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Anne Collongues & Olivier Rolin | Nulle part et n’importe où
L’heure blanche, Le Bec en l’Air
vendredi 9 juin 2017
Notes de lecture sur le livre L’heure blanche – photographies d’Anne Collongues, texte d’Olivier Rolin. Publié aux éditions Le Bec en l’Air, février 2017
[/ Il s’agit d’une ville on ne sait pas laquelle. Il semble qu’elle n’éprouve pas le besoin de s’expliquer, se raconter. Elle est là, comme ça. À prendre ou à laisser. D’une évidence ténue, dispersée, négligente, sans aucune centralité apparente ni monumentalité. S’agit-il même d’une ville ? On pourrait en douter. Sur certaines photos, l’urbanité est patente, sur d’autres non ./]
[/Olivier Rolin/]
« Ce pourrait être n’importe où dans le monde » – écrit Olivier Rolin à l’ouverture du livre. Ces nulles part qui sont le n’importe où de notre monde : une ville, forme que prend le monde pour nous désormais que le monde est partout dressé devant nous comme ces pierre levées entre lesquelles nous vivons, où nous mourrons : où d’autres que nous meurent déjà, sans doute, derrière ces murs que les photographies d’Anne Collongues ne cherchent pas à traverser, plutôt dans lesquels son regard fraie et qu’elles lèvent. On ne voit même plus qu’on vit dans une ville, comme l’air qu’on respire et qui nous peuple. Invisibilité de la ville qui nous enveloppe, nous constitue : rend invisibles les êtres qui évoluent en elle. « Une pauvre géométrie un peu brumeuse où l’on doit bien habiter (mais on ne voit personne) ».
« Sur certaines images, l’urbain s’est presque effacé, résorbé dans la terre sèche, jaune, ou bien c’est le ciel blanc qui l’a brûlé » – écrit Olivier Rolin. Effacement qui ne laisse voir de la terre seulement ce que la ville elle-même a autrefois habité, avant de se retirer. Le ciel lui-même semble partout marqué par la ville : interrompu par la ville, accroché à la ville. Brûlure sur le paysage, mais sans feu : de la cendre froide qui ne reprendra plus. La ville effacée qu’Anne Collongues regarde, ne cesse de produire son effacement, d’occuper la nature comme on occupe un enfant – pour ne pas qu’il hurle –, ou un pays en guerre : « ces platitudes fléchées de verticales ne sont pas celles d’un lac salé mais peut-être celles d’un parking ou (plus improbablement, mais le charme austère de ces paysages tient à leur indétermination) d’un terrain d’aviation ».
« Quelques mâts grêles de lampadaires parmi les troncs plus marqués des palmiers attestent qu’on est sans doute dans ce qu’il est convenu d’appeler une ville, ou sa lisière » écrit Olivier Rolin. C’est qu’on semble toujours au bord, ville qui ne semble faite que de sa propre banlieue, ces rues qui pourraient toutes marqués le moment où on va franchir et la dépasser, mais non : ville que chaque rue entoure, et cerne, mais rues qui n’encerclent aucun centre – sur les images d’Anne Collongues, la ville est toujours son bord, le lieu où elle pourrait s’interrompre et ne s’interrompt jamais. C’est comme si on avait agrandit la ville en raison de l’effroi du dehors, ville cernée d’un dehors qui la menace et la maintient à cette forme de banlieue permanente, insistance, immuable dans ses variations mêmes : « La ville, même là où elle est plus dense, semble toute faite de lisières. »
« Présence insistante de la végétation. Pas la végétation normalisée, policée, domestiquée, qui est comme un ornement urbain […]. Ici, dans cette ville, ça vient plutôt à la va comme j’te pousse » – écrit Olivier Rolin. Sauvagerie nonchalante concédée par la ville à ce qu’on nomme la nature : ou est-ce une guerre civile plus sournoise, plus terrible : pousses qui surgissent à même le sol dans les anfractuosités des routes, entre deux immeubles. Sur chaque photographie, Anne Collongues ménage cette place à ce qui ne pourrait en avoir, et qui est le contraire de la ville. Végétation instable, précaire – mais tenace. On voudrait nous faire croire que les traces de la Nature au milieu des villes