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Claro | Traquer les nuits

Abattre son jeu, L’Arbre Vengeur

mardi 27 décembre 2022


Ce pourrait être une façon assez simple de rendre compte de certains livres. Un ami vous demanderait :
— Alors, tu le trouves comment le dernier roman de X ?
Et vous de répondre :
— Oh, sans nuit.

Claro, p. 34.

C’est au début du livre, dès le sixième chapitre — comme chacun d’eux rapide, nerveux, emporté —, un passage de Marguerite Duras, dans Ecrire.

« Il y a encore des générations mortes qui font des livres pudibonds. Même des jeunes : des livres charmants, sans prolongement aucun, sans nuit. Sans silence. Autrement dit : sans véritable auteur [1] ».

Ce pourrait être le sésame. Claro trouverait là une manière décisive d’estimer les livres, objet de son texte : ainsi y aurait-il des romans charmants, mais écrits dans le jour plein des évidences, « sans conscience des ombres », des livres morts — et puis, il y aurait les autres, tellement plus désirables et nécessaires, les livres peuplés de nuits, ouverts (contrairement aux cercueils) à d’infinis prolongements.

Préférences

C’est la ligne de partage qui conduit une éthique de lecteur dans un essai qui paraît bien davantage que cela, plutôt une façon de traquer les signes et les ombres, d’écrire de l’intérieur de la langue ce qu’est la tâche de lire et d’écrire quand on se fait traqueur de nuits dans les livres et en soi-même ou dans les signes du monde, de lire quand on écrit et d’écrire quand on lit : deux gestes d’un même mouvement, en lisant en écrivant sans signe de ponctuation.

Comme dans un autre texte de Gracq, Claro expose ici ses Préférences prises au sens haut et qui relèvent d’autre chose que d’un simple jugement de goût, mais témoignent d’un regard sur l’appartenance à la nuit ou au jour. D’un chapitre à l’autre, la plupart issus de son site Le Clavier cannibale on passerait des livres diurnes, certains charmants, la plupart désolants (Weber, Nimier, Auster, Rouaud, Reinhardt) voire lâches (Djian, BHL, Moix), aux textes nocturnes (Lowry comme talisman, Flaubert, ou Proust), arrachant pied à pied, lettre après lettre après signe les ombres, l’inconnu de l’auteur lui-même mis à jour (dans la tension qui le maintient dans la nuit) par un auteur lui-même aveugle sur ce qu’il accomplit, non pas malgré lui, mais en dépit de ses propres désirs de s’affirmer — au contraire.

Le chapitre où Claro dépose la phrase de Duras porte précisément sur la mort de l’auteur, et avance cette thèse décisive : il ne s’agirait pas de renoncer à penser les intentions de l’auteur dans son œuvre, mais de lire en elle la façon dont l’auteur se dérobe à toute clarté : « les signes d’un certain absentéisme  [2] ». Et voir combien un auteur s’absente aussi en lui-même, fait le contraire de déposer ses volontés premières ou dernières. La mort de l’auteur, si elle est une façon chez Barthes de basculer vers le lecteur le lieu véritable de la création, n’est ainsi pas sa disparition, mais la suspension de la force affirmative de l’auteur au profit de ce qui élargit sa faculté de poser sur le monde et sur lui-même un regard radicalement singulier afin de rendre visible sa part obscure, voilée, opaque.

On pense à Jaccottet.


La nuit n’est pas ce que l’on croit, revers du feu,

chute du jour et négation de la lumière,

mais subterfuge fait pour nous ouvrir les yeux

sur ce qui reste irrévélé tant qu’on l’éclaire.

On pense aux derniers vers de Phèdre que Racine jette comme un ultime voile sur sa tragédie en la rendant possible et avec elle, toutes les autres.


Déjà jusqu’à mon cœur le venin parvenu

Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu ;

Déjà je ne vois plus qu’à travers un nuage

Et le ciel et l’époux que ma présence outrage ;

Et la mort à mes yeux dérobant la clarté,

Rend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté.

