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Georges Bataille, et les scènes contemporaines
L’autre théâtre
lundi 1er août 2016
Article paru dans ArtPress2, numéro 42, « Valeur d’usage de George Bataille », Coordination Jacques Henric & Léa Bismuth – août 2016
Si l’œuvre de Georges Bataille est impossible, ce n’est pas seulement parce qu’elle excède toute possibilité – on l’a dite inouïe, terrible, inexemplaire –, mais aussi dans la mesure où elle est sans héritage possible, sans legs et sans dette. L’expérience qu’elle incarne et traverse pourrait à peine valoir pour elle-même : dans la puissance qu’elle propose, elle proteste contre toute limite en laquelle on voudrait la tenir, contre toute pensée qui voudrait la penser au lieu de l’exercer. C’est dans l’irradiation qu’elle opère et dans le ressaisissement qu’elle s’abat [1].
Que reste-t-il d’une telle pensée qui récuse tout reste et cherche l’inachèvement comme excès, qui plaide pour l’indifférence des ruines [2], et sait combien l’absence de Dieu est plus grande, plus divine que Dieu [3] (et qui en puise une joie sans mesure) ? Demeure une pensée radicalement autre, l’envers de la pensée, une autre pensée [4] qui permet de saisir une part de ce monde et de notre temps, sa part la plus vive et intense, sa part maudite et blessée, à rebours des normes morales et politiques de notre présent.
Quand il s’agit de se situer sur ce plan-là de la vie et de l’histoire, affronter cette vie et cette histoire et mieux les nommer, mieux conquérir ces territoires de l’existence qui nous libérerait de tout assujettissement moral et nous émanciperait de nous-mêmes, quelle parole trouver, vers quel silence se tourner ? La littérature peut-être, qui posséderait pour elle la trouée du vent et l’autorité des ruines [5] – mais laquelle ? « Je ne puis regarder comme libre un être n’ayant pas le désir de trancher en lui les liens du langage [6] ».
Pour un théâtre comme expérience
Bataille avait cherché cette déchirure du langage et cette autre pensée dans une poésie qui passerait par la haine de la poésie – la haine de la culture exercée dans un « mouvement violent, traduit dans la cohérence calme du langage [7] ». Depuis quelques vingt ans, il semblerait bien qu’un espace occupe et formule, ou libère, cette haine et cette joie : cette tranchée des liens et des corps dans laquelle l’excès en tout est incessamment assaut contre les frontières, celles des représentations et des normes. Sur la scène de quelques théâtres, des corps et des voix fouillent la détestation du théâtre, traverse la représentation pour chercher la présence, traque dans la folie des raisons déraisonnantes et insensées, inventent dans le jeu d’un acteur le jeu qui fait le sacrifice de la raison, et élaborent dans la violence calme du soir les paroles qui lèvent le lâcher tout de la fête : « l’abandon gai au monde illimité de la peur ».
Dans ces scènes d’un certain théâtre contemporain passe le spectre de Bataille, non dans la citation ou l’évocation, mais bien dans sa hantise : dans la saisie d’une même pensée, « jamais si rigoureuse que dans la violence, dans le saut, l’élan qui l’emporte au-delà du sérieux » – une pensée qui n’est bataillienne dans la mesure seulement où elle ne lui doit rien, rien que cette libération, cette mise à mort de la pensée assermentée et léguée, à respecter : c’est-à-dire qu’elle lui doit tout. « Parce qu’elle est la pensée détruite ou la mort de la pensée, la pensée souveraine n’est jamais fondée et ne fonde rien. »
Ce théâtre dresse une littérature au point d’incandescence du langage qui se passerait de livre, un langage à l’endroit d’une présence excessive, celle qui ferait de l’enjeu de son surgissement, une expérience. L’expérience, cette mise en question (à l’épreuve) dans la fièvre et l’angoisse de ce qu’un homme sait du fait d’être [8], avait-il écrit dans L’Expérience intérieure, qui décrivait le lieu et la formule de l’autre pensée bataillienne. Or, Bataille la décrit justement comme comme un théâtre : le drame d’un être pris dans l’impossible, entre la comédie de l’extase (celle de la transcendance) et la tragédie de l’abîme (celle de l’immanence) : le supplice tragique de l’impossible repos, impossible qui fondait le mouvement de la jouissance, où l’érotisme devient soudain critérium de toute vérité : l’érotisme, soit « l’approbation de la vie jusque dans la mort [9]. »
Ici, le théâtre contemporain est à la tâche, du moins le théâtre qui aujourd’hui importe encore. Un théâtre qui ferait de son enjeu une expérience : pour l’acteur qui jouerait (et se mettrait en jeu), comme pour le metteur en scène qui jouerait tout, sur quelques heures, ou le spectateur, renvoyé affreusement non plus à l’évaluation d’un jugement de goût, mais à cette vérité : l’expérience a-t-elle eu lieu, ou non ?
