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Frank Castorf. L’art, ou la réalité insupportable
Théâtre / Public n°229, « États de la scène actuelle 2016-2017 »
dimanche 1er juillet 2018
Article publié dans Théâtre / Public n°229, « États de la scène actuelle 2016-2017 », Coord. Olivier Neveux et Christophe Triau – juillet 2018.
« Tant qu’il y aura des maîtres et des esclaves, nous ne serons pas déchargés de notre mission » (écrit Heiner Müller, dans La Mission.). C’est la seule profession de foi littéraire sur laquelle je travaille continuellement depuis des années.
Frank Castorf [1]
Sur Rosa-Luxembourg-Platz au cœur de Berlin, on a désormais démonté l’immense sculpture de Bert Neuman, cette « Roue des Brigands » (das Räuberrad) qui dressait le symbole d’une histoire, et on a ôté l’inscription manifeste qui surmontait le toit du théâtre : OST (Est) écrit en néon bleu, comme un cri rageur du passé qui obstinément ne voulait pas passer.
Depuis 1992, Frank Castorf, né en 1951 à Berlin-Est, dirigeait la Volksbühne. Avec lui, ce théâtre dans le nouveau Berlin réunifié renouait avec son histoire. La Bülowplatz — l’ancien nom — retrouvait sa fonction de scène politique. Dans les années 30, la place était entourée par trois symboles qui faisaient de ce lieu un centre : ce « théâtre populaire » (ou « le théâtre du peuple »), un cinéma engagé, et le siège du Parti communiste allemand [2]. Ce qu’on nommait le « quartier rouge » était alors le lieu de rassemblement des ouvriers et des chômeurs, l’espace bouillonnant d’émeutes sauvagement réprimées par la police ou les milices nazies. Une scène historique face à laquelle la scène artistique, sociale et politique fermentait. Mis au pas par Hitler, détruit en 1945, puis réinventé par Benno Besson au cœur des années 1970, le théâtre est berlinois au cœur du Berlin occidentalisé — « Occidental, pas à la Rome occidentale ou au Sud latin, mais à l’espace anglo-américain. Ce n’est pas par hasard que tout doit avoir l’air anglais aujourd’hui à Berlin » — jurait. C’était l’une de ses fonctions. Sur la place, le cinéma Babylon, pourtant menacé, avait rouvert ses portes au début des années 1990 et partagerait même sa programmation avec le théâtre ; l’immeuble Karl-Liebknecht abritait de nouveau ses anciens propriétaires, le Parti communiste est-allemand. Le Quartier des Granges (ou Volksbühnen-Kietz, « quartier du théâtre du peuple ») n’était certes plus le théâtre des affrontements entre ouvriers et nazis, mais retrouvait une effervescence propre aux débats idéologiques et aux mouvements sociaux que le théâtre tâchait de faire résonner ou de relancer. Pendant les dix ans qui suivirent cependant, les cris rageurs des comédiens de Castorf paraissaient lasser. Herbert Fritisch, puis Christoph Marthaler et Christoph Schlingensief avaient décidé de créer loin de Berlin. Les dramaturges historiques de Castorf, Carl Hegeman et Matthias Lilienthal, étaient remplacés par Gabriele Gysi — sœur de Gregor Gysi, l’un des fondateurs de Die Linke —, qui semblait « raidir » (le jugement est de Schlingensief [3]) les manières de faire de Castorf. Mais ce dernier continuait avec audace de faire face. Faire face à d’autres raidissements — ceux de la politique culturelle berlinoise, des publics, et la gentrification à vitesse accélérée de la ville —, faire face aussi à des travaux au sein du théâtre qui ralentissaient les productions. Depuis 2010, Castorf semblait regagner sa vigueur. Plusieurs spectacles faisaient date, de nouveau.
