du film.
Ces images des paysans penchés sur le bois sont arrachées de la pure biographie de Marx, mais plutôt issues de sa vie comme sa matière même : par là que se fabrique, sur quelques minutes, une fiction politique : celle qui est l’expérience de la pensée. Sur la fiction, on jette les idées provoquées par elle et on frappe sur le monde pour qu’il en réponde.
Force de cette ouverture : dans la seule voix de Marx et des corps qui sont levés par elle sous l’écriture de l’article « Débats sur la loi relative au vol de bois », rédigé en 1842, on aurait comme une loi du film. La vie qu’on racontera ne le sera que comme des images de corps qui ne sont qu’une fiction : une fiction politique, non pas une leçon, ni même une fiction marxiste : plutôt l’expérience de pensée qu’a traversé le jeune Marx afin qu’elle nous donne à penser aujourd’hui. Et sur le corps de ce récit qui épouse les moments d’une vie passée, les outils pour frapper le monde de nouveau.
La vie | Paris, Bruxelles, Londres
De la vie du jeune Marx, Raoul Peck saisit ses lieux d’abord : l’Allemagne où le film commence n’est qu’un bureau qui sent le renfermé et les demi-mesures. Marx écume, se sent trop à l’étroit ici, à Cologne où les journaux qu’on interdit ne publient pourtant que des semblants de contestation : c’est à coup de massue que Marx veut frapper.
Il gagne la France : Paris, capitale de la liberté de la presse en 1842. Peck la filme dans son dehors : les rues étroites et pavées qu’on heurte en marchant. C’est là que Marx rencontre Engels : et pour dire la rencontre, Peck filmera justement une fuite — poursuivis par la police (pour rien, parce qu’ils ne veulent pas leur présenter les papiers qu’ils possèdent pourtant : cette police est la même), ils courent dans Paris qu’à travers leurs courses on voit. Pénètrent dans des boulangeries, des cours et des jardins, des ruelles et des impasses qui cachent d’autres ruelles, d’autres cours et d’autres jardins. Écriture des lieux par leurs parcours : et leur expérience. On se frotte au monde aussi par la ville. Paris est cette ville de la rencontre avec la réalité de corps des êtres : pas seulement par les récits qu’on entend des forêts où la violence d’État frappe, mais les émeutes dans les fabriques, le prix du pain qui monte, les femmes qui mendient. Ecrire dans Paris, c’est écrire ces rencontres et cette ville.
Mais on doit fuir Paris aussi parce que la liberté de la presse a des limites que repousse l’écriture de Marx.
Le récit de cette vie — de sa jeunesse — et celle d’une fuite : Paris se recroqueville. Ce sera donc Bruxelles : la solitude cette fois ; et déjà Londres qui appelle parce que Londres est alors la capitale du capitalisme industriel. Londres, Peck la filme dans ses fabriques, ses usines de tissus : par les gestes, la cadence, le bruit, les corps abîmés. Et par la ville dans la ville. Engels fuit aussi et d’abord il fuit sa vie de bourgeois fils d’industriel — il voudrait approcher d’autres réalités qui sont la réalité matérielle du monde : son malheur aussi, où il trouve la joie pure. Dans les quartiers interlopes, les bars où il n’est pas le bienvenu, c’est l’amour qu’il trouve. Pas celui pour la classe ouvrière, mais pour une femme — simplicité et évidence de la ligne de fuite du récit de croiser les points de convergence vers les corps amoureux.
À la fin, on n’est plus dans la ville : mais face à la mer. Arrachée aux conditions matérielles de la pensée, la fin est une rêverie théorique sur ce qu’il reste à faire dans l’histoire du monde. On est face à l’immensité des choses, face à l’incertain de l’avenir : et de l’autre côté de la mer, ce sera Londres encore, cette fois définitivement.
