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Rimbaud | Des nouvelles de Londres

L’Histoire splendide

vendredi 30 novembre 2018


Cette année encore, Rimbaud nous donne de ses nouvelles. Ce n’est pas un portrait – un visage authentique ou non – cette fois. Non, cette fois, il nous fait parvenir une lettre [1].

Une lettre exhumée des entrailles de l’Histoire, celle de la Commune, des cafés noirs et rouges de Londres, des projets qui renverseraient la littérature et le reste, si on osait. Une lettre qu’un arrière-petit-fils a retrouvé dans le fatras des documents de l’ancêtre, le vénérable communard Jules Andrieu, ami de Verlaine, et donc de Rimbaud – qui lui écrivait. Lettre qu’on retrouve dans la biographie d’Andrieu que l’héritier vient d’écrire.

Avril 1874, Rimbaud a 19 ans et déjà tant de révolutions derrière lui, de fuites, d’impatience. Il est de retour à Londres accompagné d’une ombre fidèle, qui n’est plus Verlaine mais Nouveau. Verlaine, lui, est depuis l’été dans sa prison de Mons, peut-être déjà converti à la fadeur de Dieu, songeant aux vers niais qu’il ne cessera plus d’écrire désormais. Rimbaud, dont le poignet souffre encore un peu de la balle tirée par la Vierge Folle, marche ainsi dans les quartiers noirs de Londres avec Germain Nouveau, traîne dans les cafés enfumés peuplés de Français exilés, rouges et noirs de colère, de deuil, de vengeance.

Londres est la capitale de la Commune de Paris – ce qu’il en reste : des hommes en haillons et dignes, des hommes qui n’auront jamais dit leur dernier mot. Le jeune homme est parmi eux. (Un jour on retrouvera une lettre de Rimbaud adressée à Karl Marx).

Ainsi avait-il rencontré Jules Andrieu – cher collègue de Verlaine, collègue de planque quand ils œuvraient tous deux au bon soin de la Préfecture. Il faut imaginer Verlaine et Andrieu en employés de bureau, rigoureux en diable, et qui le soir, crache sur le sol devant la Préfecture, et le matin aussi : et entre les heures de bureaux complotent contre la vie ainsi mal faite dans des vers fabuleux. Car Andrieu écrit aussi, moins fabuleusement que Verlaine. C’est dans la Tribune Ouvrière surtout qu’il note rageusement des exposés rageurs sur l’Histoire.

Quand la Commune est proclamée, Andrieu en est, évidemment – c’est cette fois Rimbaud, jeune enfant fugueur, qui est en prison. Andrieu est immédiatement nommé chef du personnel de l’Hôtel de Ville de Paris – l’hiver passe, les Prussiens aux portes de la ville, les rats qu’on mange, Lautréamont qu’on laisse mourir sans que personne ne sache son nom. Avril enfin : aux élections complémentaires, Andrieu est élu au Conseil de la Commune. Il devient rapidement Délégué à la Commission des Services Publics. Première tâche : détruire la maison de Thiers. Il eut ce mot, aussi : ce poème :

Non seulement nous ne sommes pas des insurgés, mais nous sommes plus que des belligérants, nous sommes des juges. Eh bien, je crois qu’il y aurait un grand danger à réclamer un titre inférieur à notre qualité véritable.

Vint l’entrée des Versaillais dans la Ville, les massacres, les miracles. Andrieu parvint à fuir, Paris, puis la France et le continent : ce sera Londres pour dix ans et les cafés noirs, l’exil les poings fermés avant la revanche – l’écriture des Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris en 1871.

Quand Verlaine et Rimbaud rejoignent Londres en 1872, ils retrouvent le cher collègue de la Préfecture. On boit, on se souvient, on noue alliance ; on présente les amis. Ce qu’on devinait de la vie de Rimbaud à Londres est dans cette lettre entière, à visage découvert. On savait, par des amitiés communes, que Rimbaud considérait Andrieu comme « un frère d’esprit » : voilà la preuve en chair et en lettres noires vite écrites sur le mauvais papier de proscrit, si rapides qu’on peine parfois à les deviner (alors on fait comme pour les poèmes : on fait des hypothèses et longtemps devant elles on rêve).