Et puis, la nouvelle tombait. En 2015, Tim Renner, secrétaire d’État à la Culture du Land de Berlin, annonce que le contrat de Frank Castorf à la tête de la Volksbühne ne serait pas reconduit au-delà de 2017. Chris Dercon, commissaire d’exposition belge et directeur de la Tate Modern de Londres le remplacerait — un historien de l’art plutôt qu’un metteur en scène. « Die grösste Fehlbesetzung des Jahrzehnts », écrira Claus Peyman, directeur du Berliner Ensemble — « la pire nomination de la décennie ». Mais cette nomination possède sa cohérence, qui apparait davantage encore après l’annonce de sa première programmation — une contre-programmation des années Castorf : spectacles d’artistes invités du monde entier (Boris Charmatz, Albert Serra…), aux frontières des arts et des expérimentations transmédiatiques, et qui feraient à la fois événement et recettes. Une programmation festivalière remplacerait la création du temps long. Un critique au Tagesspiegel écrit : « La Volksbühne de Dercon […] ressemble à un bassin pour jeunes créatifs, qui sont de toute façon attirés par Berlin. La conception éphémère de la ville prend corps et a valeur de programme » [4]. La troupe est dissoute, et avec elle l’inquiétude du temps long, inscrite dans une Histoire passée et plongée dans le présent. Le lieu phare du Sprech-und Répertoire-Theater (« théâtre parlé de répertoire ») deviendrait une start-up de la création contemporaine, en open space. La fin d’une histoire marque aussi le basculement vers un autre régime de l’art — dans lequel le nom de Volksbühne, jadis endossé par Reinhardt, puis Piscator, ne serait plus une politique en acte, mais une marque à l’export ? Un théâtre où le maître des lieux serait aussi interchangeable [5]…
Le 30 juin 2017, la roue des Brigands est déterrée ; le 24 juin 2017, les lettres OST sont démontées. Qu’en restera-t-il ? Peut-être cela : le geste de déterrer une histoire, et d’emporter avec soi ses morts.
Pour son dernier spectacle à la tête de la Volksbhüne, et comme pour ramasser en lui toute cette histoire et la souffler, Frank Castorf présentait Die Kabale des Scheinheiligen. Das Leben des Hernn de Molière. (La Cabale des dévots. Le Roman de Monsieur de Molière) d’après les textes de Mikhaïl Boulgakov — une pièce de théâtre et une biographie écrites au début des années 1930, censurées par le régime totalitaire stalinien, et qui ne paraîtront à Moscou respectivement qu’en 1987 et 1989. Devant l’immense Parc du Palais des Expositions d’Avignon au cœur de l’été 2017, la roue de bois des brigands trône, ou semble déposée là, comme un reste de l’Histoire. Le spectacle n’était pas seulement le manifeste pour une œuvre passée, mais témoignait justement de l’histoire traversée, au-delà de ces vingt-cinq ans, au nom même d’une histoire par laquelle avaient été rendus possibles ces vingt-cinq ans. L’occasion de faire le point, peut-être, et plus sûrement de défier ceux qui voudraient poser un point final sur l’Histoire : jeter au-devant de soi les raisons de ne pas en finir, malgré les cabales, et en raison d’elles. « Pour nous, à la Volskbühne, ce matériau constituait une occasion propice — au moment où la politique décidait de confier ce théâtre, avec ce qu’il représente par ses orientations originelles et par notre conception de l’art, à une nouvelle direction [6]. » Dans ce spectacle donc se formulait, avec fougue et impatience, une sorte de bilan prospectif, une manière de lire l’Histoire, en nouant le dialogue de l’Art et des Pouvoirs, et une façon de traverser ses injonctions. La scène de Castorf, si elle n’est pas celle d’un ressentiment vaniteux, tient plutôt à ce mouvement de soulèvement contre un monde qui fait défaut, manque, ou défaille. « Quand [l’artiste] se plaint des circonstances inopportunes, cela révèle déjà que quelque chose ne va pas avec l’artiste, dans son rapport au monde, au réel, au concret. Les conditions proposées par notre société sont toujours source de plaintes. Ce à quoi s’opposent les utopies pour lesquelles travaille l’art [7]. »
De quoi s’agit-il ? D’adapter le roman de Boulgakov, ou de parler en lui la voix de l’Histoire qu’en partage le romancier russe et le metteur allemand habitent ? De raconter la vie de Molière, ou de puiser en elle les puissances en devenir dans le geste de création quand il s’affronte aux puissants ? C’était déjà la tâche de Boulgakov, subissant la censure de Staline, et passant par l’histoire de Molière pour dire, dans les violences du rapport au Pouvoir, la violence de la création en regard. Dès lors, quand Castorf s’immisce dans la voix de Boulgakov, c’est à son image, par le décollement offert de l’Histoire, pour interroger au plus près les conditions présentes du travail de l’artiste dans son rapport conflictuel aux pouvoirs.
