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Rimbaud | Trois photographies
Tenir en respect l’immobilité du présent
lundi 20 mai 2019
Tous les ans, Jean-Nicolas Arthur Rimbaud nous donne de ses nouvelles. Un poème, une trace de sang sur un revolver, une lettre décisive, son visage. Les vies posthumes de Rimbaud sont légions : elles prolongent son aventure terrestre comme l’ombre sur le sol, vers le soir. Cette année, ce sont trois photographies qu’il a prises, en passant : au passage. C’est son regard sur le monde tel qu’il a passé comme une couleur qu’on reçoit : comme s’il s’agissait maintenant de voir la vie à travers lui [1].
Mai 1887. Jean-Nicolas Arthur Rimbaud marche à la surface du réel et laisse tomber sa sueur sur le sable des choses secouées par le vent. Il est avec l’ami Jules Borelli, et marche entre Entoto et Harar — jusqu’où Ménélik II vient d’étendre son pouvoir. Ils sont partis le premier du mois pour n’arriver au comptoir d’Ethiopie que le vingt. On est le 14. On passe par la route des Itous Gallas. On longe lentement les Monts Tchercher. Borelli possède une arme : un appareil photographique dernier cri. Plutôt que de s’équiper de lourdes plaques de verre qui peuvent en chemin à tous moments se briser, il a choisi le film souple, en gélatine, sur laquelle est coulée une émulsion en bromure d’argent. Rimbaud est mains nues. Il a vendu son appareil deux ans plus tôt : « à mon plus grand regret, mais sans perte », avait-il écrit à sa mère. Oui, les regrets vont souvent avec l’argent qu’on en tire, c’est le drame de ces années.
Borelli pose souvent son appareil sur le sol : plonge son visage sous la capuche noire. Le bourgeois tient journal de sa traversée. Il le publiera bientôt : Ethiopie méridionale : journal de mon voyage aux pays Amhara, Oromo et Sidamoa, septembre 1885 - novembre 1888. Et alors ?
Taurin Cahagne : c’est son nom. Lui ne fait pas le voyage avec Borelli et Rimbaud. Il ne photographie pas. Il est vicaire des Gallas. Dans la région pour étendre l’empire de Dieu, il voudrait établir des cartes — c’est la même chose sans doute. Oui, c’est mesurer le monde pour imposer Dieu : donner mesure à la terre ; c’est ce que font les hommes pour ensevelir la terre sous les frontières comme des corps sous les prières et assujettir leurs semblables. Rimbaud aussi rêve ce projet : tracer les cartes, c’est tâche d’hommes qui arpentent les terres inconnues, voudraient les dominer d’un coup d’oeil et d’un geste, celui qui déploie une feuille de papier avec des lignes et des cercles, et posant le doigt quelque part, diraient : c’est là.
Philipp Paulitschke : c’est l’autre personnage de l’histoire. Il est ethnographe, en Harar aussi, mais bien avant le voyage de mai 1887, bien avant la marche aride des Monts Tchercher, bien avant la sueur versée sur le sable entre Entoto et Harar. L’autrichien y est en 1885. Est-ce qu’il rencontre Rimbaud ? Comment savoir ? Sept ans plus tard, en 1892 — Rimbaud sera sous la terre d’Ardenne depuis une année — Paulitschke donne plus de deux cent photographies à un musée de Vienne. Il est savant : à ce titre, il est scrupuleux au diable et note à côté de chaque image une description de ce qu’on voit, le lieu, et la date : et aussi, quand il le peut, quand il le sait : l’auteur de l’image. L’auteur, ou celui qui la possède ? On ne sait pas : Paulishke est savant et non poète : il note seulement Collector, et on ne sait pas ce que ça veut dire. Les savants lisent les notes d’un savant comme un étudiant les vers d’un poète : sans savoir, et en rêvant. On fait des hypothèses ; on pourrait croire que collector veut dire Auteur. On l’espère plutôt : les étudiants comme les savants, quand ils lisent les poèmes, sont surtout des fidèles qui inventent les traces du dieu quand il s’est retiré.
Les photographies que donne l’autrichien sont sans négatif : souvent des photographies de photographies — des contretypes. On est déjà dans l’aura dégradé des choses. L’autrichien meurt, il ne rendra pas les comptes.
