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Festival Beckett en Roussillon • « Pour en finir avec l’absurde »
Table Ronde [16 juillet 2024] • 20h • « À la rencontre de Beckett »
lundi 15 juillet 2024
Depuis 23 ans, à Roussillon, dans ce village où Beckett avait trouvé refuge pendant la guerre (et rejoint la Résistance), un festival se tient autour de son œuvre, rassemblant artistes et chercheurs pour des spectacles, lectures et ateliers – cette année, le festival Beckett a lieu du 15 au 20 juillet.
Demain 16 juillet, à 20h,au centre culturel Dora Maar (Hôtel de Tingry), à l’invitation de Stéphane Valensi, j’échangerai avec Matthijs Engelberts et Sophie Gaillard lors d’une table ronde animée par Elisabeth Angel-Perez. Nous partirons ainsi « à la rencontre de Beckett » (c’est le titre).
Pour ma part, je propose une intervention autour de l’hypothèse politique de l’écriture de Beckett : « Pour en finir avec l’absurde ».
En finir avec l’absurde.
Beckett, une hypothèse politique
« Se taire et écouter, pas un être sur cent n’en est capable, ne conçoit même ce que cela signifie. C’est pourtant alors qu’on distingue, au-delà de l’absurde fracas, le silence dont l’univers est fait. »
Ce à quoi nous inviterait cette œuvre — cette parole –, tiendrait à cette proposition : distinguer « au-delà de l’absurde fracas » ce qu’il en est et de quoi est fait l’univers : de quel bois il se chauffe, de quel silence il témoigne.
Tâcher d’aller au-delà de l’absurde paraît d’autant plus nécessaire que l’absurde est souvent une butée du discours critique, et bien largement, de toute hypothèse à l’œuvre devant cette œuvre : que l’absurde semble ce mot-clé capable de dire l’œuvre et d’en finir avec elle, de la liquider.
Dans L’innommable, on peut lire :
« Qu’on me demande l’impossible, je veux bien, que pourrait-on me demander d’autre ? Mais l’absurde. À moi qu’ils ont réduit à la raison. »
Précision : on peut concevoir combien ce mot d’absurde peut être utile — après tout, avec cette catégorie est désigné un ensemble de traits d’écriture qui visent à contester radicalement les notions d’action, de personnage, de dialogue, de temps et de lieu — tout ce qui constituait le drame même et l’animait —, au profit, si l’on peut dire, d’un enlisement qui conduit bien souvent à un processus de dégradation par lequel est absorbé le conflit : de là un sentiment, celui de la réception, que tout ceci n’a pas de sens. Mais justement : passer de faits d’écriture à un rapport au monde tend à occulter une grand part de ce que l’œuvre produit sur le monde et sa manière d’agir sur nous.
Puis, l’absurde a cela de commode qu’il opère une réduction paradoxale de la rationalité en surplomb : car au nom de quelle raison, de quelle rationalité, désigne-t-on ce qui en est dépourvu : et pourquoi estimer une parole, une œuvre littéraire même, au nom de ce dont elle manque ?
« On n’est pas en train de… signifier quelque chose ? » dit Hamm dans Fin de Partie. Et Clov de répliquer : « Nous signifier. […] Ah, elle est bonne ! »
On cite souvent cette phrase, en oubliant que la pièce est justement traversée par la terreur que tout ce qu’ils disent et font ait peut-être un sens déchiffrable.
Mais outre que l’absence de signification revêt une haute signification — et l’on pourrait considérer que toute la théologie négative repose sur cela —, il faudrait prendre la mesure à la fois de ce pourquoi on jette sur cette œuvre ce mot d’absurde, et dans quelle mesure elle résiste, malgré tout, précisément parce que l’absence de sens n’est pas la butée du sens, mais sa défaite, et qu’au lieu même de celle-ci se produit autre chose, qui n’est pas l’insignifiance, ou la pure gratuité d’un jeu sur le code.
Bien sûr, nous sommes démunis, ou désarmés : et c’est bien aussi là que naît le rire si terrible de cette œuvre — que face à une œuvre, la quête de sens n’est pas seulement une habitude (cette « vieille sourdine »), mais ce qui rend valide l’œuvre. Et quand ça ne veut rien dire, nous renonçons, parce que nous supposons souvent qu’une œuvre existe parce qu’elle veut nous dire quelque chose : et qu’on voudrait qu’elle l’avoue.