Près de six heures durant, la scène de Castorf voudrait traverser sa propre histoire par l’histoire de Molière via celle de Boulgakov : et dans chaque strate des récits, une méthode pour, en vertu des déplacements, se lire, et rendre possible la lecture du monde. De là les courts-circuits historiques, les déconnexions soudaines entre la France du XVIIe s., la Russie, l’Allemagne de Merkel, l’Europe des politiques culturelles événementielles, l’Espagne même, lieu d’un tournage impossible — celui du scénario de Fassbinder (Prenez garde à la Sainte Putain).
Décrire le spectacle relève dès lors d’une tâche impossible précisément parce que l’écriture scénique fabrique ici moins un déroulement d’épisodes successifs que des moments levés comme pour eux seuls et en dépit des autres, animés du souci intraitable de fabriquer du présent à chaque instant. Suivant une dramaturgie de l’éclat plutôt que du montage, la scène de Castorf n’abandonne pour autant pas la force de l’enchaînement, les lois de la causalité historique : mais ces lois seraient moins celles de la fatalité impuissante — de la subordination — que de la concaténation, ou pour ainsi dire de la rime, avec échos assourdis des situations et des répliques, reprises par l’illusoire arbitraire des signes qui tendent cependant à élaborer du temps, un temps propre, produit de l’intérieur et non plus subi mécaniquement. Ici comme pour tout, il s’agit de reprendre la main sur l’enchaînement des faits. De là les courts-circuits temporels, les brusques passages de Molière à Staline, de Castorf à Boulgakov, d’ici et d’ailleurs, de maintenant et d’hier, de l’action et de la pensée, de l’improvisation et de la performance, qui rendent inopérante une lecture historique d’un drame qui nous serait sagement reconstitué. C’est cela qui rend si complexe la restitution du spectacle : non qu’il fabrique de l’oubli, plutôt au contraire qu’il jette en soi l’inextricable tissage des temps, des espaces et des paroles, et qu’il opère comme une impression photographique excessive qui va jusqu’à brûler la pellicule de la mémoire en exagérant le temps d’exposition.
Objets aux formes multiples qui fait se succéder scènes de la vie de Molière ou de Boulgakov, représentation de Phèdre, ou répétition d’un film, grandes traversées hurlées du plateau ou dialogues intimes sous des tentures dérobées à la vue du spectateur et filmés en direct pour être projetés en immense sur les écrans qui tapissent la scène… ce spectacle de l’hétérogène et du disparate, mené au pas de charge sur des heures, semble pourtant d’un bout à l’autre conduit, témoignant davantage de la maîtrise que du lâcher-prise. Le mime de la fabrique improvisée ne paraît, à chaque instant, que comme tel : un jeu avec la désinvolture. Bien au contraire, la gestion des espaces et de son écriture par les corps qui les traversent, la partition des voix et la composition des images paraissent d’un bout à l’autre saisie : et l’ensemble d’élaborer un monde architecturé et puissamment dominé.
Ce serait finalement dans cette forme que résiderait l’ultime contre-pied adressé en défi par Castorf à notre temps. Aux formes standardisées de l’art performatif [8], aux objets conçus pour répondre aux normes d’un marché où l’œuvre est tout à la fois sur-écrit et multi-adaptable, aux lois des spectacles qui rejouent bien souvent l’illusion biographique d’un témoignage du réel sensé le documenter, Castorf répond radicalement à côté, par l’à côté qui rend tout à la fois visible le paradigme mercantile de bien des œuvres du présent, et spectaculaire la singularité scandaleuse de son spectacle. Création aberrante, intempestive et injouable sur d’autres scènes, échappant donc aux lois du marché, et s’opposant même à sa mémorisation logique, Die Kabale… se dresse structurellement comme un contre-pouvoir tant il est, politiquement, et sensiblement, irrécupérable.
L’écrire en retour ne consisterait donc pas en sa réécriture, ou sa restitution : plutôt dans la saisie des forces qu’il jette, en défi ; et qu’on les ramasse, si on l’ose.
