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Enzo Cormann | « Cadres, hors-cadres et débords »
Communication au colloque « Enzo Cormann : Dramaturge »
jeudi 14 novembre 2024
Du 13 au 15 novembre 2024, se tient un colloque autour et avec l’œuvre d’Enzo Cormann, organisé par Sylvain Diaz, Thibault Fayner et Jérémie Majorel avec le soutien de l’ACCRA, de l’UR 15076 FoReLLIS (Université de Poitiers), de l’UR 4160 Passages XX-XXI (université Lyon 2), de la métropole de Lyon, de la Faculté des Lettres (Université Lyon 2) et de la DRED (Université Lyon 2).
Je dépose ici ma communication à partir de la lecture des deux volumes récents de L’Histoire Mondiale de ton âme.
Loin, loin de toi se déroule l’histoire mondiale,
l’histoire mondiale de ton âme
C’est vers août 1922 que Kafka griffonne cette note dans son journal qui sert donc, un siècle plus tard, de planche d’appel à ce projet d’une folie démesurée, autant dire par les temps qui courent, d’une puissante nécessité et se nomme donc L’histoire mondiale de ton âme.
Dans cette liasse dite de l’été 1922, juste au-dessus de cette phrase, Kafka avait rédigé une autre note, énigmatique, presque deleuzo-guattarienne, qui pourrait figurer en légende sous le projet d’Enzo Cormann. La voici :
Les multiplicités, qui se meuvent de multiples façons dans les multiplicités de ce seul instant dans lequel nous vivons. Et cet instant n’est encore jamais terminé, regarde !
Regardons : et voyons voir.
Ce que nous voyons, d’abord, est une forme monstre et multiple, formes plurielles qui se donnent à lire en un seul livre, multiplié, spectaculairement rassemblé et mouvante et non encore terminé. -L’Histoire mondiale de ton âme est cette somme — opération qui désigne d’abord l’addition de textes : deux volumes (pour le moment) qui s’organisent selon le chiffre trois.
Dans chaque volume, dix huit pièces, soit trois fois six (c’est-à-dire trois et trois, fois trois), chacune d’une longueur sur le plateau de trente minutes, en trois mouvements, interprétés par trois interprètes sur un plateau de 33 m2, pour un volume de 300 m3 devant 3x33 spectateurs.
Pour l’heure, deux volumes rassemblent donc 36 pièces (3 et 6 : font neuf = trois fois trois : le compte est bon), 36 pièces, chiffres provisoires, puisque cette œuvre est encore en cours d’élaboration, appelée à être augmentée pour atteindre le chiffre de 99 : chiffre dantesque, auquel il faudra bien en ajouter une, comme dans L’Enfer, pour tout à la fois accomplir et défaire la totalité trinitaire.
C’est que le cadre n’est posé que pour être débordé : c’est le principe même de la déterritorialisation — mouvement d’arrachement depuis un espace donné : cadre qui n’existe donc pour ainsi dire que par son débord qui tout à la fois le réfute et par là le justifie.
Ce sera mon hypothèse, et partant de ce pur constat formel quant à la contrainte, j’aimerais ensuite le déborder pour l’envisager sur le plan même de ce qui se joue, dans la macro comme dans la micro-structure, dans ce travail des pièces quant à la forme dramatique autant que comme affrontement au monde.
Le pari étant qu’un cadre ne saurait jouer pleinement son rôle qui viserait à donner à voir (et s’il ne veut pas reconduire les logiques de la domination) que s’il articule un projet formel à un geste de confrontation au monde dans lequel il s’inscrit — sans quoi il n’est pas un cadre, mais un cadrage, qui appelle toujours à un recadrage. Là où le poélitique est aussi une éthique de la forme, c’est quand elle se fait attitude face à la forme que revêt le monde quand il devient une histoire cadrante — forme triomphante du récit de la domination. Il s’agirait donc d’abord (même si ça n’est qu’un point de départ) de proposer des formes de la multiplicité pour déjouer la puissance d’écrasement univoque dépourvu de hors-champ.
Ne pas se soumettre à l’histoire du monde donc, voire à l’Histoire de l’âme du monde (le WeltGeist dont Hegel disait qu’il l’avait vu passer à cheval en bas de chez lui, sous le chapeau et la forme de l’Empereur Napoléon) : au contraire : proliférations et instabilité, diffusion et pulvérisation, déplacement, adresse à l’infime dans l’immensité de ce que ces volumes proposent.
Cadrage : débordement, comme on dit au rugby.
