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Alain Fleischer | Spectres du roman

Imitation, Actes Sud

mardi 7 septembre 2010


Présentation de l’éditeur :
Roman hanté comme le sont les châteaux et les forêts, Imitation offre, en revisitant le cauchemar du passé européen, la clé des intrinsèques contrefaçons de notre monde contemporain. Toujours circulaire, Alain Fleischer signe une fiction sur l’imitation – imitation de fiction – littéralement révolutionnaire, pleine d’invention et de prudences, d’enseignements et de magie.

Alain Fleischer, Imitation, Actes Sud, 2010.


« Spectres du roman »

L’impossibilité du roman — ce en quoi le roman est à mes yeux inacceptable et peut-être même aussi impensable — tient beaucoup pour moi à ce qu’il constitue : enjeu d’une reconnaissance formelle, objet ainsi d’une reproduction stérile de types, de formats et de figurations narratives éculées (par le simple fait qu’une telle configuration a été écrite, une fois).

On a dit assez que le roman était un genre sans forme pour ne pas dire qu’il usait de toutes les formes afin de mieux les réduire à ce qu’il était (in)capable d’énoncer. On sait bien que rien n’est plus facile à identifier qu’un roman — de le reconnaître : qu’un roman fonctionne largement sur cette reconnaissance (de forme et de fond). Les personnages, le temps, l’espace, le propos : rien qui ne ressemble plus à roman qu’un autre roman.

Mais ceux qui n’ont pas renoncé à « raconter bien (…) n’importe quoi qui soit un bout de notre monde et qui appartienne à tous » [1], cela fait longtemps qu’ils ont quitté la voie morte du roman : à leurs yeux, il ne s’agit plus de le réinventer mais bien d’aller voir ailleurs, s’il n’est pas.

Ainsi, si je me détourne chaque jour davantage du roman comme forme, c’est parce que ceux qui s’écrivent ne font que singer tous ceux que j’ai lus : en lire, c’est voir comment ils peinent à réécrire les autres. À la redécouverte du temps perdu — mais le temps perdu une fois l’est pour toujours. Préfère lire ce qui s’est perdu, la première fois.

« Le bonheur aujourd’hui n’est-il qu’une imitation du bonheur ? » — Le texte de Fleischer prend au mot cet état de fait et l’élargit à tout ce qui fait corps dans nos sociétés : le mot de Marx, absent, agit partout avec violence et cruauté : « Lorsque l’histoire se répète c’est la première fois comme tragédie, la seconde comme farce ». L’imitation est la clé d’entrée trouvée par Fleischer pour faire fonctionner à la fois cette vision du monde et la construction de son livre.

(Étrange et révélateur : on parle moins en cette rentrée littéraire de livres que d’un livre, et moins de ce livre que du procès en plagiat qu’on lui fait un peu partout : ainsi donc, Michel Houellebecq aurait recopié dans son dernier roman sur plusieurs pages l’encyclopédie en ligne Wikipedia ? Les faits paraissent établis, l’écrivain lui-même ne s’en cache pas, s’honore même de prolonger une pratique fondamentalement littéraire, dit-il. Ce qui est remarquable, c’est que ce livre est précisément proclamé par les médias comme le plus attendu de l’année (mais attendu par qui d’autres que par les médias ?), et qu’il passe en ce sens pour être le reflet le plus juste de la manière dont la presse et notre société aiment à envisager la littérature dans son ensemble. Qu’un tel livre imite ce qui n’est qu’une imitation d’une encyclopédie (littérarité nulle, degré zéro d’écriture, accent mis sur la valeur référentielle ou informative du texte, lissage et monologisme du contenu, etc.), et tout est en bon ordre. Cet auteur, imitation d’un auteur (il cite Baudelaire, il aurait pu dire tout aussi bien : les frères Pereire, ou Balzac) écrirait ainsi (dans) la pure imitation de notre époque — et je dirai pour imiter Chevillard : comme du citron le jus de citron. )

Dans le récit de Fleischer, tout y est imitation jusqu’à l’excès, le comique d’abord, et jusqu’à ce que le rire se transforme dans l’imitation du rire à la grimace, à l’effroi et la terreur, l’angoisse enfin : les foules partent en vacances au même moment au même endroit et la même phrase à la bouche, avant de revenir le même jour, les mêmes regrets mêlés des mêmes sentiments de joie du retour. Le monde réduit à un mouvement d’imitation générale.

