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Rimbaud | Communard
Au fusil
samedi 2 novembre 2024
Rimbaud nous adresse des nouvelles (photos, textes, délires)
Les recueillir ici : le sommaire
Des nouvelles de Rimbaud. Cette fois, celles qu’il nous envoie sont floues : elles tremblent à l’image, incertaines et fragiles, et pour les voir, il faut davantage que la foi du charbonnier, mais la mauvaise foi de l’idolâtre [1] — et être prêt à se brûler les yeux sur une pellicule elle-même brûlée dans les feux de joie de la Commune.
Avouez, vous aussi l’avez reconnu ? Non ? Approchez davantage, jusqu’à vous brûler les yeux.
Bien sûr que c’est lui, l’attitude tremblée et fuyante, ou sur le point de partir, le regard furieux et têtu, le visage presque effacé : c’est lui.
Nous sommes mardi. C’est le 16 mai. Depuis le matin, une foule s’assemble place Vendôme. Par décret du Douze avril, le gouvernement révolutionnaire a décidé en son article premier paru dans le Journal Officiel de la nouvelle République la destruction de la colonne impériale, « monument de barbarie, symbole de force brute et de fausse gloire, affirmation du militarisme et négation du droit, insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, attentat perpétuel à la fraternité. »
Au milieu de l’après-midi, la cérémonie commence. Des bataillons de la Garde Nationale hurlent le Chant du Départ, et puis La Marseillaise, pendant qu’on scie difficilement la colonne. Enfin, vers dix-sept heures, les tambours cessent. Des câbles sont attachés au sommet : Ordre est donné de tirer. On tire.
La statue là-haut vacille, semble hésiter, puis bascule, légèrement, avant de s’écraser sur le pavé recouvert de sable et de fumier dans un grand bruit de tyran qui tombe. Dès 1852, Marx l’avait annoncé : « Mais si le manteau impérial tombe finalement des épaules de Louis Bonaparte, la statue de bronze de Napoléon tombera de la hauteur de la colonne Vendôme. » On hurle donc, de fierté : puisque l’Empereur est prisonnier des prussiens, il fallait bien refaire la geste révolutionnaire et faire tomber sur le sol une tête impériale. La voici, détachée du buste, les yeux encore ouverts sur le vide.
On se presse autour des gravats, on voudrait regarder de ses yeux ces yeux ouverts, ce crâne tombé, ce corps de bronze brisé là, à nos pieds, et dans ces gravats épars on mesure sa force et qu’on est capable, nous autres, en tirant ensemble sur quelques cordes, de faire tomber de son piedestal sur le tapis de fumier les regards impériaux et toute cette morgue du pouvoir.
Bruno Braquehais n’entend pas les cris, mais voit tout, il est là pour cela. Sourd de naissance, mais maître de la photographie, il a pris fait et cause pour l’insurrection. Alors que Nadar et les autres se sont enfuis, lui est là, qui documente la révolution. Il ne vend pas ses clichés. Il saisit au vol de son appareil, lui le photographe d’atelier, les incendies et les combats, les communards fusil au pied et les visages tremblés dans l’urgence.
Braquehais a soigneusement préparé ce jour. Des prises de vue de la Grande barricade de la Rue Castiglione laisse voir, au fond de l’image, la colonne encore fièrement dressée.
D’autres photographies montrent les préparatifs de l’abattage.
Et puis des dizaines d’autres témoignent des instants d’après : les Gardes nationaux au pied de la colonne renversée posent, le regard menaçant ou joyeux, brandissant le sabre, criant, levant le chapeau ou rêvant.
Sur l’une, on devine Courbet, tout en barbe et colère, lui qui aura dès les premiers jours appelé à la destruction de l’infâme colonne. On s’approche pour observer les visages, les regards. Il suffit de fermer les yeux pour apercevoir sur l’une de ces images Arthur Rimbaud.
Ici donc.
Mais si vous n’êtes pas convaincu, Braquehais sait insister, comme l’Histoire, et s’y reprend à plusieurs fois ; il est probable qu’on patiente les uns après les autres pour venir poser devant l’Empire terrassé de ses mains. Et comme l’Histoire, labile et mouvante, voilà Rimbaud de nouveau, de l’autre côté de l’image cette fois, mais avec le même fusil au pied et le même regard têtu, la même attitude farouche, et le même visage presque effacé.
Bien sûr que c’est lui, qui d’autre ?
Le 16 mai est un mardi. Mais on ne comprend pas ce qu’il fait là. Le dimanche 14, il est à Charleville et assiste à la communion d’Isabelle — « Vraiment, c’est bête, ces églises des villages / Où quinze laids marmots encrassant les piliers / Écoutent, grasseyant les divins babillages, / Un noir grotesque dont fermentent les souliers : / Mais le soleil éveille, à travers des feuillages, / Les vieilles couleurs des vitraux irréguliers. » Le poème « Les premières communions » qui commence ainsi est daté de juillet 1871, où l’on peut lire aussi ces vers : « Les filles vont toujours à l’église, contentes / De s’entendre appeler garces par les garçons / Qui font du genre après messe ou vêpres chantantes. / Eux qui sont destinés au chic des garnisons / Ils narguent au café les maisons importantes / Blousés neuf, et gueulant d’effroyables chansons. » Un programme.