Cela commence par un cri aux lointains. Pour dire la fin de tout au nom de ses recommencements possibles, le théâtre de Castorf se jette tout entier dans ce cri. Aux lointains donc, un cri, et immédiatement après le cri, la silhouette minuscule d’une femme en talons qui courent vers nous, dans le demi-jour de notre époque. C’est Boulgakov, le romancier russe — interprété par Sophie Rois —, qui raconte pour nous la naissance de Molière. Aurait-elle commis cela, la mère de Molière, si elle savait qu’elle allait donner naissance à un tel monstre, impossible pour tous et pour toujours ? Boulgakov raconte et ce qui se raconte, déjà, sous les cris de la femme en gésine, ce début de l’histoire et sa fin déjà révélée, déjà sue, ne résout rien, ouvre plutôt à la possibilité d’histoires en laquelle ensuite il faudra frayer, rêver, aller. La mère de Molière crie, encore, et continue : il suffit de tendre l’oreille à notre présent pour l’entendre encore. Après le cri, les premiers mots du roman : « il est un pays sauvage… ». Sauvagerie de ce lointain d’où nous parviennent les mots ; sauvagerie étrange d’un pays qui est pourtant le nôtre — mais que ce théâtre aura pour tâche précisément de rendre à sa sauvagerie vitale et féconde en travaillant à dissiper l’aura du nom propre.
Molière ? Un nom qui est celui d’une langue, d’une époque, d’une histoire. Un nom assourdit par ce que lui a fait l’époque. Qu’on parle aujourd’hui de la langue de Molière (comme celle de Shakespeare ou de Cervantès), et on annulera la folie de la langue qu’inventèrent ces hommes. Langue de Molière que des siècles de Culture ont fini par réduire à ce français que parlent « ceux qui sont nés quelque part » et utilisent cette langue pour écrire des décrets qui porteraient le nom de Molière, ou faire des discours en notre nom. Molière pourtant pourrait être le nom de tout ce qui venge la langue : la férocité de traquer en chacun ce qui est l’abjection, les ridicules comme le nommait l’époque, l’hybris ; ténèbres sociales des hommes. Molière est aussi tout ce qui venge l’histoire : ce geste de tenir langage aux ennemis de la vie par le rire terrible. Molière ou le nom de ce rire comme le contraire d’un évitement, plutôt cela qui dévisage. Un désespoir aussi contre les violences sociales des paraîtres. Molière donc, que la Culture a panthéonisé pour mieux dévitaliser ces forces encloses en lui et fabriquer de l’oubli.
C’est là l’endroit où Castorf nous place, et place le théâtre : prendre le nom de Molière si usé et si affadi désormais pour lui redonner les forces vivantes. Et pour cela, repartir de la vie : le destin de Molière, si connu : les routes qu’il a prises pour tenter d’imposer son théâtre, le retour à Paris, l’aide qu’il demande auprès du Roi, qu’il négocie, la blessure jamais guérie d’avoir échoué sur la scène tragique — par nullité ? Ou parce que son art naturel était en avance sur l’époque ? —, son féroce désir qui le fait rompre avec son épouse pour s’unir avec la fille de celle-ci, ses bassesses, ses violences. Et surtout, le dialogue qui fut son œuvre véritable, celui qu’il tâcha de nouer avec les pouvoirs : l’appui gagné du Roi contre les dévots, puis la rupture avec Louis XIV, et l’isolement, la solitude, la mort. Et voilà pour la vie.
Mais non : Castorf sait trop combien « l’illusion biographique » porte en elle trop de mensonges sur l’homme et sur la vie pour ne pas s’en tenir au récit de la vie : sa ligne fatale. Alors, il jouera avec cette vie, comme un acteur avec son rôle : et fera du récit de Boulgakov Le Roman de Monsieur de Molière, une question, un appui, qui jouera en miroir avec la vie de Boulgakov elle-même — et sa pièce La Cabale des dévots. D’ailleurs, après avoir confié le « rôle » de Molière à Alexandre Scheer, Castorf le délivre dans la seconde partie à un autre comédien — qui jouait son fils dans la première. Manière de détraquer la machine à figuration pour mieux tourner autour des figures de la transmission, des trahisons et des héritages à porter malgré eux.