Une telle écriture ne veut rien dire et se contente de dire : c’est le scandale. Elle n’est pas insignifiante pour autant, et même au contraire — dans la récusation du sens comme moyen et fin, dans cette déliaison du langage et de la signification à usage immédiat se fonde un autre rapport à l’œuvre, au monde et au sens qui nous en libère et libère avec cela d’autres possibles du monde, du langage. Cette émancipation, ce large pris avec la convention du sens — un sens toujours conçu comme origine, comme fondation, comme justification —, est le mouvement de l’œuvre de Beckett.
Or – émancipation des aliénations de l’origine et des identités héritées, inventions de mondes possibles et de rapports autres à ce qui est donné, conquête de territoires aberrants de réinvention de soi et des relations avec ce qui nous entoure : n’est-ce pas cela qu’on nomme du mot souvent galvaudé aussi de « politique », qu’une œuvre comme celle de Beckett conduit à repenser, à renouveler.
Politique : il faudrait aussi s’entendre : il ne s’agit pas de faire de cette œuvre, et encore moins de l’auteur, le vecteur d’opinions ou de propos à motivation politique. Rien de tel ici. Mais souvent on évacue la question du sens aussi en délestant l’œuvre de sa portée politique, au profit d’un pur travail esthétique — d’un formalisme puissant, et on rappelle à raison les quelques (rares) explications de l’auteur, qui pestait contre l’activité d’écrire avec des mots déjà tous gorgés de sens, alors que le peintre et le musicien ont affaire avec de la pure matière.
Mais justement, je voudrais avancer l’hypothèse qu’une œuvre est moins politique par son contenu (ses motifs) que par une certaine manière de travailler le langage, la matière — et cette faculté à se dégager du sens donné pour traverser la forme interroge aussi notre propre rapport au sens, au monde, aux autres : que le politique de l’œuvre tient à cet affrontement du sens au sein d’une Histoire singulière, qui est la nôtre, qu’une telle œuvre permet de penser et d’affronter.
Pour cela donc, d’abord un préalable : « Se taire et écouter, pas un être sur cent n’en est capable, ne conçoit même ce que cela signifie. C’est pourtant alors qu’on distingue, au-delà de l’absurde fracas, le silence dont l’univers est fait. »
Ces mots sont issus de Molloy : « quand le roman paraît, dit son éditeur, il sonne le glas de toute la littérature militante qui avait surgi aux lendemains de la Libération. » Les Éditions de Minuit, elle même née de la guerre et d’un certain militantisme songent sans nul doute à ces romans et théâtres à thèse ou l’existentialisme triomphe. Minuit poursuit : « Mais peut-être sonne-t-il aussi le glas de toute littérature. Renouant, en les dépassant, avec les grandes leçons de Joyce et de Kafka, il nous livre un univers dont toute signification est bannie et une parole qui se détruit d’elle-même, au gré de son propre ressassement ».
Qu’elle est cette parole qui produit son effacement ? Dont le processus même est de n’être pas un processus — ou un processus qui vise à se défaire d’être ce processus ? On note d’ores et déjà la nuance : ce n’est pas tant que cette œuvre ne signifie rien, mais une œuvre qui livre un univers (comment ne pas entendre cette formule : « livre un univers », dans la mesure où le verbe est aussi le substantif qui désigne son objet : un livre — et que fait d’autre une écriture, si ce n’est livrer un univers) : un univers, donc, dont toute signification est bannie. Geste de répudiation immanent à son élaboration même. Qui répudie tout à la fois le sens et les œuvres bâties sur l’absolutisation du sens. Peut-être même se fonde-t-elle, cette œuvre de Beckett, d’abord contre ces œuvres-là avec lesquelles elle dialogue dans l’hostilité, et congédie.
Il faudrait donc d’abord prendre la mesure de ce moment et saisir cette époque dans laquelle écrit Beckett pour la lire politiquement : car toute œuvre politique, disait Brecht, intervient dans une conjecture, et une œuvre est politique parce qu’elle intervient dans une conjoncture. Or, le label absurde aurait une certaine tendance à arracher l’œuvre à son époque ; bien sûr il est d’usage d’arrimer à ce terme d’autres écritures, celle d’Adamov ou celle de Ionesco, et de les englober dans une sorte de métaphysique défaite. On dirait donc qu’après Auschwitz et avant l’imminence de l’apocalypse nucléaire, la promesse des Lumières d’un progrès n’a non seulement pas été tenue, mais que c’est cette rationalité poussée au paroxysme qui a mené à l’industrialisation des massacres de masse de la part de la civilisation qui s’était crue la plus raffinée du monde. Cette lecture métaphysique loin d’abstraire ces œuvres, permet de les dater : cet après-guerre, pressenti alors aussi comme un avant catastrophe, voire comme la conséquence d’une catastrophe qui a lieu définitivement, et qui restera sans rédemption. Mais elle empêche aussi de voir au-delà de l’absurde : car l’absurde ne peut être qu’un préalable.