Le lendemain, lundi 15, il achève l’ample lettre dite du Voyant adressée à Paul Demény : la plus complète étude sur ce qui l’anime alors, et qui n’est rien de moins que la refondation du langage. Et le mardi, il serait à Paris, en tenue de Garde National, regard furieux et statue du tyran à ses pieds ?
Il faut relire les lettres, croiser les souvenirs, consulter les cartes et les horaires des calèches et des trains, rêver, se confier au délire.
Dès les événements du 18 mars et la proclamation de la Commune, son cœur est auprès de la Révolution. De Charleville, on avait appris que la Garde Nationale offrait trente sous par jour et c’est un encouragement de plus. Dans le courant du mois d’avril, il gagne Paris à pied en six jours : soixante lieues à marche forcée en regardant les étoiles le matin s’éteindre, dormir n’importe où et mendier la bière dans les auberges et les yeux de la serveuse. Il connait déjà la route par cœur – si en août, il avait fugué une première fois, en train, en février, il avait marché plusieurs jours pour rejoindre la Grande Ville, Verlaine, la Gloire qu’il espérait alors et sur laquelle il ne va pas tarder à cracher soigneusement. Cette fois, c’est la Révolution qu’il veut rejoindre. Il sera enrôlé, dira Delahaye, dans les rangs des « Francs-Tireurs de la Révolution » dont le nom dit mal les gosses qui ont trouvé refuge là pour la soupe et le couche ou l’abri et pour rien, l’odeur de poudre et de canaille — sans arme ni bagage, combien sont-ils entassés là ces gosses de la Commune dans la caserne Babylone ?
Parmi ces gosses donc, celui-là, qu’on trouve parfois avec des feuilles volantes noircies d’une écriture soignée. Est-ce qu’il a gardé cette habitude d’écrire avant le lever du soleil quand tout le monde dort encore ? S’écrivent là en quelques semaines « Le Chant de guerre parisien », et « Le Cœur volé », bien sûr, « L’Orgie parisienne » et « Les Sœurs de Charité », « Douaniers » et peut-être même le terrible « Voyelles » — poèmes qui portent trace de l’enthousiasme et de la violence, des rudesses de la troupe et des horizons possibles. Ernest Delahaye se souvient de deux autres poèmes que son ami lui lira, l’été, et qui sont, pour l’heure, perdus ; il donne un titre à l’un d’eux : « Carnaval des statues ». Ce carnaval où l’on renverse les puissants dans les cris de joie de tous les bouleversements, et cette statue ? N’est-ce pas l’Empereur qu’on terrasse en effigie et avec lui, tout pouvoir, toute brutalité guerrière ?
À Delahaye, il confie s’être lié à un soldat du 88e Régiment de Marche — sûr, dira-t-il les yeux humides, qu’il est mort fusillé deux mois plus tard.
Voici ce qu’on sait. Le reste tremble comme un visage sur une photographie mal exposée. Le 13 mai, il écrit à son maître Izambard un premier embryon de la lettre du Voyant où il note au détour ce scrupule : « Je suis un travailleur, c’est l’idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris. » Il faut croire que l’idée ne le retiendra pas longtemps. Si le lendemain 14 mai, il est contraint de rester chez lui pour la communion d’Isabelle, il est encore dans l’affreuse Charleville le 15, on le sait : la lettre du Voyant — celle adressée à Demény — est postée de là. À la fin du mois aussi, quand la Commune est écrasée par les assassins de Thiers, il est à l’abri dans la ville natale, « supérieurement idiote entre les petites villes de province ».
Mais pourquoi ne serait-il pas à Paris le 16 mai ?
Izambard est sûr de son fait : non, il n’y est pas. Comment le peut-il ? Près d’une semaine de marche, dans des territoires hostiles que les Prussiens contrôlent, impossible. La tâche était déjà héroïque en mars, alors à la mi-mai… Le samedi 20 mai, l’armée des Versaillais aura coupé tous les accès vers Paris et le dimanche, lancé son assaut criminel, passé par les armes les premiers insurgés — la caserne Babylone sera évacué le lundi 22 en grand désordre. Rimbaud n’y sera pas.