C’est là que le vertige prend et que ce vertige emporte loin la pseudo-restitution de la vie d’un homme, eut-il été Molière. Ce jeu de miroir, Boulgakov le plaçait déjà au cœur de son projet. Les relations entre Molière et Louis XIV lui permettaient de lire celles qui l’unissaient à Staline : on sait combien le romancier russe traversa des années de censure, réduit au silence. On sait aussi que rien ne pouvait se résoudre : se taire, et ne pas être complice — mais pour un auteur qui puise dans l’écriture la justification de sa vie, c’est céder sur la mort — ; ou écrire, s’accomplir à ses yeux, et devenir tout à la fois traitre à sa propre cause, aliéné au pouvoir, sujet d’un souverain – et précisément objet du pouvoir, le contraire de sujet d’une vie d’écrivain.
Ce vertige s’ouvre et se déploie sur un autre jeu de miroir : celui que renvoie Castorf sur sa propre vie. Jouet des puissants qui lui arrache son théâtre, Castorf vit la décision récente du pouvoir comme une mutilation et fait de cette éviction l’occasion de prendre le large plus librement encore avec le pouvoir. Ce sont des jeux complexes et dialectiques que rien ne peut fermer. Car c’est toujours avec les structures réelles du pouvoir que la création se constitue en contre : toujours la création doit négocier l’espace de son existence parce que la scène est toujours le lieu où le corps social lève sa visibilité, et où la représentation (politique et théâtrale) désigne de l’intérieur le procès-verbal de son intervention dans le monde.
De ce point de vue, les références abondent, elles sont belles et poignantes : Boulgakov vient trouver Staline/Louis XIV (fascinant Georg Friedrich de douceur implacable, fumant clope sur clope tout en vapotant, portant sur lui les insignes du pouvoir sous les teintures YSL et ses médailles Versace) le lendemain de la mort de Maïakovski pour obtenir un poste dans un théâtre : et Staline de joindre par téléphone, devant le romancier terrorisé, Stanislavski et Dantchenko pour l’imposer au théâtre d’Art de Moscou. Terreur de ce moment où c’est de la main du bourreau que le poète retrouve la possibilité de créer (même si Staline prend soin de le placer dans une situation impossible, en exigeant qu’il écrive en quelques semaines sa prochaine pièce : miroir des demandes royales auprès de Molière qui par l’Impromptu de Versailles, répondra au défi par un défi au pouvoir) ; on entendra aussi la terrible lettre de Meyerhold aux directeurs de théâtre qui les accablera pour leurs lâchetés et leurs compromissions (« en rejetant le formalisme, vous avez évacué l’Art »)… Meyerhold, qui lâchera, de colère et de dépit : « je me sentais comme un chien battu par son maître » – mélancolique échos, comme une revanche inversée, des coups de bâton de Scapin que le serviteur des Maîtres cette fois reçoit, où comment la farce, quand elle est répétée, devient tragique.
Ce pourrait donner lieu à une intéressante réflexion sur ces jeux, dans le vertige ludique des mises en abime, et la gratuité manifeste de ces questions qui ne concerneraient que le théâtre sans doute. Mais d’un part Castorf nous rappelle que ces enjeux formels n’en sont pas, qu’ils ont été de véritables — questions de vie et de mort, hier en URSS, aujourd’hui en Russie comme en France ou en Allemagne ; d’autre part, ce motif du Pouvoir et de l’Art n’est qu’un point d’appui pour envisager aussi le pouvoir de l’art sur la vie.
Car six heures durant, dans l’épuisement d’un corps au travail, courant, suant, hurlant, caressant, c’est par le théâtre que Castorf répond aux pouvoirs, par le pouvoir d’un théâtre fragile et puissant, toujours menacé par lui-même. Si le théâtre était encore nécessaire, ce serait à cet endroit où il serait le seul, en lui-même, à formuler ainsi ce qui excède son rôle et sa portée. Alors c’est de tous les moyens du théâtre que Castorf va user pour tâcher de nommer l’inacceptable de la vie, et lutter pied à pied contre les formes qu’elle prend pour réduire le langage à une langue de soumission, réduire le désir à des relations, réduire la beauté à de la Culture, réduire des corps à ce qu’ils sont, réduire la douleur à une émotion, réduire le temps à une durée, réduire le visible à ce que l’on voit. À chaque instant de ce théâtre, quelque chose se donne qui est attaqué immédiatement de l’intérieur : rien ne peut résister à la force d’emportement d’un tel théâtre, pas même le théâtre.