Là se joue un théâtre politique, au sens où il ferait politiquement du théâtre – non pas seulement pauvrement dans la mesure où il jetterait sur le théâtre quelques idées plus ou moins politiques, sous lesquelles perce faute de mieux l’alibi sociétal. Pour cet autre théâtre qui prolonge ou rejoint l’autre pensée de Bataille, il s’agit d’affronter notre présent en le défiant, conjurer son abjection et permettre de nous le réapproprier.
Castorf, ou le cri dans l’église
« Quand on est dans une église, comme l’explique Bataille, au moment d’une cérémonie, on a envie de crier. C’est ce qui m’intéresse de montrer dans mon travail [10]. » Ainsi le metteur en scène allemand Franck Castorf (né à Berlin-Est en 1951) présente-t-il son théâtre à l’occasion de son spectacle La Dame aux Camélias, un audacieux montage à partir de l’œuvre d’Alexandre Dumas Fils, des fragments de La Mission d’Heiner Müller, et de Histoire de l’Œil de Georges Bataille, vu au théâtre de l’Odéon à Paris en 2012 [11]. Ce que cherche Castorf, ce n’est pas exposer l’œuvre de Dumas, ni même d’en représenter une version : mais de retourner sur nous les forces à l’œuvre dans le monde. Notre présent est l’histoire de Marguerite ici exhibée comme le cadavre de cette courtisane : en décomposition. Contre la volonté d’en rendre compte ou de la rendre intelligible, Castorf préfère le désir de voir et de montrer, jouant son théâtre à l’intérieur de lui-même dans une scène majuscule, celle où l’amant, Armand, se rend au cimetière pour déterrer la Dame aux camélias. Longuement, il reste admirer le corps défiguré et rongé par les vers, ses yeux dévorés par la mort. « C’était terrible à voir, c’est horrible à raconter », relate le narrateur. « Armand, sans pouvoir détourner son regard de cette figure, avait porté son mouchoir à sa bouche et le mordait ». Le spectateur ne fait que regarder, et penser, devant ce cadavre nu de la femme de joie, et pense peut-être à cette phrase de Bataille : « je pense comme une fille enlève sa robe [12]. »
À ces mots, F. Castorf fait entendre les mots de Bataille, qui porte la scène au lieu obscène où il agit en nous [13]. Sur le plateau, l’espace double représente le pile et le face de notre monde : sur un de ces bords, la surface propre et contemporaine d’un monde froid, technologique, où règne l’apparence des surfaces de verre (imagerie de boite de nuit : où la nuit est enfermée dans sa lumière artificielle) – sur l’autre monde, le bordel, fragment d’un bidonville en coupe réglée. Le plateau tourne, on voit alternativement l’un et l’autre monde, le propre et le sale, la vacuité et la plénitude. Les corps échangent de place. Au somment : une photographie où se serrent la main S. Berlusconi, N. Sarkozy, et M. Khadafi : « Je veux mélanger cette scène avec L’Histoire de l’œil de Bataille, car elle permet de montrer cette obsession de points contradictoires : Dieu et l’homme, la mort et la vie, comme le décor opposera le monde glamour de Sarkozy et la réalité de favelas. Je ne compte donc pas suivre le déroulé linéaire de l’histoire, mais m’intéresser à la transgression, à ces obsessions qui dépassent l’interdiction. C’est ce moment de dépassement anarchiste qui m’intéresse. »
Ainsi le théâtre se proposera ici de franchir : de passer. On se souvient que le texte de L’Expérience intérieure rejouait infiniment ce débord : après sa fin, le Supplice endossait le rôle de post-scriptum, avant qu’un Post-Scriptum au Supplice fût ajouté, lui-même accru de Minibus date lilia plenis – sans compter l’avant-propos lui-même : l’expérience est toujours contenue dans ce qui la dépasse, car l’expérience est ce débordement jamais achevé. Un au-delà sans destination. Si le texte est incessamment bordé de vide, il l’est autant d’écriture : la transgression ici ne vaut que si la limite est toujours reposée et franchie. Cette loi, autant morale que formelle – si la forme porte en elle la morale qui viendra l’attaquer, comme on dit d’un métal attaqué par l’acide –, est celle du théâtre de Castorf qui a lu dans Bataille cette incitation au débordement ; elle est aussi celle de tous les théâtres qui, sans le recours à Bataille, sont portés par cet appel.
L’impossible : désir du théâtre
Le spectacle de Franck Castorf est à cet égard une exception : une limite. L’usage de l’œuvre de Bataille est rare au théâtre, mais, précisément, sa puissance réside aussi en dehors d’elle-même.
Ces vingt dernières années, des théâtralités auront frayé dans les voies singulières qu’avait dégagées Bataille. Des mêmes lignes de force les travaillent : en plaçant au cœur de l’enjeu esthétique le critère de l’expérience, elles tentent de retrouver le geste d’Artaud et de Grotowski, et renouent ainsi à cette pensée cruciale de Bataille. C’est ce qui pourrait lier des scènes aussi dissemblables que celle de Krzysztof Warlikowski ou de Claude Régy, d’Anatoli Vassiliev ou de Krystian Lupa, de Dieudonné Niangouna, de François Tanguy et son théâtre du Radeau… Là se lie l’expérience de l’acteur avec celui du spectateur : là s’arrache à soi un secret qui défigure l’acte. Partout, une même négation du théâtre comme lieu de la représentation, une contestation de la forme dans la forme même, un impossible dont on endosserait la charge.