« Mais qu’est-ce que je fais moi, (lit-on dans L’Innommable) sinon vivre, un peu, de la seule vie possible. Voilà la combine. Ou par l’absurde me convaincre d’être, l’absurde de ne pas le pouvoir. »
Ce qui est absurde, c’est de croire que le monde répond à l’organisation d’un sens où la rationalité gouverne le bien commun. Ce qui est périlleux, c’est de se confier à la rationalité pure comme gage de notre salut. Ce qui est inconséquent, c’est de se croire immortel et libre quand notre liberté se résume à cette image que proposait le jeune Beckett dans ses notes sur Geulincx : celle d’un marin allant et venant de la proue à la poupe, sur un bateau qui l’emporte vers sa propre destination — et nul besoin de préciser quelle est sa destination. À cet égard, il ne s’agit pas juger l’œuvre pessimiste, ou moraliste : elle ne rappelle là que les banales évidences sans cesse dites depuis au moins l’ecclésiaste : et on ne fait pas de cet ouvrage sacré le jeu absurde avec le sens, mais l’espace d’une parole de très haute sagesse.
À ce titre, Beckett a entendu plus sûrement qu’on ne le fait habituellement les mots de Shakespeare : « La vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et … » – Hugo traduit : « qui ne signifie rien… ». Mais le texte anglais dit peut-être « et qui signifie : rien ». André Markowicz a su mettre l’accent sur cet aspect fort signifiant : « Tout le monde traduit signifying nothing par « qui ne veut rien dire ». Ce n’est pas ça, c’est toute la vie humaine signifie « rien ». Et le traducteur d’ajouter : « Tout humain normalement constitué se révolte devant ça. »
L’œuvre de Beckett est moins une révolte pour ajouter du sens, ou inventer une signification, que la traversée de ce rien — qui est l’étoffe même dont, non pas les rêves, mais cette réalité est faite : et il n’est pas d’autre réalité que celle où la mort stupide intervient quand elle veut alors même qu’on se vit comme immortel ; où les crimes de masse se livrent au nom de la raison et avec les armes de la raison, car il n’y a pas de folie meurtrière quand elle exercée par le pouvoir, il n’y a que des stratégies d’exercice du pouvoir ; où enfin, la parole qui sert à désigner le monde se dérobe toujours devant lui.
Cette traversée n’empêche pas la lutte : et même, je voudrais dire qu’elle la permet. « Bats-toi, bats-toi », telles étaient les dernières paroles du père de Beckett à son fils, sur son lit de mort.
Politique est l’œuvre de Beckett en tant qu’elle donne la possibilité de se débattre dans ce dont l’univers est fait : de silence — car l’univers ne nous parle pas et ne répond pas. On pourrait dire que l’un des projets politiques de cette œuvre est d’inscrire le silence au cœur de la parole [1]
Et c’est devant ce silence que nous sommes responsables face à lui et devant nous autres. Il n’y a ni juge ni témoin au-delà, ni paroles toutes faites ou inspirée ; ni arrière-monde ni espérance : mais un il y a qui nous met en demeure.
Peut-être est-ce d’ailleurs là le rôle du théâtre dans l’œuvre de Beckett : et l’élection du théâtre pour lui, et le fait aussi que c’est malgré tout le théâtre de Beckett qui a fait son renommée — que le théâtre est le lieu où s’assembler pour assister (au sens aussi où l’on porte assistance) à notre humaine condition.
