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Kae Tempest | Transmettre une mémoire rageuse

Proposition de communication au Congrès de la SAES, Rennes

lundi 29 mai 2023


Ce jeudi et pour trois jours à Rennes a lieu le 62e Congrès de la Société des Anglicistes de l’Enseignement Supérieur, autour du thème Transmission(s) — le groupe de Recherche sur les Arts Dramatiques Anglophones Contemporains y organise ses rencontres, sous la direction d’Emeline Jouve et de Marianne Drugeon.

Occasion de prolonger quelques réflexions autour de l’écriture de Kae Tempest.
Je dépose ici ma communication.


Kae Tempest
Transmettre une mémoire rageuse

Résumé

Il n’y a peut-être pas de monstres à tuer,
ni plus aucune dent de dragon à semer,
mais ce qui reste c’est l’écoulement
de la pluie le long des gouttières,
ce qui reste ce sont les murmures des cinglés.
Ce que nous avons ici
est une toute nouvelle palette de mythes

Kae Tempest, Les Nouveaux Anciens

Dans ses textes et sur scène, le·la dramaturge Kae Tempest paraît le lieu d’énonciation d’un paradoxal, puisant, dans les mythes passés, des formes-forces capables de nommer le présent et d’en désigner les lâchetés, les violences et les impasses. En cela peut-on considérer que l’écriture dramatique innerve cette œuvre protéiforme — qui prend les voies du roman, de l’essai, de la musique et de la performance live — au-delà même de la forme proprement dramatique : les enjeux de l’adresse, du corps exposé et traversé, de la répétition et de la représentation (du passé au présent) sont autant de principes esthétiques travaillés en vertu d’une éthique de la transmission, où l’altérité n’est pas seulement un motif ou un destinataire, mais bien ce qui fonde la parole, et lui donne sens et finalité.
La puissance d’adresse du·de la poète réside précisément dans ce double mouvement : du passé vers le devenir, c’est au présent qu’il·elle invente une forme de parole intempestive, d’intervention manifeste, de transmission d’un passé au nom de ce que nous sommes désormais.
En cela Kae Tempest affronte l’ancienne question de la tâche de la poésie : parole de veille et de prophétie, mais d’une prophétie dénuée de moralisation messianique, plutôt arrachant ce qui reste depuis ce qui a été défait. Dès lors, ce que transmet cette voix semble dès lors moins un contenu de savoir sur lequel capitaliser, qu’une force — rageuse et mélancolique — capable de lever les restes, et de donner du courage pour affronter l’époque.
Donner des forces et du courage serait transmettre ce que la langue est seule à porter : ce qui, dans la langue, résiste à ce que le pouvoir de la domination fait à la langue.
On se proposera de lire ici — sans négliger son travail de musicien·ne — quelques œuvres écrites récentes, parmi lesquels, outre Les Nouveaux Anciens (Brand New Ancients, 2013), Inconditionnelles (Hopelessly Devoted, 2014), Etreins-toi (Hold Your Own, 2014), et l’essai Connexion (On Connection, 2020), pour interroger l’enjeu politique de la transmission des affects à la lueur d’une conception renouvelée de l’ethos du·de la poète.


Communication

Que transmettre d’un monde, d’une histoire qui paraissent d’où qu’on les envisage, perdus — dans tous les sens de ce terme : introuvables et damnés ? Que transmettre sinon dans le sentiment de la perte : une colère, colère face à elle, comme la rage de vaincus qui n’ont pas dit leur dernier mot ? Que transmettre sinon des derniers mots interminablement coulés dans la mélancolie, la rage et la colère, des derniers mots comme lâchés à l’infini ?

L’Europe est perdue, l’Amérique perdue, Londres perdue / Pourtant, nous crions victoire / […] / Nous n’avons rien appris de l’histoire / Les gens sont morts de leur vivant / Etourdis par l’éclat des rues / Mais regardez comme le trafic est toujours en mouvement / Et maintenant, tout ce que nous voulons, c’est un peu d’excès / Mieux encore, une nuit dont on se souviendra et qu’on oubliera bientôt


Ce que transmet la voix de Kae Tempest est d’abord une voix : ce qui dans la voix la soutient et l’entraîne, et l’emporte — une sorte d’énergie pulsatile propre bien sûr au flow rap, mais singulière aussi dans sa faculté à tramer dans l’implacable tempo l’alliance puissante de la mélancolie et de la rage.

C’est de cela dont je voudrais parler : ce qu’on transmet depuis une position du monde qu’est l’art, et singulièrement la parole traversée par la musique et la présence, le théâtre conçu par Kae Tempest comme une faculté de prendre la parole, au sens propre, et comme un lieu du monde d’où l’envisager, le dévisager. Ainsi, on fait un pas de côté : non pas tant transmettre un contenu de paroles, de pensée (même s’il faudra revenir sur ce qui se transmet dans la voix), mais transmettre d’abord avant tout une voix dans sa puissance d’être, sa nudité de voix – son énergie traversée de part en part d’affects qui la soulèvent, la propulsent, lui donnent sens : littéralement et dans tous les sens, autant direction que profondeur et signification.