Tâche de la lecture, de l’écriture : ne voir qu’à travers ce nuage par le froid inconnu qui se jette comme une bête sur nous, parce que le monde ne s’épaissit qu’à ce prix, tout comme l’expérience d’y prendre part, vivant — laissant aux purs épris de jour le soin de rejoindre Phèdre dans sa mort, aveugle tandis qu’elle vivait, voyante désormais tandis qu’elle agonise, mais qu’elle perçoit ce qu’il en coûtait de ne pas vivre.

Éloge de la lecture — des livres, des signes, du monde —, et de l’écriture — non de soi, mais de l’inconnu qui nous fonde et par là fonde notre relation au grand dehors, aux autres et à ce qui nous libère de nous-mêmes, des habitudes sociales posées sur nous —, le livre de Claro se lit, un chapitre après l’autre, essais successifs d’éprouver cette hypothèse nocturne et d’en mesurer la portée, la joie aussi.

Jeu de massacre

Domine, bien sûr, la jubilation de démasquer les hypocrisies et les vulgarités d’un « monde des lettres » bouffi de suffisance et de prétention, pour mieux en relever les ridicules et démasquer les bouffons avachis dans leur orgueil. Mais c’est toujours une contre-lecture qui opère : observer de près le style de ces « auteurs », c’est chercher à nommer ce qui serait la tâche de l’écrivain — précisément ce qu’ils ne font jamais : retourner la langue, ne pas la prendre là où elle est, ne jamais la considérer comme allant de soi et l’envisager toujours comme un dehors, et l’écriture comme un affrontement. Loin de seulement dénigrer ses contemporains pour mieux s’en défaire (même si c’est souvent œuvre de salut public), il s’agirait surtout de prendre acte de ces conséquences quand, stigmatisant le cliché ou le lieu commun, raillant l’absence de (travail sur la) langue, méprisant la bêtise et la laideur dans laquelle se vautrent bien souvent les têtes de gondoles, on observe ce qui reste. C’est alors que se révèle une autre traque des signes : écrire, c’est aller en quête de ce qu’on se pensait incapable d’écrire, pour constater qu’on disposait de ceci en soi qu’on ignorait et qu’on possédait pourtant, ou dont l’écriture nous arme, et lire afin de penser ce qu’on ne se savait pas capable d’éprouver.

Bien sûr, il y a une part de jeu de massacre. Mais jouer au grand méchant loup et souffler sur les cabanes frêles des cochons — auteurs indignes, critique réduite à faire des pronostics hippiques, prix littéraires absurdes — n’est-ce pas d’abord une condition première afin de rendre disponible les forces vives ? Et que salubre est le vent. Claro joue aux équarrisseurs avec tendresse pour rendre justice à l’axiome premier énoncé par Duras : « ces générations mortes qui font des livres pudibonds ». Je songe à cette phrase de Marx, qui déplore combien la « tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants ». C’est pour se délester de ce poids et s’en aller, plus léger, au profond des nuits que le critique/lecteur se fait, parfois, garçon boucher. Joue imperceptiblement l’écho d’une réflexion sur la traduction, quand, s’interrogeant sur l’usage du mot français abattoir par Malcolm Lowry, au lieu du mot shambles en anglais qui désigne aussi bien le lieu d’abattage qu’un carnage ou une scène de destruction, Claro ne résiste pas à la tentation de rappeler une phrase de Pynchon dans Masson & Dixon (traduction Claro & Matthieussent), à propos de Chicago au début du chapitre XXIX.


Les Villes commencent le jour où l’on élève les murs des Abattoirs, pour dissimuler le sang et les effusions de sang, les cris des animaux, les odeurs et les souillures, aux Citadins déjà fragiles devant les Réalités de la campagne. [3]

L’essai, comme abattoir ? La littérature, cette ville, cet abattoir ? La ville comme reproduction à l’échelle de la littérature ? L’abattoir, comme la condition même de cette effraction de la réalité, cette violence faite aux pudibonds et au jour plein : cette part accordée à la nuit ?