sont les derniers vestiges d’une guerre menée par l’homme contre le Jardin, que la ville est la marque de son triomphe. Chaque image ici démontre le contraire. C’est la terre qui déjà s’est lancée dans une reconquête contre laquelle on ne pourra rien. Devenir de la ville : on sait bien que quand la ville lâchera prise, que les hommes partiront, ou que tous soudain ne seront que poussière, la jungle recouvrira la moindre pierre, soutiendra les pierres, sera confondue dans la pierre. Images fugaces de ce futur qui déjà pousse, nous entoure, nous console des ravages à venir. Cette ville a déjà compris : elle laisse faire sa destruction. « Je me souviens avoir marché, une nuit, pendant les années de guerre civile à Beyrouth, sur la place des Canons (encore dite place des Martyrs), qui se trouvait sur la ligne de front : les arbres avaient crevé le bitume, au milieu des grandes ruines modernes. J’avais pensé que si un jour la paix revenait, c’était ça qu’i faudrait conserver comme mémorial de la guerre : cette patience végétale venant à bout des construction des hommes lorsqu’ils répudient leur humanité, ce rappel de notre précarité. »
« La terre, la rocaille, partout présentes, visibles, alors que les villes, en général font entièrement disparaître le sol qui les porte, comme un péché originel » – écrit Olivier Rolin. Le Jardin, décidément, est (plutôt que le lieu) l’enjeu de la guerre civile de l’homme contre ses dieux, ses origines, qu’importe comment on nomme le passé quand on l’a oublié. Villes qui exhibent l’absence de terre : ou qui la désignent dans les parcs clôt dont la domestication rageuse témoigne davantage de l’absence de terre – platanes rangés dans l’ordre, herbe qui pousse entre des dalles de bétons, fleurs en pots avec cartouche portant le nom en latin. Mais pas ici, non : pas dans cette ville que regarde obstinément Anne Collongues, où la terre est au milieu de la ville, tant est si bien qu’on pourrait croire que la ville est au milieu de la terre. Alors le passé revient, ne se laisse pas oublié, et Olivier Rolin se souvient des villes et des terres qui les portent. Beyrouth, Paris, Léningrad – souvenirs de la perspective Nevski dans laquelle il a marché. « ‘‘Dans nos villes, écrivais-je alors, on oublie la terre. Pas en Russie : supériorité philosophique évidente.’’ C’était il y a longtemps. Saint-Pétersbourg, à présent, a rectifié tout ça. Tout est rentré dans le rang, la terre n’exhibe plus, indécente, ses dessous. Ici, c’est encore le cas ».
« Un côté terrain vague prononcé » – écrit Olivier Rolin. Vague, le mot est vague et nomme si précisément cette absence d’organisation de la ville que saisit Anne Collongues : les cadres de ses photographies travaillent avec une singulière douceur ce vague des formes et des organisations, refusant de rétablir l’ordre que la ville désorganise à même sa terre. Mais une photographie, malgré soi, encadre le monde, lui donne une rigueur géométrique inhérente à sa forme de photographie, bords du monde qui laissent au-dehors de son image que le vide qui la structure. Et pourtant : force du travail de ces photographies de travailler contre la nature photographique de l’organisation, de laisser vivre autour d’elle ces vagues et de saisir de l’intérieur le vague du monde qu’elle dresse. Cela tient-il à ce grain d’aube sur l’image ? (« Les rues s’élèvent dans la lumière blanche comme des tapis volants », écrit David Avidan, dans le beau poème en hébreux à la fin du livre, qui lui donne son titre). Ou à cette sensation de saisie à l’épaule, en passant, en mouvement ? Ou à l’absence de passants – images prises au petit matin, volée à ces heures où personne n’est encore là, ou peut-être plus là. « on y voit en général très peu de figures humaines, [ce qui] pourrait faire penser qu’il s’agit d’une ville que ses habitants viennent d’abandonner précipitamment, laissant quelques manières de linge aux fenêtres. Impression, légèrement angoissante, de vide, qu’accroit la vacuité du ciel ».