Des affects donc dans la mesure où on entend ce terme dans la perspective politique que lui donnent par exemple Chantal Mouffe, ou Frédéric Lordon, ou comme le travaillent certains historiens, notamment de la Révolution. Sophie Wahnich a pu montrer les ressorts propres aux paroles tenues pendant l’effervescence révolutionnaire, où il s’agissait de traduire l’ardeur en mot pour mieux la conduire, l’orienter et ne pas l’assécher en vaine déclamation sanguinaire. Encourager, dans le sens plein d’un mot qui veut d’abord dire : donner du courage, ce serait ici faire du verbe le lieu, le champ de force, de l’action, ce qui l’appelle et la rend possible, ce qui révèle en chacun de ceux qui l’entendent des possibilités d’agir, donnant sens à ce que l’on peut — rendant du pouvoir au corps.

L’encouragement n’est pas du même ordre que le courage, écrit Denis Guenon dans un courage qui vient de paraître ces jours, et qui s’intitule Du sens. Exercices d’encouragement. Celui-ci [le courage] se préoccupe de faire face à la peur : il se dresse contre le négatif, le danger, la menace. Alors que l’encouragement veut donner du cœur à l’ouvrage, porter à l’amélioration, aider au perfectionnement. Il est bien utile de s’y exercer aujourd’hui.

Ce sera aussi le sens de mon propos aujourd’hui, parce que tel est l’exercice de la parole de Kae Tempest. Encourager.

Rien n’est à toi et tout est à vendre / Bas-toi la bouche pleine de sang, / tu finiras par prendre goût au secret et à la déception. / Écoute la ville tomber.

Écoute la ville tomber, c’est le titre – en français – d’un de ses textes le plus impressionnant —, en anglais The Bricks That Build The Houses [1], entre roman poésie et théâtre, de Kae Tempest, 37 ans, poète dramaturge, musicienne, rappeuse, enfant de William Blake et du Wu-Tang, voix tonitruante venue de Brockley, quartier historiquement ouvrier et métissé du sud-est de Londres.

À peine adolescente, Kate Esther Calvert, son nom de naissance, rejoint la scène hip-hop de Londres et donne ses premiers concerts – en fait, des sortes de scènes ouvertes, le vendredi soir dans la Carnaby Street, qui prennent la forme de Battle, ces improvisations qui sont des joutes verbales, des duels où deux adversaires s’affrontent pour rivaliser de virtuosité. Elle en gardera le goût de l’affrontement, de l’agôn par le chant qui fonde en partie la lyrique dissensuelle du théâtre et notamment d’un théâtre à vocation politique. Sous le nom de Kate Tempest choisie parce que ses propos appellent souvent aux éléments naturels, et en raison d’une rage tempétueuse mal contenue, débordante, elle se fait aussitôt remarquée par cette sorte de fougue têtue, de délicatesse violente, de cette érudition précoce à l’écoute des mythes anciens qu’elle jette brutalement sur notre modernité défaite, par ce consentement ruisselant à la présence divine, quand bien même les dieux pour elle, dans une sorte de renouement païen, sont une part de nous, pas la plus glorieuse, mais pas la moins désirable.

C’est donc par la musique qu’elle entre en littérature, mais une musique portée par sa voix et sa présence, une voix qui voudrait raconter des histoires et qui défie : une forme de théâtre donc, où la mimésis est entièrement soutenue par un ethos de conteuse engagée dans son récit.
En 2008, elle a à peine vingt ans, un premier EP (Balance — mot clé de son travail poétique et politique) est lui aussi remarqué et sera suivi en 2011 d’un album du même nom : ce qui est recherché, c’est une forme d’équilibre (non pas de synthèse) entre les traditions poétiques anciennes héritées des lyriques latins et de William Blake avec le rap des rues de Londres ; entre le passé qui s’efface et le présent qui le recouvre, où il s’agit de trouver dans le passé les forces d’agir au présent.

Ce sera le sujet du long poème, lui-même traversé de théâtre (de scènes et de paroles incantatoires) qu’est Brand New Ancients, traduit en français sous le titre des Nouveaux Anciens [2] par le rappeur et poète D’de Kabal et Louise Bartlettt aux éditions de L’Arche, dans la collection Des écrits pour la parole dédiée à ces formes non pas novatrices, mais renouvelant, en partie dans le sillage de Kae Tempest, l’héritage du spoken words et présentée ainsi par l’éditrice Claire Stavaux, qui semble comme une préface tout particulièrement consacrée à Kae Tempest.