Si la contrainte serait ainsi moins oulipienne que constructiviste, perspectiviste même et éthique, c’est dans la mesure aussi où la contrainte ne fonctionne pas pour elle-même ou je ne sais quelle exercice de style, mais permet justement de détourer les contours de sa propre forme, et partant du monde. De le voir donc : et mieux affronter.
Littérature : « assaut contre les frontières » — selon une autre fameuse note du journal de Kafka, datée du 16 janvier 1922 [1].
Cette contrainte — ou ce dispositif — serait ainsi aussi bien macro-structurelle que micro-structurelle : elle fabrique l’ensemble des pièces en proposant une dynamique à chacune d’elles — les trois mouvements des pièces jouant ainsi en monade de l’œuvre, où les parties fonctionnent comme le tout. Trois mouvements, qui échappent à la binarité duelle pour travailler un boitement, le début d’une marche, d’un pas de danse même, dépassement dialectique mais où cette dialectique ne résout pas, jamais, le drame, mais plutôt le réalise.
Aussi ces trois mouvements dans le processus dramaturgique des pièces — mouvements musicaux et chorégraphiques — rejouent le mouvement à l’œuvre dans l’œuvre, en travaillant pour le lecteur (je m’en tiens au lecteur d’abord) comme une incessante relance — relance, autre terme de rugby, quand il s’agit de trouver des ouvertures après la laborieuse phase de conquête qu’est la mêlée, et après cette phase, dite de combat (autre mot du jargon), briser les défenses, prendre le large. Relance incessante, et en football, on parlerait plutôt de phase de transition. Ce n’est pas tant passer d’un lieu à un autre, mais passage qui produit une altération de l’état. Ne plus subir et devenir assaillant : contre-attaquer.
Ici, le dramaturge préfère, pour désigner chacune des pièces la notion de plateau, telle que l’ont développé Deleuze et Guattari : 99 et 1 plateaux qui pourraient aussi, dans cette logique de la monade, qualifier chaque mouvement dans chaque pièce.
Et on passerait d’une pièce à l’autre comme d’un mouvement à l’autre, transition qui relance le mouvement, accès à un autre plateau. Plateaux, ces moments qu’on atteint pour les franchir, et dont le mot outre la référence deleuzo-guattarienne m’évoque aussi le pédalier et ses vitesses, ces changements de braquets qui permettent de s’adapter à la pente ou d’éprouver sa force.
Le plateau est cette unité chez Deleuze/Guattari qui s’oppose à la structure traditionnelle du chapitrage ou des séquences linéaires. Au lieu d’un tel ordre, d’une telle organisation, le plateau est à la fois autonome et interconnectées, qui permet une approche non hiérarchique, mais par réseau souterrain, rhizome. Chaque plateau, écrivent Deleuze/Guattari, représente, ou désigne, une région continue d’intensités où se croisent pensées et expériences. Et c’est bien de cela qu’il s’agit, mais non pas sur le plan épistémologiques, mais comme dynamique dramaturgique au sein des pièces et d’une pièce à l’autre.
C’est en partie ce qui fait que l’œuvre (en cours) n’est pas qu’un protocole contraint : mais un singulier nouage qui se fonde sur la dialectique forme/force, c’est-à-dire dans laquelle les structures sont travaillées par les dynamiques qui les transforment.
D’où le fait que ces contraintes sont propres à susciter leur liberté — ou plutôt, des processus d’émancipation successives et recommencées : émancipation, c’est-à-dire depuis un espace donné, déterminé et aliénant, un mouvement de sortie. Cadrage : débordement.
Alors quelles formes, quelles forces ?
L’Histoire mondiale de ton âme semble proposer à première vue un panorama générique des formes théâtrales [2]] — comme une histoire du théâtre par ses possibles, un parcours virtuose des diverses formes dramatiques dans l’histoire mondiale du théâtre.
Virtuose ? C’est pourtant, là encore, un leurre de la contrainte : une exploration plutôt, où la forme est éprouvée, dans le sens où on tâche ici d’en tester les résistances, où seraient travaillés, au corps, ses formes, son cadrage, et élargis ses contours.
Ainsi de la gravité dans l’humour, la parodie dans l’hommage, et le code dans son détournement : comme une avancée le long de la ligne de crête qui sépare le tragique du burlesque, la dérision et l’exercice d’admiration. Mais plus encore que des séries d’opposition, ou un cheminement entre, c’est toute une manière de considérer l’entrelacement des formes qui font de ces champs de force des expériences de pensée. C’est parce qu’il y a du fantastique et de l’onirisme dans le réalisme, de la pensée dans le corps, et de la musique dans la parole, du roman dans le théâtre que cet écheveau prend corps, prend forme peu à peu par contamination de toute forme.