Par exemple : la Culture, et pour en finir avec elle. En plusieurs moments, sur une estrade levée pour cela, ou à même le sol, on donnera à entendre Phèdre de Racine : le répertoire en ce qu’il incarne l’idée même de l’Art, et de l’Art français. Mais ce qu’on donnera à entendre, c’est à la fois la beauté des vers et la désinvolture de les mettre en pièces, en osant le ridicule, jetant les vers par-dessus la jambe (ce n’est pas qu’une image). Blasphème. Il est vrai que pour blasphémer, il faut accorder une valeur sacrée à ce qu’on outrage. Ici, au plein cœur du festival d’Avignon, ce lieu de la célébration de l’Art (paraît-il), c’est moins l’art que sa célébration qui était insultée. Et qu’il n’en reste rien. « Mort à Corneille ! Mort à Racine ! », hurle Molière/Alexandre Scheer/Boulgakov/Robespierre/Piscator/Müller/Fassbinder/Castorf….
Souterrainement, Phèdre dessine d’autres fils, plus secrets : avec cette pièce, c’est (avec) la douleur de Molière qu’on joue — lui qui désira toute sa vie être un auteur et un acteur tragique, ne parviendra jamais qu’à être, sur le plateau, invariablement ridicule, lui, le maître des ridicules. Avec Phèdre enfin, c’est le motif de l’inceste qui s’esquisse et qui parcourt cette vie et le spectacle : l’amour de Molière pour Armande (Hanna Hilsdorf), sœur ou fille de Madeleine Béjart (Jeanne Balibar), sa compagne, est un danger, autant dire un désir. Ce désir que les Classiques condamnaient en jouissant du spectacle, Molière/Castorf le porte pour mieux le cueillir, et renverser la condamnation morale en éthique de défi. Autres blasphèmes. Il y en a tant : et cette pièce de la dépense, du somptuaire, du grandiose abjecte irradie des splendeurs terribles issues de Georges Bataille [9].
Six heures durant donc, le théâtre servira de levier pour dire combien les formes de la vie sont à réinventer. Du théâtre ? Mais d’un théâtre toujours levé sous la forme d’une question qu’on fouillera comme une plaie. Ainsi des longs couloirs d’improvisation, des cabotinages (où on s’amusera à se moquer de la figure du Maître Castorf en l’imitant – mais le surtitrage calibré soulignera seulement que ces moqueries, loin d’être de l’improvisation, relèvent de la construction en amont de sa propre légende), de jeu avec le jeu : on insulte le public qui est en retard, les acteurs français s’acharnent à parler allemand (péniblement pour Jean-Damien Barbin en Marquis d’Orsini, qui s’en amuse) et les acteurs allemands s’essaient parfois à un français balbutiant. On ne cesse de nous rappeler qu’on est au théâtre par mille signes qui diront aussi combien c’est par le théâtre qu’on parlera au monde.
Ainsi de ce foin jeté négligemment sur le sol et qui figurera la matérialité concrète du plateau de Molière, et tout un monde, toute une force tellurique, parmi laquelle on est, humus, humain dans la matérialité même des choses répandues. Ainsi du scénario de Fassbinder, Prenez garde à la Sainte Putain, traversé au pas de charge, qui témoigne au théâtre du cinéma pour mieux retourner les conditions de création de l’un sur l’autre. Ainsi des techniciens qui filment et captent les sons, silhouettes noires qui rodent sur tout le plateau, à pas lents ou pressés, et que rejoindront vers la fin les silhouettes des dévots encapuchonnés comme des membres d’un Ku Klux Klan inquiétant, fanatiques de la morale : chorégraphies glaçantes de ces hommes en noir et des techniciens, qui dévoilent la machine théâtrale pour ce qu’elle est, aussi : une mécanique menaçante, implacable, aux pouvoirs démoniaques. Ainsi surtout, de ces gigantesques toiles peintes levées et tombées comme des murs sur l’histoire, ou de l’immense tréteau sur roulotte (qu’on prendra le temps, au pli du spectacle, de faire rouler, pour montrer que ce théâtre n’est pas qu’un décor inerte, mais en état de fonctionnement) ou de ces mansions comme autant de traces du théâtre médiéval : tentes dressées sous l’immense tente du Parc des expositions où se dérouleront la plupart des scènes — scènes que nous ne verrons pas, donc, directement, mais seulement par écrans interposés, puisqu’elles seront filmées à l’intérieur de ces tentes. Et la critique souvent de s’élever contre ces retranchements qui nous prive du théâtre, sans voir combien les corps nous sont retirés pour mieux, quand ils reviennent, déchirer la vie et se dresser comme une présence d’autant plus miraculeuse qu’elle se sera absentée.