La vie matérielle | misère, amour et écriture
De la vie de Marx, R. Peck refuse l’anecdote autant que la théorie : c’est leur dialectique qu’il cherche. Cette vie fut celle de Marx dans la mesure où elle aura été celle de beaucoup : mais tous ne furent pas Marx, et Marx ne fut pas seulement un homme, mais celui qui donna naissance à la pensée considérable du siècle à venir qui se poursuit encore. Alors pour dire ce magnétisme de la vie et de ce qui l’excède, le film puise dans le corps la force de conduire à la fois cette vie, cette œuvre, son époque et la nôtre. Des corps empêchés avant tout. Parce que c’est l’argent qui manque, à chaque étape : et la cruauté de la vie à laquelle il faudrait répondre par davantage de vie. Des enfants naissent, qu’on ne peut nourrir. Mort des enfants qui sera pour Marx la tragédie répétée de toute une vie. Les repas qu’on partage et qui ne sont qu’un bouillon d’eau chaude. Et l’écriture en réponse parce que c’est ainsi que s’arrache l’argent — et écrire paie mal.
L’écriture de Marx est un labeur physique : les papiers, les lectures, les heures passées sur des feuillets. De là cette quête de la théorie économique — et ses mots : valeurs d’usage, d’échange, fétichisation de la marchandise… — prend une autre force précisément parce qu’ils prennent corps dans le corps de Marx endurant dans son corps l’injustice économique de la rétribution de son travail.
Il y a l’autre corps : non pas souffrant, mais amoureux. C’est une autre économie : celle de la dépense pure, sans autre gain que sa joie. Images de Marx aimant, désirant ; images de Jenny, sa femme, désirant aussi et plus violemment encore : crachant sur son origine, sur ce vieux monde qu’elle voudrait voir mourir ; corps de Engels aussi : cherchant les coups et les caresses dans les mêmes lieux dangereux de Londres. Images de corps qui ont cherché surtout cela : la vérité des corps, le temps qui pourrait être celui des corps émancipés d’un travail aliénant : course dans la ville, au bord de la mer comme image dialectique de l’immobilité de l’écriture, des jeux d’échecs avec Engels pour éprouver la penser avant de la mettre au défi de l’histoire.
Didactisme | critiques de la dialectique critique
Retraçant à grands traits malgré tout la vie de Marx, c’est celle des rencontres que le film esquisse : les figures se succèdent, l’aura parfois trop grand pour des personnages secondaires. Proudhon, Bakounine, Wilhelm Weitling, et même Courbet. Défilé d’ombres. Rencontres qui sont toujours l’occasion de résumer à plus grands traits encore les théories qui s’opposent à travers les noms des hommes. Ce n’est plus Marx qui rencontre Proudhon, c’est le marxisme qui dialogue avec le socialisme français. Ce didactisme arrête le récit plus qu’il ne produit. Et pourtant, c’est à travers lui que les lignes de faille se dessinent plus nettement. Avec la France, Marx rencontre la pratique réelle du monde et des hommes — avec Marx, la France rencontre la force de la pensée comme une arme prête à servir. De ces convergences naissent le pamphlet anti-proudhonien de Misère de la philosophie, qui est pourtant un dépassement de la philosophie — et un dépassement des positions de Proudhon si peu théoriquement construite — et qui s’achèvent (c’est, dans le film, Engels qui en fait la lecture, à Londres) par une phrase de la romancière française Georges Sand : « Le combat ou la mort, la lutte sanguinaire ou le néant. C’est ainsi que la question est invinciblement posée ».