Le narrateur observe tout cela avec distance et lucidité, non sans intérêt — étudiant préparant un doctorat ayant pour objet précisément l’imitation, il s’est résolu à rédiger sa thèse sous la forme d’un roman, seule apte et mieux que la sociologie ou l’anthropologie, imagine-t-il, à recueillir dans sa totalité un tel objet d’étude.

Le texte fait donc alterner le récit du jeune étudiant Anton avec celui du roman qu’il écrit, l’histoire d’un imitateur de génie, Mimmo. Roman de l’imitation (imitant avec ironie les centaines (?) de romans publiés chaque mois), ce dernier obéit aux lois du genre — à son ennui, aussi : Anton délaisse vite l’écriture de ce pseudo-roman pour s’ouvrir plus attentivement aux lois de l’imitation qui régissent son monde. Il comprend qu’il ne fera rien qu’écrire un roman comme les autres : et c’est habilement qu’il lui inventera une fin (dont la seconde ne sera qu’une fausse imitation, forcément).

Initiation — Je résume à grands traits ce qui ne saurait être résumé sans réduction au romanesque (ce que le livre n’est pas) : acceptant la proposition de son directeur de thèse, Anton passe les vacances comme gardien d’une immense propriété délaissée par le comte qui l’occupe habituellement mais abandonne durant trois semaines. Là, accueillant la sœur jumelle de sa maîtresse, le récit devient (imitation de) roman d’initiation : initiation au désir et au corps, à soi-même donc et à l’autre, à l’Histoire aussi et à ses propres imitations.

C’est là que le roman semble atteindre son point d’achoppement qui le réalise pleinement : celui de sa propre forme originelle — traversant toutes les lois du genre, il semble alors baigné dans une atmosphère d’irréalité factice. Les personnages ne sont plus que des figures, ou des fantômes de personnages, n’évoquant que de loin des psychologies formées. La sœur jumelle, imitation idéale de la maîtresse (idéale parce que proche et différente) apparaît et disparaît selon les caprices d’un récit peu sensible à la cohérence narrative. L’imitation imite l’imitation dans un jeu spéculaire sans fond, où échoue la possibilité d’un roman pris au premier degré.

Fantôme et spectres — Peu à peu, si l’image du fantôme s’impose, c’est non seulement en regard du travail de Fleischer dans son œuvre photographique, mais aussi dans l’arrière-fond politique et historique du récit : non loin de la demeure se trouve un vieux cimetière juif détruit par les nazis pendant la guerre, après que ceux-ci ont fusillé l’ensemble des villageois dont les formes continuent de hanter le bois — Anton comprend alors quel est son rôle véritable ici : imiter tous ceux qui l’ont précédé comme gardien de la demeure et prendre en charge la mémoire des fantômes.

Système et loi du récit, l’imitation occupe dès lors toutes les références : traversant l’histoire du continent, de la Révolution aux événements sportifs récents, tout ne serait qu’imitation de la joie première née en 1789, mais reproduites en hoquets déformants de 1998, spasmes imités des premières gestes héroïques : on descend sur les Champs Élysées pour fêter une victoire au football comme jadis pour la Libération (du pays et des camps), comme jadis pour… Et en chaque répétition se loge une dégradation définitive du monde — définitive mais répétée à chaque fois.

Bien sûr, dans sa mécanique ultra-précise, le réel va rejoindre le roman qu’Anton invente sous nos yeux : le personnage de Mimmo va occuper la scène du monde réel en imitation parfaite de la figure imaginée par l’étudiant — ou est-ce la thèse qui imitait sans le savoir un personnage existant ? C’est qu’à la fin (la fin de l’Histoire, évidemment), maintenant que toutes les formes possibles de la vie ont été éprouvés d’une manière ou d’une autre, impossible de savoir si la création même est possible, puisque pèse sur elle à jamais le soupçon de l’imitation qui l’annule.