Pouvoir dire, c’est déjà agir. L’écrit pour la parole célèbre la littérature dans ce qu’elle a de politique. La parole prise, activement, de droit, la parole vive, qui devient action par son incantation. Ces mots à dire acquièrent une vitalité pour dire le monde, dans ses tourments et ses percées de lumière. Ces mots à dire engagent dès qu’ils engagent le corps et activent une puissante moralité mythique.

L’incantation serait justement cette forme / force capable de transmettre non pas tant un contenu verticalement énoncé, mais une énergie qui chercherait à transformerait celui qui l’écouterait, ou tout du moins à l’armer autrement, sensiblement, à en accroitre ses facultés d’imaginer pour mieux imaginer d’autres devenirs du monde : une parole incantatoire, comme on jette un sort, non pour envoûter, mais pour donner des forces et du courage. Un pouvoir.
L’incantation des Nouveaux Anciens [3] (qui s’ouvre sur une injonction à être lue à haute voix) commencent ainsi :

Au temps anciens / Les mythes étaient ces histoires qu’on utilisait pour se raconter. / Mais comment expliquer cette façon de nous haïr / Comment expliquer ce que nous avons fait de nous / La façon dont, en deux, nous nous brisons. / […] / Nous sommes pourtant toujours mythiques / coincés pour toujours entre le pitoyable et l’héroïque / Nous sommes encore divin ; / c’est ce qui nous rend si monstrueux / Mais c’est comme si nous avions oublié que notre propre valeur excédait de loin celle de l’ensemble de nos biens. / Les cieux vides s’élèvent / par-dessus les bancs où sont assis les anciens – / ils sont mornes / et sans amis / et les jeunes mâles crachent, / délicat dedans, / mais en surface imprudents et je présume / que ce sont nos héros / Ce sont eux nos légendes. / Ce visage dans la rue que tu croises sans le regarder / Ou ce visage dans la rue qui te croise sans se retourner / […] / Des millions de personnages / chacun avec ses propres récits épiques / chantant, il est difficile d’être un ange / tant que tu n’as pas été un démon. / Le ciel est parfait, on dirait un tableau, / mais l’air tellement épais qu’on se sent défaillir. / Néanmoins / Les mythes dans cette ville racontent depuis toujours la même histoire – / Racontent qu’il nous faut appartenir à quelque part ; / Qu’il nous faut savoir distinguer le bien du mal et qu’il nous faut lutter pour trouver par nous-mêmes notre camp.

Transmettre, pour Kae Tempest, c’est construire un espace dans le poème où le passé et le présent échangeraient — faire la scène historique de cet échange : pour l’autrice, le passé n’est pas ce temps mort et révolu, mais toujours ce qui peut servir d’arme, et la poésie cette façon de s’emparer d’un souvenir « tel qu’il surgit à l’instant du danger », pour le dire avec les mots de Walter Benjamin. Pour iel, le passé porte en soi, dans les récits légués, ou les mythes et les figures anciennes, une étincelle d’éternité, qui s’est inscrit en quelque recoin de l’expérience commune. On peut bien en pulvériser le souvenir, chaque débris contient la monade totale de ce que l’on croit avoir détruit, et qui s’engendrera à nouveau, l’occasion venue. Or, cette occasion venue, l’instant du danger, c’est notre présent.

Le passé n’est pas une succession de dates, de faits, de modes de vie, mais un réservoir de forces, de gestes, de voix, une prolifération de possibilités existentielles. Sa connaissance n’est pas nécessaire, elle est seulement vitale pour le présent. Ce serait ainsi à partir du présent que l’on comprend le passé, et non l’inverse, et si, comme le disait Michelet, « chaque époque rêve les précédentes. », il s’agit tout autant de sortir du cauchemar qui nous a fait, que de bâtir autrement le présent.

Transmettre répond donc à une question autant historique que politique et existentielle : la perte [4] de tout sens historique, comme en général de tout sens, dans notre époque, est le corollaire logique de la perte de toute expérience. L’organisation systématique de l’oubli ne se distingue nulle part de l’organisation systématique de la perte de l’expérience.