Et pourtant, ce travail n’offre pas le spectacle d’une démonstration de puissance, renâcle même devant le morceau de bravoure.
« Théâtre de parole néo-dramatique », plutôt élémentaire, au sens où l’auteur le notait comme préférences de spectateur dans l’introduction de Ce que seul le théâtre peut dire : théâtre d’un bricolage à vue, minimal, quasi rudimentaire, qui travaille surtout avec ce qu’il a : le langage, et cet art appliqué, acharné des situations dramatiques.
Soit donc une écriture comme un théorème. Son arbitraire mathématique qui engendre sa nécessité formelle, sa rigueur absolue engagée dans un travail sur la contrainte pour mieux la déborder. Mais vers où ?
Il faut lire au-delà de la forme son débordement, et c’est ce à quoi nous invite ces textes qui n’exposent pas à l’intérieur de ce cadre, les contraintes qui le font agir. Ce qu’on lit, ce qui se joue, ce sont moins des formules abstraites que des êtres en prises. Et les questions en retour prolifèrent : Qu’elles sont, dans nos vies soumises aux contraintes et aux déterminations de tous ordres, intimes, sociales, existentielles, les puissances d’émancipation à l’œuvre en nous, pour nous, par nous ? Questions levées à chaque pièce, posées et reposées, relancées, contre-attaquant, cherchant inlassablement d’autres angles d’attaques pour forer l’armure, échouant mieux, recommençant sans rien épuiser de sa force et de son désir, de sa jubilation inquiète.
Lire L’histoire mondiale de ton âme met à l’épreuve notre propre faculté à se représenter, et à passer d’un plateau à l’autre, à passer, tout simplement, et faire passer le monde d’une représentation à une autre : à se laisser déborder par ce mouvement incessant qui se relance, relançant la machine. Oui, si l’inconscient n’est pas un théâtre, mais une usine, ici aussi le théâtre usine, délire et délire le monde.
Il serait pourtant restrictif de faire de L’Histoire mondiale de ton âme une simple expérience de lecture. C’est que, on le sait, le drame pour Cormann « nécessite une effectuation faute de laquelle il demeure lettre morte », écrivait-il dans ses « Considérations poélitique », en 2005. Le théâtre lui est nécessairement une opération « non de la parution, mais de la comparution [3] ».
C’est en considérant l’assemblée théâtrale du double point de vue de comparution et d’agencement collectif d’énonciation que se fonde pour lui l’acte théâtrale, qu’il s’effectue donc, en présence — tel est le fondement de cet art poélitique, qui lie « organiquement la construction de l’assemblée à l’incessante réinvention du drame. »
C’est le sens de ce travail sur le cadre : le hors-cadre de ce à quoi s’adresse les pièces — « ton âme » (non pas votre, ou d’on ne sait quelle âme humaine) : et qu’elles se proposent comme horizon la constitution d’assemblée de subjectivités singulières — ce que porte l’adresse décisive de « ton âme ».
Soit donc, un siècle après la note griffonnée par Kafka dans son journal, un soir d’hiver 2022 au théâtre de la Joliette à Marseille [4], nous verrons quatre pièces : et quatre autres le lendemain, mises en scène par Philippe Delaigue — suivant la distribution trois fois ternaire exigée : six comédiens, trois hommes (Erwan Vinesse, Roberto Garieri, Enzo Cormann) et trois femmes (Agathe Barat, Hélène Pierre, Véronique Kapoian) de 25, 45 et 60 ans qui se partageront le plateau. Huit spectacles : autant de plateaux sur un seul.
Théâtre vertige, la scène bascule ainsi d’une pièce à l’autre en déclinant les possibles dans le genre et la forme, d’un théâtre métaréflexif (« Théâtre anatomique ») à la fiction tragique (« La Chair de ma chair »), naviguant en eaux profondes sur les pensées philosophiques (« Les Limitrophes »), ou osant barboter dans les marais de l’intrigue politique (« A Good Story »), longeant les rives de l’intime, de l’autofictionnel ou du théâtre documentaire (« Fauves blessés »), n’hésitant pas à aborder la farce ou le fantastique cauchemardesque (« N’importe qui » ou « Monument public ») — Enzo Cormann fait feu de tous bois : et dans l’incendie rapide qu’il lève, embrasse/embrase une forme théâtrale qui se consume, puisqu’il s’agit moins de faire un sort à un genre dramatique que de formuler une hypothèse à partir de lui.