Une hypothèse. Et si, ayant rédigé la lettre à Demény le lundi 15 mai très tôt — peut-être dès le dimanche soir, et une partie de la nuit —, il l’avait postée à la première heure ? Et s’il avait pris la direction de la gare de Charleville ? Il l’aura trouvée fermée : un accident survenu la veille avait interdit tout départ. Devant la porte close de la gare, les hypothèses se ferment et Izambard peut exulter : vous voyez bien, impossible. Et si Rimbaud n’avait pas renoncé ? Et s’il avait pris la route de Sedan ? C’est à un peu plus de vingt kilomètres — Rimbaud tient la forme, il peut y être en cinq heures, moins s’il se faisait transporter par une calèche de passage. Il serait à Sedan avant déjeuner, il aura le temps de manger sur un coin de table avant de sauter dans le train de 14h qui arrive à Paris un peu avant dix heures le soir. Même s’il n’a pas la force de passer à la caserne Babylone, un dessous de pont sur les quais, un bord de trottoir sous un porche ou une église aux portes fracassées feraient l’affaire. On n’a pas sommeil, on peut aussi marcher, respirer l’air frais de la révolution : ô et que salubre et le vent qui disperse le vieux monde. Il sait peut-être aussi où trouver l’ami du 88e.
Le matin du 16, il se serait réveillé de nouveau dans Paris communarde. On lui aurait donné un fusil, un semblant d’uniforme, et le voilà place Vendôme, le regard furieux pour la pose et sur la pellicule de Braquehais toisant les ruines répandues à ses pieds des vieux Empires.
L’événement, vraiment, avait dû l’appeler : et il fallait donc qu’il ait éprouvé ce vif désir de voir de ses yeux la colonne heurter le sol. Mais est-ce suffisant, et pourquoi tant de risque, tandis que l’occupaient intérieurement d’intenses révolutions du langage ? Il suffit de faire l’hypothèse que d’une révolution l’autre il fallait bien les accomplir toutes deux d’un même pas, puisqu’elles ne faisaient qu’une : ayant nommé la première dans la lettre, rejoindre la seconde fusil à la main et regard furieux attaché aux statues effondrées n’étaient qu’une conséquence logique, fatale.
Mais Delahaye ajoute en passant, et presque sans s’y arrêter, une image au tableau, comme une ombre. Ce printemps, Rimbaud avait rencontré une jeune fille à Charleville. Quand le garçon lui avait confié, dès les premiers jours de l’insurrection en mars, son désir de rejoindre Paris, elle lui avait dit vouloir le suivre : qu’elle voulait aussi s’enrôler dans l’armée communaliste. Non, avait dit Rimbaud : c’était seul qu’il irait ; et il était parti seul en effet.
Seulement, raconta plus tard Rimbaud à Delahaye, lors de son premier séjour comme Franc Tireur de la Révolution, en avril, il l’aperçut dans une rue — avant de la voir disparaître. Il la chercha longuement sans la trouver. Et c’est seul qu’il revint à Paris. Où était-elle ?
On ne sait pas. Ce qu’on sait : Delahaye se souviendra de ce soir de 1872 où, les yeux dans le vague, Rimbaud racontera cette image : la jeune fille dans une rue de Paris parmi la foule, et lui hurlant son nom, criant et courant vers elle, et elle happée dans une autre rue, s’évanouissant à jamais. Est-ce qu’elle le cherchait ? Et sera-t-elle cachée dans Paris pendant que les assassins de Thiers sillonnaient la ville ? A-t-elle fui, et gagné Londres, Bruxelles, ou quelle Ethiopie ? À moins qu’elle ne trouva refuge dans Villers-Cotterets où vivaient des proches parents, s’était mariée sagement avant de mourir centenaire ? Se rendre à Paris le 16 mai n’avait-il pas pour but, alors que les événements étaient sur le point de basculer, de retrouver sa trace, de l’arracher à Paris et aux massacres à venir, et de fuir ensemble ?
On est devant ces hypothèses comme devant ce visage de la Place Vendôme. On cherche une raison. Comment le dimanche cracher sur Dieu, le lundi redéfinir d’un seul geste toute la poésie en l’anéantissant, le mardi faire la Révolution — et le mercredi courir derrière une jeune fille qu’on ne verra plus ?
Marcher vers la Place Vendôme donne ce sentiment stupide d’être désarmé. Après avoir écrasé les Communards, la République ordonna la reconstruction de la colonne aux frais de Courbet qui avait émis l’idée de sa destruction. Deux ans plus tard, elle dominait de nouveau la place redevenue Vendôme après avoir été, près de deux mois communarde et nommée Place Internationale. On orna la colonne d’une autre statue de l’Empereur drapé dans un manteau court et portant pour attributs de sa gloire le glaive, la victoire ailée et la couronne impériale de lauriers : c’est elle qui trône encore sur le ciel de Paris, gouverne nos jours et ces nuits.
En 2014, l’hôtel Ritz finança sa rénovation : elle fut livrée un an plus tard, comme neuve.
Il faut fermer les yeux, observer les ombres sur le sol, au printemps, sur le nouveau dallage minéral d’une place silencieuse, muette plutôt. Les ombres qui traînent gardent le silence aussi, mais dessinent d’étranges dessins en nous, des délires aux contours de désirs vengeurs.
Certaines ombres possèdent des visages : celui-ci peut-être.
Quand on regarde longuement ce visage, l’évidence que c’est lui rejoint une autre, pas moins ferme et délirante : c’est peut-être un autre.