C’est alors que le titre résonne : abattre son jeu, ce n’est pas seulement comme dans une partie de cartes, dévoiler ce qu’on possède : c’est aussi, littéralement, l’abattre : « Il est vrai : cet instant n’est autre que la mort. Et pourtant, il est jeu. Étant disparition, il est le jeu par excellence », écrivait Bataille à propos de la transgression.

L’art du traducteur

Faire disparaître le jour, voilà ce à quoi est appelé et nous appelle l’écrivain : l’ouvrir à la nuit, acte commun partagé avec le lecteur. De l’écrivain au lecteur se joue une conjugaison que Claro nomme la traduction. Traduire n’est dès lors plus le travail du traducteur, mais tâche de lecteur. Évoquant la figure de Boris Akounine, traducteur affligé de Mishima qui voulut se venger de la faiblesse du romancier pour commettre lui-même ses livres, Claro pose la question impossible : est-ce à force de traduire qu’un traducteur se met à écrit ? Ou au contraire, est-ce que traduire prolonge l’écriture née en amont et la creuse et la relance ? De la poule ou de l’œuf, on sait bien que ce qui vient avant est dieu ou le renard. « Tout écrivain est quelque part un traducteur [4] ». Quelque part ? Dans sa propre nuit, sans doute — la traquant, l’appelant, la provoquant. « Il ne cesse de se traduire lui-même. ».

Lire/écrire est tout à la fois ce travail impossible et nécessaire en tant qu’il ne réduit pas cet impossible, mais l’agrandit : c’est Baudelaire traduisant le mot « dull » dans Poe par « fuligineux » [5] ; c’est Claro devant traduire l’écho « snakes »/« shakes » dans Lowry [6], ou le français « abattoir » chez le même Lowry ; c’est aussi, inversement, l’URSS affadissant Salinger pour le rendre assimilable et ne pas le reconnaître quand des décennies plus tard, une autre traduction redonne sa brutalité à la langue de L’Attrape-cœur.

« Pouvons-nous accepter la poésie de M. Baudelaire, plaidait le critique Goudall en 1855, cette poésie de charnier et d’abattoir, comme l’expression même incomplète, des souffrances du temps présent [7] ? ». La question rhétorique exige évidemment une réponse contraire aux vœux pudibonds de Goudall. Si notre besoin de charnier est impossible à rassasier, c’est parce que l’expression est par nature incomplète, comme le monde, qui n’a pas à s’accomplir, mais dont l’incomplétude ne peut que se creuser pour donner à voir le temps présent et ses souffrances.

C’est vers la fin du livre, un autre sésame. Claro cite Salinger, une phrase d’Holden qui contient sans doute l’étrange formule de cette partie de cartes qu’est l’écriture, la lecture et la traduction :

« C’est marrant, suffit de s’arranger pour que quelqu’un pige rien à ce qu’on lui dit et on obtient pratiquement tout ce qu’on veut [8] ».

Outre qu’elle ne peut que renvoyer, pour moi, à l’équation parfaite qui organise le deal de Dans la solitude des champs de coton (et Koltès avait lui-même donné une traduction théâtrale — pleine de trahisons et de nuits — de L’Attrape-cœur dans son Sallinger), la phrase de tricheur-roublard d’Holden/Claro dit assez ce qu’il en est de l’incomplétude, du malentendu, cette façon d’en finir pour de bon avec la littérature comme entreprise de communication, et de miser sur la méprise qui permet du jeu capable de produire du mouvement (mécanique) entre les pièces, de se livrer pieds et poings à la mésentente, ce fondement de la politique comme conflits féconds d’interprétations : à la nuit profonde, non pas opaque, mais ouverte en deux, éventrant le jour, libérant les forces.

[1Cité par Claro, p. 34.

[2Claro, p. 33.

[3Claro, p. 112-113.

[4Claro, p. 53.

[5Claro, p. 120.

[6Claro, p. 99.

[7Cité par Claro, p. 114.

[8Claro, p. 117.