Rimbaud y parle de Flaubert, de Michelet : on le devinait aussi, on le sait désormais : Michelet est l’ombre fantastique de l’œuvre à côté de celle d’Hugo. Mais l’ombre de Michelet plane sur une œuvre plus terrible encore : sur l’œuvre non écrite de Rimbaud. Cette œuvre, certains en parlaient comme d’un secret, comme d’une légende : elle portait mille noms farfelus ou probables. elle en a désormais un : c’est L’Histoire splendide.

La lettre que nous recevons aujourd’hui cent quarante quatre-ans après qu’elle a été rédigée porte sur ce projet étincelant dont Rimbaud ne cessait de parler d’après ces amis.

L’Histoire splendide commencerait par des photographies : en Afrique, ce sera l’autre obsession quand l’Histoire sera perdue. Le style de l’œuvre à venir ? Ni poème ni prose, mais « poème en prose » (Rimbaud utilise ici l’expression qu’on ignorait sous sa main). Qu’est-ce à dire ? C’est une façon « libre d’aller mystiquement, ou vulgairement, ou savamment ».

Écrire l’Histoire donc : laquelle ? Une histoire Splendide, on pressent toute l’ironie de ce mot : le contraire de La Légende d’Hugo ou de la grande Œuvre de Michelet : mais en mieux, c’est-à-dire : en pire. Plutôt une histoire des crimes et du sang. Une histoire à rebours de la marche triomphale du progrès : une histoire arrachée à toute ligne, plutôt « des morceaux détachés » : montrer « l’enharmonie des fatalités populaires ». Se fixer sur « des dates plus ou moins atroces ». Car l’Histoire dans ces temps qui suivent l’écrasement de la Commune n’est finalement « que le seul bazar moral qu’on n’exploite pas »). Alors la lettre qu’écrit Rimbaud à Andrieu est surtout préoccupé de la manière de vendre le livre pas encore écrit : déjà le marchand perce sous le poète, mais un marchand jamais dupe de l’or qu’il trimbale, qu’il peut faire passer pour de la pacotille pour mieux l’écouler, la couler dans la gorge du client.

« Batailles, migrations, scènes révolutionnaires », l’historiographie de Rimbaud est une carte d’opération, pleine de mouvement, d’aléatoires, de brisures joyeuses et violentes. Rimbaud prend ici conseil de Rimbaud : le jeune homme vient de s’inscrire à la British Museum, le 4 avril. Pour se repérer dans le dédale des ouvrages et des histoires, personne n’est mieux indiqué que l’auteur de Chiromancie. Études sur la main, le crâne, la face ; d’une fameuse Histoire du Moyen Âge.

L’Histoire splendide, on ne la lira pas : ce sera tant pis pour nous, et non tant pis pour L’Histoire splendide.

En février 1875, Rimbaud déposera – comme pour s’en débarrasser – quelques feuillets à Verlaine que ce dernier nommera Illuminations et dont il en fera un livre. Nulle trace de L’Histoire splendide : à moins qu’elle ne se trouve entre les lignes de quelques illuminations ?

Cette lettre est enfin une contre-lettre du voyant. Elle réévalue ces mots qu’on pensait définitifs du jeune poète arrogant de seize ans et qu’on enseigne jusqu’à la nausée. Le poète voyant ? Rimbaud ici corrige, rature, prolonge : « on se pose en double-voyant pour la foule, qui ne s’occupa jamais de voir, qui n’a peut-être pas besoin de voir ». Plongé dans la vie, qu’a-t-on besoin de voir ? Plus tard, il ne sera occupé qu’à faire, non plus à voir, non plus à écrire. Ce sera une autre vie : ce sera demain. On attend des nouvelles de ce temps là aussi.


Ici, la lettre de Rimbaud, telle que la retranscrit Frédéric Thomas [2] corrigeant la retranscription en partie fautive que fait le descendant de Jules Andrieu, qui publie C’était Jules en ligne.