Il y a mille exemples de ces déchirures. Parmi elles : Jeanne Balibar aux lointains, filmée, sonorisée avec une perche qui la suit. Nous voyons que nous ne la voyons pas, ou qu’à peine, à cinquante mètres de nous, là-bas. On regarde l’écran pour vérifier que nous voyons justement son corps que nous ne voyons pas réellement. Nous l’entendons dans les enceintes, elle chante, psalmodie douloureusement plutôt. Elle s’éloigne du groupe d’acteurs auprès duquel elle se tenait, et se dirige lentement vers nous. Soudain, l’homme qui tenait la perche s’arrête. Elle, elle continue d’avancer vers nous et de chanter. Et, soudain, la voix sortie des enceintes si propre, si pure, si techniquement amplifiée, cesse — et nous parvient, alors, lointainement, par échos agrandie sous la voûte, la voix du corps réel qui vient s’échouer jusqu’à nous. C’est le théâtre « soudain » qui a lieu, fait retour, déchire la peau de la représentation et de la fable, et laisse à nu entendre le corps du monde vivant, dans la blessure de la voix qui se perd littéralement dans les hauteurs pour nous parvenir comme une aura dégradé du temps. Comme un chant d’amour au théâtre, du théâtre. Et tout le spectacle chante finalement cette ode, ou cette élégie : la fragilité d’un art levé par la grâce trompeuse de quelques gestes sur une roulotte mal agencée (qui cache mal un bar où derrière régulièrement, on se saouler au Cuba libre), des costumes réduits à la peau des acteurs, la vie de troupe telle qu’elle s’éprouve, dans les disputes et les joies éphémères, les routes auxquelles Molière renonce, et que reprend Castorf désormais.
Il y aurait ainsi une politique de ces lointains : non pas un discours sur le pouvoir (et pauvrement contestataire d’un pouvoir qui viendrait d’en haut écraser ceux d’en bas), mais un jeu sans cesse rejoué de mise en perspective du pouvoir sur les corps. Perspective sonore et visuelle où les rapports d’échelle sont travaillés dans une dialectique entre les gros plans insensés sur les écrans, et les perceptions fuyantes des silhouettes minuscules à l’horizon dans la brume ; perspective historique surtout. Entre les hommes et le pouvoir, il y a toujours du pouvoir que les hommes s’échangent. Et Castorf mesure bien le pouvoir de Molière (dangereux Alexandre Sheer, félin et secret, fiévreux) sur sa troupe et sur les femmes, pour ne pas oublier que c’était aussi un homme de pouvoir. Comme on perçoit joyeusement combien le pouvoir incarné par les Puissants est affaire souvent de désir et de joie, travaillée par des intérêts qui ne sont pas toujours ceux du pouvoir.
Terrifiant moment où le Roi reçoit du dévot la leçon de langage du Bourgeois Gentilhomme,, incarnant le type même de Souverain parvenu. Il est vrai que les trente dernières années de politique française l’ont illustré à merveille. Mais ici, quand Monsieur Jourdain déguisé en Roi (ou est-ce l’inverse) découvre les joies du langage, c’est tout le masque du pouvoir qui s’effrite : celui qui fait de la langue l’instrument de communication vecteur d’éléments de langage. Le ridicule se renverse : et le Roi évidemment de violer joyeusement le dévot (Lars Rudolph) qui ne se risquerait pas à contester le pouvoir suprême.
