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« Des choses qui me rongent la nuit »

Notes sur les vies d’Aragon

mardi 9 mars 2010

Happé, à cause d’un travail en cours, par la vie de Aragon, et tout le jour ne pas pouvoir chasser ces questions : de combien de mensonges se tisse la vérité d’une existence pour qu’on arrive à y croire, enfin ? et comment à l’écrire on pourrait lui donner corps et justesse ?

Il y a des choses que je ne dis a Personne Alors
Elles ne font de mal à personne Mais
Le malheur c’est
Que moi
Le malheur le malheur c’est
Que moi ces choses je les sais

Suis persuadé en tout cas que les mots de vérité ou de mensonge ne peuvent approcher le mystère de cette fiction qu’est la vie traversée quand on se donne tâche de l’écrire. Et peu importe ce qui tient de l’imaginé ou du vécu, tant qu’a été éprouvé, dans le secret de la conscience, et celui d’une écriture, ce qui justifie chaque jour le volume d’air qu’on expire.

Il y a des choses qui me rongent La nuit
Par exemple des choses comme
Comment dire comment des choses comme des songes
Et le malheur c’est que ce ne sont pas du tout des songes

Je rêve autour de ces scènes (et d’ailleurs sont-elles vraies ?) :
Aragon, guère plus de vingt ans, quai de Gare de l’Est au printemps 18, et sa mère qui lui dit (en quels mots ?) qu’elle n’est pas sa sœur.
Une autre : hôpital Val-de-Grâce, rencontre avec un autre étudiant en médecine. Aussitôt, cet étudiant écrit à un ami : « J’ai rencontré vraiment un poète avec une joie peut-être moins terrible que la nôtre » (Breton, lettre à Fraenkel)
Une autre encore : Aragon, en 39, sur le même quai de la Gare de l’Est. Interdit de plume par les communistes, anti-français pour les républicains, mais mobilisable : maudite classe 17 — deux guerres en vingt ans. (« Vingt ans après Titre ironique où notre vie / S’inscrivit tout entière »)
Une dernière enfin : dans la maison où vécurent Aragon et Elsa, on arrache une feuille à ce calendrier pour chaque jour qui passe : et aujourd’hui encore, sur le mur, reste le calendrier demeuré pour toujours au feuillet du 16 juin 1970 (et le lendemain, quelle force faut-il pour ne pas arracher cette page ?)

Pour peu pour peu que tu l’aies dit
Cela qui ne peut prendre forme
Cela qui t’habite et prend forme
Tout au moins qui est sur le point
Qu’écrase ton poing
Et les gens Que voulez-vous dire
Tu te sens comme tu te sens
Bête en face des gens Qu’étais-je
Qu’étais-je à dire Ah oui peut-être
Qu’il fait beau qu’il va pleuvoir qu’il faut qu’on aille
Où donc Même cela c’est trop
Et je les garde dans les dents
Ces mots de peur qu’ils signifient

De toute cette vie, devant moi étalée en notes, dates, paroles, contradictions, erreurs gigantesques et grotesques, héroïsmes inconcevables à nous de petite histoire : ce qu’il faut de certitude dans la parole pour se fabriquer presque de toute pièce, à partir d’un nom de honte, d’une famille fausse, d’une idéologie trahie — tout ce qui fait tenir debout un siècle en quelques vers « brillants comme une larme » ; je le vois, oui.

Ne me regardez pas dedans
Qu’il fait beau cela vous suffit
Je peux bien dire qu’il fait beau
Même s’il pleut sur mon visage
Croire au soleil quand tombe l’eau
Les mots dans moi meurent si fort
Qui si fortement me meurtrissent
Les mots que je ne forme pas
Est-ce leur mort en moi qui mord

J’ai passé toute la journée en étant persuadé qu’on était encore la veille : c’est donc comme si le 8 mars n’avait jamais eu lieu, vraiment — d’ailleurs, dans ce journal, même à contretemps, je ne trouve pas trace de ce jour perdu. Mais ce qu’une date seule doit à toutes les autres, et ce que le vide d’un jour apporte au comble d’une seconde, je ne l’ignore pas quand je lis Aragon :

Le malheur c’est savoir de quoi
Je ne parle pas à la fois
Et de quoi cependant je parle

C’est en nous qu’il nous faut nous taire [1]

[1_Le Roman inachevé.