Surtout, aucune forme ne s’installe pour être achevée : dans chaque pièce, le dispositif se détraque pour se retourner, soit inquiéter le rire par l’effroi, ou le tragique sous la légèreté — soit fragilisant dans son principe même ce qui semblait le conduire. Le jeu avec la forme n’existerait ainsi que pour son sabotage : et la jubilation manifeste avec lequel le théâtre se désavoue est d’une profonde leçon, d’humilité, de mélancolie lucide et jamais triomphante.
Dans le pas de charge assumé, quelque chose se libère donc, sous l’énergie radicale de ces courtes mèches, l’auteur cherchant à affronter le nerf de ce qui constitue le principe dramaturgique de chaque pièce.
S’il s’autorise de telles audaces, c’est aussi en raison de la brièveté des formes, sortes de « nouvelles » qui imposent ce tempo emporté, et emporté vers la pièce suivante qui va la recouvrir.
Jeu de rapsodie au sens où l’entendait Jean-Pierre Sarrazac, avec qui l’auteur a entretenu un dialogue continu — et qui avait pu décrire les processus par lesquels le drame s’est réinventé par le drame : « Ajointement, empiècement d’éléments réfractaires les uns aux autres — dramatiques, épiques, lyriques, argumentatifs, etc. Chaque élément s’ajuste à l’autre — ou mieux, le déborde — et de ce débordement procède le mouvement même de l’œuvre. »
Bord et débord : C’est une part de la poétique de L’Histoire mondiale de ton âme qui se trouve presque ici nommé, tout ensemble, comme ensemble, c’est-à-dire suite, musicale et dramaturgique, rhapsode de formes hétérogènes mais liés par un mouvement qui les emporte.
C’est peut-être là le vieux rêve de Kraus relancé, celui des Derniers jours de l’humanité qui avait voulu entrelacé tous les registres, et toutes les poétiques : « en cousant des chants en une façon de compression dramatique, dans laquelle la farce le dispute à la diatribe, les cris d’horreurs aux discours politisants, le vaudeville au documentaire, les mots des uns aux corps des autres, et le corps de ceux-ci aux nerfs de ceux à qui s’adresse la pièce. [Kraus] a accompli ce tour de force en procédant obstinément à cette forme d’assemblage et d’assemblement que je qualifie de poélitique [5]. »
Dans l’économie générale de la séance théâtrale, des jeux d’échos et de résonances se font fatalement jour, qui trament, par delà, ou en souterrain, une puissance sourde d’organisation latente.
Formelle, bien sûr : s’entend avant tout à chaque fois le désir tendre et violent de raconter des histoires — c’est aussi dans ce geste que se lie ce théâtre. Jeter, devant nous, des histoires témoigne d’un certain rapport à ce que peut le théâtre (ce que seul il peut dire ?) en temps d’accélération d’une syntaxe informative par quoi seule semble nous parvenir le monde, où le story telling tend à remplacer la fable, où raconter autrement les récits de ce monde paraît ainsi de salut public pour nous réapproprier les virtualités possibles de notre présent et de nos devenirs. Oui, il y a une alternative au récit majoritaire de la domination : et même des alternatives, la preuve par le nombre.
C’est que l’art de raconter les histoires vient frotter, par sa contrainte, à une forme de libération, ou de décollement des assignations.
Si nous sommes pauvres en expériences, comme l’écrivait Walter Benjamin, c’est aussi parce que nous sommes secs de récits capables de les déployer et rendre visibles la tâche de vivre et celle de tenir tête. C’est cela qu’ouvre infiniment les possibles des récits — et c’est cela qu’expérimente l’écriture et qu’éprouve ce théâtre, sa force d’accueillir les innombrables façons de nommer notre appartenance et de doubler le réel d’une ombre, celle qui serait l’autre monde qui nous peuple.
Ainsi s’entend ce que raconte chacune de ses fables et leur recommencement : une lutte incessante d’individus pris, voire écrasés, dans la pesanteur de leur existence, et qui traquent le moment et le lieu d’une émancipation possible. Non que l’émancipation ait lieu, ou qu’elle soit arrachée pour toujours : les trajectoires des récits témoignent plutôt de moments où quelqu’un·e décide, soudain et parfois brièvement, de ne pas renoncer.