Entre Molière et Boulgakov, il y aura toujours Staline. Comme il y aura toujours Louis XIV entre Meyerhold, Piscator, et Phèdre. Entre nous et Avignon : Frank Castorf, son théâtre délirant et terrible, l’intelligence de jeter tout et son contraire, la beauté et son outrage quand il s’agit de dire une défaite qui n’a pas dit son dernier mot. Vingt-cinq ans à la tête de Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz à Berlin-Est s’achèvent donc sous nos yeux : baroud d’honneur ou bras d’honneur ? « Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur/On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur. » crachait Alceste, Molière, ou Boulgakov, ou Heiner Müller, et que reprend Castorf à son compte. Pour son dernier spectacle à la tête de son théâtre, Castorf met tout sur la table (et celle du Palais des Expositions possède les dimensions d’un cirque de près de cent mètres de diamètre, terrain de jeu plus de 6000 m2 de démesure), pour placer au cœur la question de la création et sa relation au (x) pouvoir(s). Une manière aussi de dire le pouvoir du théâtre : pas seulement défier les puissants, mais désigner les espaces d’intensité excessifs qui donnent le prix (inestimable ?) à la création et la vie. S’il faut négocier avec les Grands de ce monde, qu’ils en paient le prix fort. Et puisqu’il faut mourir, autant le faire sur scène, et que la scène donne naissance à d’autres désirs, en emportant avec soi le théâtre et l’inacceptable de la vie.
Les lointains que figure la scène sur le plateau, ou que le spectacle dans le montage des époques et la collusion des histoires fait surgir, nous parviennent comme l’aura dégradé de l’Histoire qui insiste : perspective lointaine qui nous permet de nous saisir de notre histoire, et de lire grâce à elle les jeux de/du pouvoir avec l’art comme une façon de désigner avec le théâtre ce que peut l’homme, ce qui demeure en son pouvoir, ce qui est possible, c’est-à-dire, ce qui pousse le possible dans ses ultimes retranchements.
Un spectacle en forme d’adieu ? C’est tout le contraire : une forme de renouement. Un théâtre en forme de plainte contre le Pouvoir qui lui retire son pouvoir ? Plutôt un cri de rage. Et un rire vengeur : en témoignent les sarcasmes des dix secondes de silence demandé en mémoire du travail de Castorf par Jean-Damien Barbin. À l’heure où d’autres, dans Berlin et ailleurs œuvrent tranquillement à la conception d’œuvres tranquilles, le dernier spectacle de la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz à Berlin-Est aura voulu traqué les formes mortes de la vie pour leur prêter de nouveau intensité et nécessité : « L’art constitue une contre-proposition qui démontre que la vie, la réalité ne sont pas supportables. Ce fait-là, la révélation de l’impossible accommodation à la réalité est la fonction même de l’artiste [10]. »
Férocement non accommodé à ce réel que tout un théâtre réclame de ses vœux pour dire la tautologie du monde, Frank Castorf appelle à d’autres réalités qui seraient autant de manières de vivre plus réellement, et son spectacle crie, il crie comme Armande Béjart/Jeanne Balibar crie au moment de son interminable agonie — qui en appelle à la Terreur, à Robespierre, aux radicalités qui seules peuvent scandaleusement rendre possible des formes de vies plus émancipées —, il crie comme une jeune fille donne naissance à un monstre en insultant la sage-femme, il crie encore jusqu’au sang et à la déchirure, il crie contre l’art réduit à des objets de production, contre les mondes disparus avec soi, contre les utopies qu’on enterre vivantes, contre les maîtres et leur pouvoir, il crie comme on raconte une contre-histoire, et il crie aux lointains dans l’écho assourdi des siècles jusqu’à présent pour affronter l’oubli à armes égales, peut-être.
Il est possible, pour un temps, de créer une communauté, mais elle se délite immédiatement, sans que ne subsiste aucun espoir. Une institution bourgeoise comme le théâtre disparaîtra, d’une façon ou d’une autre. Chez Müller, ce sont les pierres et les paysages qui subsistent. En tout cas, quelque chose d’extérieur est indépendant de nous. S’il reste quelque chose, ce sera au maximum un peu de matière c’est-à-dire un élément d’avantages liés au désert, à la steppe et à la nature qu’à notre idéologie de la production, inventée par l’homme et analysée par Marx [11].