Dans ces scènes : une approche du sacré qui tiendrait dans la sacralité de l’espace, immanent et atroce ; une mise en jeu de l’excès où la fête serait l’espace d’une déchirure entre la solitude et la communauté, le refus de la célébration communielle, mais l’appel à des forces capables de valoir quand le théâtre s’achève [14].
Chez Warlikowski [15], on cherche en tout à échapper aux assignations identitaires, on joue le corps comme le lieu de l’affranchissement jusqu’au risque du sacrifice [16]. Chez Claude Régy [17], l’adresse est l’appui sur un point de concentration de puissances qui dans la rétention soulève et libère : ce point de concentration que Bataille décrit longuement dans L’Expérience intérieure comme une « extase dramatique » qui sacralise l’espace, l’autonomise, le dresse comme le lieu de la présence. C’est cette présence qui s’effectue et se délivre dans les théâtres oniriques du Radeau : ici, la représentation est un levier, non une forme ; ce qui importe, c’est comme chez Vassiliev la fabrication de la présence. En somme, ce débordement de la représentation théâtrale – ses codes figés en conventions, personnages, fables, décors –, vers ce qu’on nomme trop rapidement souvent performance, et qui n’est simplement que cet « évanouissement du réel discursif [18] » qu’appelait Bataille de ses vœux et que toute son œuvre traverse. Performance qui passe nécessairement par la rage du corps en présence, tel que par exemple on l’éprouve dans et devant les spectacles de Dieudonné Niangouna [19], dont tout le travail est d’être plutôt que de représenter, « être, au sens fort, non contempler ni agir, mais se déchaîner ».
Dans ces théâtres est brûlée l’idée de théâtre dans la mesure où rien ne s’obtient qu’un excès de théâtre où s’abolit un réel qui s’y épuise : la dépense, littéralement, cet excès où se condense le sacrifice.
Dans tous ces théâtres, et par des voies bien singulières, ce qui est recherché n’est plus le drame, ce déroulé d’une fable qui viserait dans l’action à édifier du sens, mais l’instant, un retournement spectaculaire où la signification n’est plus en jeu, mais en cause, et dispersé comme tel : « l’instant : ce qui arrive. Par exemple l’éléphant, la colère, la ruée désastreuse d’un grand nombre d’éléphants, un embarras inextricable ». Dès lors, on est devant ses spectacles non plus comme sous l’injonction de Brecht, enquêteur du sens, ni sidéré de violence, mais plutôt face à un corps dévoilé : érotisme, cette « substitution de l’instant ou de l’inconnu à ce que nous croyions connaître ». Ces expériences nous arment face au monde non d’un savoir nouveau, mais d’un non-savoir qui rebat les cartes de perception du réel. Ici, il ne s’agit plus d’un théâtre de la raison conquise, mais celui de la fête si chère à Tanguy [20], si précieux pour Warlikowski (qui a su déchainer un cabaret dans les bas-fonds du Berlin des années 30 [21]) : « la raison est en effet le contraire du jeu. Elle est le principe d’un monde qui est le contraire exact du jeu : celui du travail ». Politique de cet autre théâtre : œuvrer à un autre monde soumis aux lois du marché, à la valeur travail, au bon sens des lieux communs.
L’instant de la mort : le jeu en dernière instance, force vive
Si Bataille a éprouvé sa pensée dans tous les genres sauf dans le théâtre, c’est peut-être parce que sa pensée était le théâtre même dans lequel elle était enveloppée, et qu’en elle se jouait un drame sans fable ni personnages où les voix se cherchaient dans le noir pour ne trouver que des trous où elles s’engouffraient, cherchaient une adresse impossible, inouïe ou terrible. Là se jouait l’injouable du corps : non l’illusion où le jeu se cache du réel, mais comme un jeu plus terrible d’affrontement, au corps à corps, tauromachie qui a besoin d’un déplacement par le jeu pour intercepter les forces, et se donner naissance.
Pensée théâtrale de Georges Bataille : pensée autre qu’endosse une part des théâtralisés parmi les plus considérables de notre temps, celles qui à travers le drame et derrière la représentation, dresse l’espace de notre appartenance possible au présent. Cette pensée, un certain théâtre contemporain le saisit à cet endroit : dans la mesure de cette autre pensée qui aura aidé à inventé un autre théâtre, loin des conventions et des injonctions du sens, mais dans la recherche d’un foyer où brûlerait notre monde et où se lèverait dans le jeu d’un acteur l’instant impossible où affluerait la terreur panique de notre être : « Il est vrai : cet instant n’est autre que la mort. Et pourtant, il est jeu. Étant disparition, il est le jeu par excellence ».