Bien souvent, la lutte se joue sur le terrain paradoxal de la fragilité : c’est une jeune fille, violée par son frère, qui arrache sa liberté dans son suicide, geste qui révèle enfin son identité émancipée des enfermements familiaux ; c’est la jeune compagne d’un politicien ambitieux, qui le soir même de son accession au pouvoir, le quitte ; c’est un couple qui cherche désespérément la sortie d’un musée d’art moderne dans lequel ils sont piégés ; c’est un acteur en lutte avec le rôle dans lequel un auteur voudrait le faire jouer, et c’est ce même metteur en scène, en lutte avec l’histoire qu’il a héritée et qu’il voudrait défier ; c’est Athéna dans la rue et son destin prolétaire d’actrice alcoolique ; c’est un homme qui en enjambe un autre devant chez lui et dont le destin bascule ; c’est une gamine emportée dans la trajectoire mortelle de son amant criminel, survivante d’elle-même — c’est une constellation de vies qui se cherchent, ne se trouvent que dans les autres et les mots pour le dire.
« Loin, loin de toi, se déroule l’histoire mondiale, l’histoire mondiale de ton âme ». La phrase de Kafka joue autant comme énigme que comme appel, comme programme. Dans l’écartement se jouerait l’approche : et par le lointain l’abord de soi où se déroule le drame politique des existences communes. Le 5 mars de la même année, 1922, Kafka notait déjà, comme une première approche : « Trois jours au lit. Une petite compagnie devant le lit. Retournement. Fuite. Défaite complète. L’histoire mondiale toujours enfermée dans des chambres. »
L’âme n’y est jamais pour Kafka ou Cormann l’affaire d’intériorités en proie aux froissements pauvrement intimes : plutôt le lieu où tout se joue du monde car le monde ne se laisse prendre que contourer, jeter quelque part où on pourrait le cerner : et ce qu’on jette hors de nous en certains moments propices, dans les épreuves de feu qui nous dévisagent et nous révèlent tels qu’en nous-mêmes, pauvres de nous, et riches de cela même qui nous confie un visage.
Quant au monde, loin de figurer cette abstraction nue qu’on appelle en désespoir de cause, il est bien au contraire la matière de nos expériences : le lieu de la lutte, le moment où tout se joue — la scène donc pourvu qu’elle ne renvoie pas à la simplicité d’une équivalence. « Tout n’est pas à jouer, mais tout joue », écrit l’auteur comme seule indication scénique. Et il ajoute : « La scène ne représente rien ».
Elle possède pour elle l’indétermination qui les permet toutes : si le monde est un théâtre, qu’il soit celui-là, ce soir où on l’aperçoit, le saisit, où il passe, se jette sur nous parfois, se dévoile fugacement.
Cette histoire est d’abord celle de la catastrophe qu’est le monde même : sa faculté à n’être que lui-même, cette puissance organisée de démolition des désirs, d’écrasement des vies. C’est en lui seul pourtant que pourrait avoir lieu son affrontement, celui qui rendrait digne celui qui n’aura pas tout à fait renoncé, ou refuserait d’être seulement son ombre. (« Les créatures ne veulent pas être des ombres » est le titre du premier ensemble : créatures désignant tout aussi bien ces personnages sortis des mains de l’auteur, que nous autres, fils et filles de ce monde-là, de cette histoire mondiale-ci qui nous entoure et qui refusent d’être ce qu’on en fait.
Le sous-titre du deuxième volume est peut-être plus explicite encore, si on le lit de nouveau comme le programme d’une contre-histoire : « Ivres et ingouvernables dans la tempétueuse immensité ».
L’émancipation ne se joue pas en dehors du monde et de son histoire : mais malgré elle, et en elle, pourvu que ce cadre soit l’espace d’un débordement : telle est aussi l’histoire que racontent les histoires de ce théâtre et de sa catastrophe.
La prolifération des pièces a pour visée une fuite, non pas pour s’enfuir du cadre, mais pour faire le fuir en dehors de lui, hors-cadre. « Faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau, écrit Deleuze dans ses Dialogues. George Jackson écrit de sa prison : “Il se peut que je fuie, mais tout au long de ma fuite je cherche une arme.”
La prolifération des pièces, ne vise ainsi en rien à épuiser un propos : au contraire, il s’agirait plutôt de rendre inépuisable, inaltérable la soif et le désir de raconter et de tâcher de nommer le monde, de jouer de toutes les situations qui en appelleraient d’autres pour ne pas leur suffire : car, comme l’écrit Cormann en conclusion d’une préface à l’œuvre de Félix Mitterer : Il y a encore à dire, puisqu’il y a encore à souffrir [6]. »