« Le disparate de l’architecture renforce, redouble, l’impression de laisser-aller ». Sauvagerie de la nature, sauvagerie de la ville : ville jetée en désordre sur elle-même, bâtie sans logique et sans ordre, en dépit du bon sens, ou comme une provocation contre le sens même. Villes méditerranéenne : quand on marche à Paris au contraire, on le sait, on marche sur l’organisation contre-insurrectionnelle de la bourgeoisie qui vivait avec angoisse la menace des barricades. Longues avenues, immeubles d’égale hauteur, perspective, angles droits. La ville devenait imprenable. Et puis, puissance de l’idéologie triomphante : cette ville bâtie contre ceux qui y vivent est devenue l’image même de la ville, son essence. Une ville, pense-t-on, c’est cette organisation rigoureuse des rues, l’agencement qui organise la fluidité des circulations, dépose les humains sur les bords des routes, trottoirs qui sont justement en marge de la centralité de la route. Nos villes sont des puissances d’exclusion, des violences faites à nos corps. Mais sur les images d’Anne Collongues, c’est une autre ville, une autre hypothèse de ville : un désordre sans souci de son propre désordre. Les immeubles surgissent sans composition dans le cadre qui rend grâce de l’arbitraire de leur surgissement, ne cherche pas à réorganiser la ville, la recadrer. Ici se rejoingnent le geste photographique et celui de cette ville : une puissance d’organisation immanente, vivace, surgissante. « Le désordre, l’aléatoire, l’hétéroclite semblent le principe de cet assemblage désassemblé » [1]
« À dire vrai, cette ville fait extraordinairement africaine » – écrit Olivier Rolin, qui se souvient de son enfance passée en Afrique de l’Ouest. Terre, broussaille, organisation libre et insurrectionnelle des rues : on est au sud, brûlure que chaque photo d’Anne Collongues traque, chasse, saisit, ressasse. L’Afrique est cependant ici Israël. Peut-être est-ce vrai : que cette terre est l’Afrique au lieu où elle passe de l’autre côté du monde ; que cette ville est le passage entre l’Afrique et l’Asie, au passage de l’Europe. Terre Sainte qu’on avait cru le Centre Sacré de nos Histoires, et qui n’est qu’un trait-d’union, une manière de pont lancé sur les gouffres. D’ailleurs, rien qui ne signe cette terre : dans nos villes, les images et les écrits sont autant de pollution visuelle. Essayez de poser les yeux sur la ville qui vous entoure sans lire quelque chose : impossible. Pas ici. Ici, aucun panneau, aucune direction, aucun nom de bar, de pharmacie, de commissariat. Simplement des murs et de la terre, et dans le cadre : strates de surfaces (le sol, l’immeuble, le ciel) levé dans un camaïeux de couleurs étales qui sont la seule inscription visible, muette, évidente, incertaine d’elle-même. « Je retrouve son mélange de modernité et de vétusté, son hésitation à être urbaine. Son tissu déchiré. »
« Une ville où je ne suis jamais allé, que je n’imaginais pas du tout comme ça. Je la voyais plus moderne, plus agressive, plus contente d’elle ». Tel-Aviv, puisque c’est de Tel-Aviv dont Anne Collongues fait le portrait, existe comme toutes les villes avant de les voir. J’ai moi-même mille images de Lvov, de Mexico, de Tokyo, de Tombouctou où je ne suis jamais allé : de Tel-Aviv aussi, de Quimper, de New York. Noms de ville : son image déjà. L’étrangeté des images d’Anne Collongues, c’est à la fois de faire surgir une ville inconnue pour nous, sans pour autant laisser la sensation qu’elle l’invente, qu’elle cherchera à tous prix à nous montrer un visage caché de la ville. Non, c’est bien Tel-Aviv, pense-t-on et pourtant, non, on ne la pensait pas telle : étrange de reconnaître une ville qu’on ne connaissait pas et qui contrevient à nos attentes : l’élégance de montrer sans fard une ville tel qu’en elle même. Cela tient sans doute au fait qu’Anne Collongues connaisse cette ville, en ait fait l’usage : usage de la ville qu’on perçoit sur chaque image, qui donne tant d’images de cette ville, que chaque image renouvelle. « Une ville, ça n’est pas, c’est cent, mille villes différentes ».
« Les photos d’Anne Collongues ne démontrent rien, mais il semble que ce soit la ville elle-même qui ne démontre rien. » – écrit Olivier Rolin. Photographies qui tâchent de rejoindre une expérience de la ville, une expérience simple et vivante de l’avoir habitée, d’avoir été, pour un temps, trois ans, une parmi la ville, sa ville, habitante de cet ensemble composé par ses murs et ses corps, sa ville. De là, cette sensation d’immanence : pas ce regard posé comme quand on visite une ville pour deux jours et qu’on cherche des singularités, qu’on voudrait, de l’extérieur d’elle, en arracher l’essence de notre point de vue. Le point de vue d’Anne Collongues est celui de la ville, d’une ville vécue par elle-même et sans volonté d’en dire quelque chose. Ce refus du discours en surplomb témoigne, plutôt qu’il raconte. Et le texte d’Olivier Rolin, dignement, voudrait se confondre avec ce geste, tâche de lire dans les images ce dont témoigne un tel témoignage.
Livre précieux pour voir les villes et les saisir : le regard d’un photographe et la langue d’un auteur auront, le temps de la lecture, désiré conserver de la ville sa nature de ville, luttant contre la tentation bien facile de l’emporter vers ce qu’elle n’est pas, par exemple l’image d’une ville : et pourtant, c’est par l’image que cette ville est levée et saisie dans le livre. S’il est difficile, confie Olivier Rolin à la fin du livre, d’écrire à côté de telles photographies sans céder au commentaire – commentaire que ces images ont refusé de faire sur la ville –, il est encore plus délicat de ne pas commenter le texte en retour : alors avoir désirer écrire comme ces pousses sauvages fraient entre le béton brûlé du soleil de cette ville. Écrire pour mieux voir, mieux lire, être la sauvagerie et le béton, cette surface et cette immanence – faire l’expérience de frayer sauvagement, entre la terre et le ciel, entre le ciment et la roche, le regard et la langue.