Alors ces personnages ne sont pas seulement des figures, ou des ombres, ils deviennent des idées que traversent les mots et les réalités de cette vie. Et le film ne fait pas qu’illustrer ces idées par des conflits de personnes, mais travaillent à fabriquer cette dialectique de la pensée et des corps, rejointe par la finalité du combat où ce qui est en jeu, c’est bien la vie ou la mort de ces corps au nom de la pensée, ou de leur survie acquise et prolongée par la pensée. Envoyer les ouvriers français au combat sans l’outil de la connaissance de leur situation est un crime, dira Marx vers la fin dans une de ces scènes de banquet qui rassemblent tout le spectre diffus du socialisme critique européen (outre Engels et Marx, un émissaire de Proudhon, le socialisme prophétique de Weitling, celui du complot de la Ligue des Justes, du réformisme, de l’anarchie…). Scène critique, dialectique : scène surtout où la critique est cette arme dialectique pour penser la vie en chair, pour poser la question invinciblement : image de la bibliothèque où Marx passe des heures comme un renversement du vide théorique où la France se complait à demeurer, comme si son passé révolutionnaire la rendait quitte de toute outillage. La connaissance comme cet en regard de l’action : et comme la connaissance est la condition de la lutte, cette écriture comme l’en regard du sang versé aussi.
La fatigue | bascule d’une jeunesse
Vitalité du film. Me replonger dans Marx ces derniers mois — cette fois non pour apprendre la pensée de Marx, comme il y a quelques années, mais pour apprendre de la pensée de Marx pour tâcher de penser le présent —, c’est découvrir une féroce joie dans les premiers textes qui paraît se figer dans la puissance implacable avec les années et la rédaction du Capital, sur quoi s’achève le film. Je suis fatigué, dit Marx à Engels : fatigué des articles à rendre, de l’argent à chercher à force d’articles : je veux écrire un livre. Le temps long du livre, celui du monument bâti dans l’histoire – celui qui renversera la théologie de notre civilisation, révèlera ses contradictions fatales et injuste (étrange : ce jugement, « injuste », mot qui est la pierre de touche de l’engagement de Marx, ce contre quoi il appuie son combat, c’est le mot que tous on lui renvoie pour le qualifier : tu es injuste, lui dit sa femme, lui dit Engels, lui disent ses amis), ce livre donc, dont je tâche ces dernières semaines de suivre la pensée ligne à ligne, annotant les mouvements et les éclats, ce livre impossible et inachevable, inachevé donc, est l’opposé des textes de jeunesses, de leur fougue et de leur souffle.
Au bord de la mer, Marx dit qu’il est fatigué : je vais avoir trente ans et je suis fatigué. C’est pourtant dans cette fatigue qu’il aura écrit ces textes les plus vitalistes, les plus emportés. Ou est-ce de les avoir écrits qu’il aborde ce moment de la fatigue, fatigue dans laquelle il taillera le marbre du Capital ? La fatigue de Marx : sur son visage aussi. Dans son écriture. Vie de fatigue. Celle de Jules Vallès aussi. Film sur la fatigue : ce qu’il faut de fatigue pour ne jamais s’épuiser à lutter – cette lutte qui est la forme que prend la vie quand elle veut être digne.
Dernières images : la voix de Bob Dylan et Like a Rolling Stone comme une autre fatigue traversée. Défilent le vingtième siècle : pas celui dévoyé des crimes commis au nom de ce contre quoi justement la vie de Marx fut menée (l’arbitraire, la fatalité, l’injustice), mais celui des luttes. Peck retrouve le geste de son dernier film sur James Baldwin, I’m not your negro. Archives vives des visages des émeutes de Detroit et des marches civiques, de Mandela, des bombardements au Viêt-nam, ailleurs, et des poings levés contre eux.
Images qui disent la jeunesse de cette vie : de ce monde si vieux en regard. Et de comment il n’est décidément plus temps de l’interpréter (comme un lecteur, ou pire, comme un musicien) : mais de le transformer.
Ultime image : un jeune enfant plonge son regard loin en nous, face à nous, dans le présent du film qui s’achève et dont on comprend qu’il ne reconstituait rien, mais qu’il avait pour but de produire les conditions de ce regard. Derrière lui, un drapeau français imperceptiblement tremble.