London, 16 April 74
 
Monsieur,

 – Avec toutes excuses sur la forme de ce qui suit, –

Je voudrais entreprendre un ouvrage en livraisons, avec titre : L’Histoire splendide. Je réserve : le format ; la traduction, (anglaise d’abord) le style devant être négatif et l’étrangeté des détails et la (magnifique) perversion de l’ensemble ne devant affecter d’autre phraséologie que celle possible pour la traduction immédiate : – Comme suite de ce boniment sommaire : Je prise que l’éditeur ne peut se trouver que sur la présentation de deux ou trois morceaux hautement choisis. Faut-il des préparations dans le monde bibliographique, ou dans le monde, pour cette entreprise, je ne sais pas ? – Enfin c’est peut-être une spéculation sur l’ignorance où l’on est maintenant de l’histoire, (le seul bazar moral qu’on n’exploite pas maintenant) – et ici principalement (m’a-t-on dit (?)) ils ne savent rien en histoire – et cette forme à cette spéculation me semble assez dans leurs goûts littéraires – Pour terminer : je sais comment on se pose en double-voyant pour la foule, qui ne s’occupa jamais à voir, qui n’a peut-être pas besoin de voir.

En peu de mots (!) une série indéfinie de morceaux de bravoure historique, commençant à n’importe quels annales ou fables ou souvenirs très anciens. Le vrai principe de ce noble travail est une réclame frappante ; la suite pédagogique de ces morceaux peut être aussi créée par des réclames en tête de la livraison, ou détachées. – Comme description, rappelez-vous les procédés de Salammbô : comme liaisons et explanations mystiques, Quinet et Michelet : mieux. Puis une archéologie ultrà-romanesque suivant le drame de l’histoire ; du mysticisme de chic, roulant toutes controverses ; du poème en prose à la mode d’ici ; des habiletés de nouvelliste aux points obscurs. – Soyez prévenu que je n’ai en tête pas plus de panoramas, ni plus de curiosités historiques qu’à un bachelier de quelques années – Je veux faire une affaire ici.

Monsieur, je sais ce que vous savez et comment vous savez : or je vous ouvre un questionnaire, (ceci ressemble à une équation impossible), quel travail, de qui, peut être pris comme le plus ancien (latest) des commencements ? à une certaine date (ce doit être dans la suite) quelle chronologie universelle ? – Je crois que je ne dois bien prévoir que la partie ancienne ; le Moyen-âge et les temps modernes réservés ; hors cela que je n’ose prévoir – Voyez-vous quelles plus anciennes annales scientifiques ou fabuleuses je puis compulser ? Ensuite, quels travaux généraux ou partiels d’archéologie ou de chroniques ? Je finis en demandant quelle date de paix vous me donnez sur l’ensemble Grec Romain Africain.Voyons : il y aura illustrés en prose à la Doré, le décor des religions, les traits du droit, l’enharmonie des fatalités populaires exhibées avec les costumes et les paysages, – le tout pris et dévidé à des dates plus ou moins atroces : batailles, migrations, scènes révolutionnaires : souvent un peu exotiques, sans forme jusqu’ici dans les cours ou chez les fantaisistes. D’ailleurs, l’affaire posée, je serai libre d’aller mystiquement, ou vulgairement, ou savamment. Mais un plan est indispensable.

Quoique ce soit tout à fait industriel et que les heures destinées à la confection de cet ouvrage m’apparaissent méprisables, la composition ne laisse pas que de me sembler fort ardue. Ainsi je n’écris pas mes demandes de renseignements, une réponse vous gênerait plus ; je sollicite de vous une demi-heure de conversation, l’heure et le lieu s’il vous plait, sûrque vous avez saisi le plan et que nous l’expliquerons promptement – pour une forme inouïe et anglaise –

Réponse s’il vous plait.

Mes salutations respectueuses

Rimbaud

30 Argyle square, Euston Rd. W.C.

 


Portfolio

[1Pour une analyse approfondie et scientifique de la lettre, voir l’étude de Frédéric Thomas sur Parade Sauvage.

[2Chercheur au Cetri membre du comité de rédaction de Dissidences