À l’impossibilité de trouver une forme originelle de la vie rejoint celle d’éprouver la vie à son commencement neuf et non épuisé par d’autres : la force du récit tient à cette angoisse qui saisit toutes choses de n’avoir devant soi que du déjà-vécu qui rend caduque la vie, inutile son expérience. Le suicide, évoqué naturellement, est lui-même repoussé puisque lui aussi non exempt d’imitation : car se suicidant, comment savoir si ce n’est pas pour faire aussi comme tant d’autres ?

Points de vue — Bâtissant un système, Fleischer n’occulte ainsi aucune réalité du monde pour l’envisager et le révoquer dans le même temps : si l’imitation est un point de vue (bien plus puissant pour faire fonctionner le roman que le personnage principal), il est à la fois celui qui dévisage le réel et celui qui le double, celui qui le recouvre aussi : à l’histoire qui surgit naît inévitablement l’autre histoire, qu’elle imite, mais qu’elle réduit, qu’elle reproduit sans jamais retrouver la beauté du geste qui l’a fait naître du néant.

Chaque figure du roman possède ainsi son double, imitant et originel, imitant et dans le même temps originel : dès lors ce que le roman trouve en son terme — sa grande force est même de la produire — c’est une origine impossible, ou qui serait non plus en amont, mais dans un avenir qui n’a jamais lieu (seul lieu où il devient acceptable).

J’omets tant de choses dans ce livre (la grande sensualité d’ensemble ; les croisements avec l’Histoire ; la ligne claire d’un récit tendue toujours vers sa fin ; la beauté d’une langue ; la puissance fantastique du paysage et des morts qui nimbe le récit central) : il y aurait à dire aussi sur la place de l’art dans ce monde voué à l’imitation, la reproduction — ainsi cette question, essentielle : un monde où le Quintette en do de Schubert existe déjà et pour toujours est-il encore vivable ? Ce monde est-il supportable dans lequel le seul véritable artiste est un travesti imitant dans les cabarets sordides les imitations des grands imitateurs que sont les hommes politiques ?

Jamais cependant Fleischer ne laisse croire en la nostalgie d’une pureté originelle perdue qu’il faudrait coûte que coûte retrouver : jamais il ne laisse entendre que cette pureté même est souhaitable. Le monde, tel qu’il est, est à sa place.

Ritournelle — Mais le système se brise finalement, dans la splendeur des dernières pages — le spectre (à la fois le fantôme, le revenant, et le double) trouve-là matière à se désirer dans l’acte de chair toujours premier, cette répétition de son instant menacé à chaque seconde, mort et vivant de se faire à la fois, vivant de mourir et de recommencer dans le désir toujours neuf (« amour réalisé du désir demeuré désir »).

Récit en forme de spectre d’un récit fuyant, de plusieurs récits spectraux qui se dédoublent : pourtant, là où le fantôme est habituellement signe de la mort, il devient ici ce qui donne vie à la vie elle-même : sa présence. Le roman, forme morte, est définitivement révoqué au profit d’une forme-force qu’on n’ose pas appeler poème dans les dernières pages, mais qui se dresse assurément dans le geste inaugurant chaque fois comme une première fois — comme le mot saisi et énoncé dans le rapport fondamental qu’on tisse avec l’autre, le désir de le voir habiter ce mot dit et échangé, l’échange des corps pour faire de sa propre chair le spectre du corps de l’autre, et du corps de l’autre son propre spectre en suspens, désirable et désirant. La répétition, celle de la ritournelle des corps dans l’amour, finit par briser l’imitation et renouveler le monde.

Contre l’imitation qui ravale et épuise les énergies essentielles, le récit pose ainsi en son terme la présence à soi et à l’autre, par et dans le corps : co-présence de la littérature et du geste qui la désire, désirant la vie par elle dégagée, présence surtout toujours à réinventer (qu’on nomme cela amour, écriture, ou autrement) dans la violence de s’arracher aux convenances du réel — dans la perte toujours consentie de la mort, petite et grande, seule capable de donner naissance au premier jour du désir neuf.


[1B.-M. K.