Or cette humaine condition n’a rien d’absurde ni d’universellement donné pour toujours : elle est issue d’une Histoire, d’une histoire précise. Cette Histoire cristallise dans quelques images : c’est par exemple un défilé de corps émaciés qui tâchent de fuir les combats, assemblant en quelques minutes toute une vie dans une charrette — en mai 40, Beckett qui avait quitté Dublin pour Paris (« je préfère la France en guerre que l’Irlande en paix ») doit fuir comme tous ; expérience éprouvante où il gagne Arcachon avant de revenir à Paris. Après un hiver terrible de privation, il rejoind le réseau de résistance Gloria ; il y jouera le rôle précieux de transcripteur de messages plus ou moins fiables (façon d’annoncer l’enfant dans En attendant Godot qui apporte le message de la venue différée de Godot). Trahi en août 42 par l’abbé Alesh, le réseau est démantelé, plusieurs de ses membres déportés et Beckett et sa femme Suzanne échappent de peu à l’arrestation et sans doute à la mort – aidé par Nathalie Sarraute d’abord, le couple gagne Roussillon en Zone Libre où l’auteur poursuivra ses activités de clandestinité : il se cachera des explosifs, et tendra des embuscades aux Allemands la nuit.
— ESTRAGON. – Le Vaucluse ! Qui te parle du Vaucluse ?
— VLADIMIR. – Mais tu as bien été dans le Vaucluse ?
— ESTRAGON. – Mais non, je n’ai jamais été dans le Vaucluse ! J’ai coulé toute ma chaude-pisse d’existence ici, je te dis ! Ici !Dans la Merdecluse !
— VLADIMIR. – Pourtant nous avons été ensemble dans le Vaucluse, j’en mettrais ma main au feu. Nous avons fait les vendanges, tiens, chez un nommé Bonnelly, à Roussillon.
— ESTRAGON (plus calme). – C’est possible. Je n’ai rien remarqué.
— VLADIMIR. – Mais là-bas tout est rouge !
— ESTRAGON (excédé). – Je n’ai rien remarqué, je te dis !
Outre des références facétieuses – y compris du secret à garder –, et les nombreux autres motifs présents plus ou moins explicitement (les vagabonds qui dorment dans les fossés et sont affamés…), toute l’œuvre prend acte de ce pivot historique : il ne s’agit pas d’une condition atemporelle, mais bien de l’Europe du XXe qui est peinte à travers ses figures émaciées, privées de tout, et défaites : et c’est dans le langage que s’opère cette opération de privation, de soustraction, de dénuement : par là le poète travaille son temps pour l’y inscrire. Dans cette œuvre, le sens résiderait dès lors dans le fait de réduire le sens qui n’existe plus assez jusqu’à atteindre aux limites du non-être : absurde, vraiment ? Mais comme l’est l’entreprise génocidaire et le suicide de l’Europe : une absurdité qui n’a rien d’insignifiant.
La force de concentration de l’écriture exige tout de la forme, sa puissance de résonance musicale qui fait du langage une matière dépouillée qui fait preuve d’une hostilité à l’égard de l’excès : les mots s’arrachent du vide où ils retournent. Cet art de l’épuisement se pose contre le triomphalisme humaniste et préférera toujours l’indétermination à l’affirmation arrogante. À la totalité unifiante, elle se tourne vers le fragment, ou l’esquisse. À la certitude obscène, elle lorgne vers une hilarité morose, inquiète.
Cette anti-écriture lutte contre la puissance, et les premiers spectateurs de Beckett l’ont bien saisi, en conjoncture justement : quand Godot fut monté pour la première fois à Londres en 1955, un spectateur scandalisé hurla : « Voilà comment nous avons perdu les colonies ! ».
L’œuvre de Beckett se lirait donc en résistance à l’arraisonnement du sens tout puissant qui donne l’illusion de cet arrière-monde de l’espérance, une résistance au triomphe rationnel qui n’a fait la preuve que de sa puissance de feu ayant conduit au désastre.
Une résistance qui ne peut opposer à l’idéalisme dans lequel finalement se réfugie tout rationalisme, un matérialisme conséquent : matérialisme du langage (fait de son et de rythme), un matérialisme dans la représentation des corps souffrants d’avoir un corps plutôt que d’être des corps ; matérialisme d’un théâtre qui s’exhibe tel, artifice concret.
En finir avec l’absurde, c’est tout à la fois faire le pari que cette œuvre a à nous dire quelque chose de nous et de notre présent, sans la rabattre sur un discours en surplomb, ni renoncer à la saisir dans sa matérialité sensible : c’est la prendre, au pied de la lettre, comme un signe de conjuration face à la catastrophe qui n’est pas seulement une menace, mais le monde même.