Le temps passe, c’est sa nature. Les livres de photos prennent la poussière, et on les oublie. Et puis, on les ouvre, par hasard et désœuvrement, ou parce que la dévotion conduit à l’endroit de la poussière quand on traque l’ombre de Rimbaud.
On tourne les pages du vieux livre laissé au musée de la poussière. Page 18 et 19, les lettres tracent d’évidence des contours connus : M. Rimbaud est en bonne place, en regard de trois numéros qui désignent trois photographies.
1/ Galla : Kindern mit dem Massaub. Tisch (« Galla : enfants avec un massaub. Table »).2/ Fußwaschung in Schoa (« Lavage des pieds au Choa »).
3/ Befestigüng im Lande der Galla-Itou : Cercer (« Fortifications en pays Galla-Itou : Tchercher »).
Il faut refaire le chemin. Celui de mai 1887, celui de la sueur sur les routes de Tchercher. Il est tôt le matin, ou midi. Rimbaud voit ce que l’homme a cru voir : et quoi ? Un regard, un corps, un mouvement de terrain plus instable qu’un autre. Ou est-ce pour le plaisir ? Ou pour repérer ici de quoi écrire plus tard ce qu’on n’écrira jamais ? Il désire prendre une photo comme on prend la parole — mais il n’a pas le dernier cri, alors il se tourne vers l’ami Jules. De bonnes grâces, ou en râlant, Borelli lui laisse l’appareil.
Rimbaud regarde un jeune homme laver les pieds d’un guerrier, son bouclier posé à côté de lui — et peut-être lui demande-t-il de poser, que l’Ardennais fait lui même les gestes rituels de l’hospitalité des Gallas qu’il a vu faire ici et qu’il exige qu’on les rejoue pour lui et l’éternité (ô saison), peut-être s’invente-t-il autant metteur en scène que photographe, et poète vrai poète, profanateur des rituels. Il regarde l’enfant qui lave les pieds et enfonce la tête sous la capuche noire.
Puis il regarde deux autres enfants et leur demande de regarder bien droit dans la machine : et enfonce la tête sous la capuche noire.
Et parce qu’il est agaçant de demander aux hommes de poser, et plus encore aux enfants, il se pose lui-même devant la terre, les fortifications d’une ville sur la colline, la citadelle du ras Darghé, immobile et modèle parfait, qui sait retenir le souffle et garder l’attitude. Rimbaud, enfonçant la tête sous la capuche noire, vient alors tenir en respect l’immobilité des paysages de désert.
Arrivés à destination, ils développent les images : Borelli sait faire parler la machine. Puis il remet à son auteur les trois clichés. Les images l’accompagnent ces années-là. Quand il doit partir se soigner — et mourir à la Conception de Marseille, la jambe lourde comme la pierre —, ils échoient au premier occidental venu, et puisque le vicaire Taurin Cahagne est là, va pour le vicaire Taurin Cahagne. Qui les confiera à l’autrichien Paulitschke, au début des années 1890. Qui les confiera à un musée Viennois et à la poussière.
Voici l’histoire telle qu’on peut la rêver.
Evidemment, ceci est vrai dans la mesure où tout cela peut être faux. Les savants d’aujourd’hui diront peut-être tout et son contraire bientôt, et peu importe.
Ce matin, cent trente-deux ans presque tout juste après ces images, je regarde ce que possiblement Jean-Nicolas Arthur Rimbaud a regardé. Je pose les yeux sur quoi il a posé les yeux. Les corps qui regardent regardent Rimbaud les regarder : et les pierres aussi, et le secret qui lie les ombres à ce qui les attache à la lumière, la miracle de ce qui déchire le présent pour en fixer l’instant et l’impression à la surface d’un mauvais papier.
Sans doute Rimbaud repérait là des lieux ; qu’il n’y a rien de sublime ou de décisif ; que l’ordre du monde reste à sa place, vainqueur et arrogant ; que les morts sont morts, et que les vivants sont de ce côté des yeux. Sans doute : et que la poussière qui règne en maître sur la katana du ras Darghé est la même à Vienne et à Marseille, ou sous Charleville le devenir d’un corps.
Je le sais et pourtant je regarde la poussière quand même ce matin dans un café de La Plaine pour chercher ce que j’ignore.