Chaque texte de Kae Tempest jouerait donc de cette dynamique dramaturgique où il s’agit de donner à voir le présent — dans des êtres à la dérive, camés ou à demi-fous, suicidés de la société, délinquants, cherchant à s’aggriper aux formes contemporainse de la relation (réseaux, écrans, sites de rencontres…) qui ne sont que des manières d’atomiser davantage les solitudes flottantes, mutiques, qui ne font jamais des expériences, ou seulement des expériences clients régis par des signes, codes, interactions plutôt que relations –, mais dans un deuxième temps (surgi de ce premier moment) il s’agit de soulever les affects de la colère pour s’arracher à la léthargie : parole du soulèvement dans la mesure où il s’agit d’échauffer le cœur et les sens (des personnages comme des spectateurs) pour les porter ailleurs que là où ils sont et dépérissent,

Ce qui compte, ce ne sont pas uniquement les mots en eux-mêmes, mais les ponts que ces mots prononcés à la suite, sur le bon registre, jettent entre l’émotion et l’expérience. Entre la scène et le public, le lieu et l’humanité qu’il contient. Entre la journée que chaque personne dans la foule traînait avec elle et la soirée qui s’annonçait. Quand la connexion s’établit, tout est relié et converge vers un moment d’émotion partagée, vers une affinité créatrice qui arrime chaque personne à un présent vécu comme une expérience collective. [5]

Voix qui appellent ainsi à des intensités neuves par l’intensité qu’elle porte au sein du langage – pour travailler à des sensations qui seraient aussi de part en part des expériences : c’est-à-dire des manières douloureuses de se traverser soi-même par l’autre pour se donner naissance.
Le poème s’ouvrait sur une exergue de Jung, dont la lecture, dit Kae Tempest, a eu le rôle d’une épiphanie politique.

Parmi les malades dits névrotiques d’aujourd’hui, bon nombre, à des époques plus anciennes, ne seraient pas devenus névrosés, c’est-à-dire n’aurait pas été dissociés eux-mêmes s’ils avaient vécu en des temps et dans un milieu où l’homme était encore relié par le mythe au monde des ancêtres et par conséquent, à la nature vécue, et non pas seulement vue du dehors, la désunion d’avec eux-mêmes leur aurait été épargnée. Je parle de ceux qui ne peuvent tolérer la perte du mythe ni trouver leur voie dans un monde uniquement externe, le monde tel qu’il est perçu par la science, ni se satisfaire d’un jonglage de mots intellectuel qui n’a rien à voir avec la sagesse .

Le constat d’une désunion de l’être avec lui-même, et cet appel à renouer aux énergies fondatrices des mythes – non pas du dehors, c’est-à-dire au titre d’une vénération culturelle qu’on devrait à un patrimoine érudit – mais de l’intérieur de soi, le mythe comme matière sensible, comme arme dont il faudrait faire usage, est au cœur de la pensée (du souci) de la transmission de Kate Tempest, où l’on perçoit que le passé serait ce qu’il faut transmettre, non pour s’en souvenir, mais pour s’en servir, mais plus encore le passé serait le véhicule d’une énergie qu’il s’agit de transmettre : où c’est par les affects que se révèleraient et se soulèveraient les solitudes — appelés enfin à se relier à eux-mêmes, et aux autres.

Kae Tempest reviendra sur cette éthique de la transmission dans un essai singulier au titre programme, Connexion, titre qui dit bien l’alliance des moyens et des fins sous ce terme.

Suivait, dans Brandt New Ancients une seconde exergue, un vers de William Blake :

Toutes les divinités résident dans le cœur de l’homme

Voici le mouvement dialectique achevé : transmettre n’est pas donner une parole d’en haut qu’il s’agirait d’appliquer, mais ranimer quelque chose de soi, qui est la part divine : divinité non pas transcendante, mais appel à un sacré immanent que lance, comme une douleur, le langage.

Oui, les dieux sont sur le banc au parc, les dieux sont dans le bus, / les dieux sont tous ici, les dieux sont en nous. / Les dieux sont hors du temps, sans peur, luttant pour être courageux, / la conviction est une main bien lourde à tenir, / saisis là, sandales ailées déchirant le bitume – / toi, moi, tout le monde : nouveaux anciens.

Avec Brand New Ancients, Kae Tempest est reconnue comme l’une des poétesses les plus importantes de sa génération : elle reçoit le prix Ted Hughes pour l’innovation poétique et la Poetry Book Society nomme l’artiste « Next Generation Poet » (Poète de la nouvelle génération) en 2014.
Kate Tempest opère un virage (mais en est-ce un ?) en publiant trois pièces de théâtre : Wasted en 2013, puis coup sur coup en 2014 Hopelessly devoted et Glasshouse.

Wasted [6] (publiée en 2018 en France aux éditions de l’Arche sous le titre français Fracassés, traduit par Gabriel Dufay et Oona Spengler) évoque un groupe de jeunes gens réunis le jour anniversaire de la mort de leur ami, Tony, survenue dix ans plus tôt, et qui se décident, entre remémorations amères, remises en questions brutales et mises au point de leur renoncement, de se donner un nouvel élan. Tempest donne ici forme dramaturgique à cette dynamique de la transmission historico-politique à l’échelle d’un groupe, qui serait transformation du passé en avenir, où le présent est le lieu élégiaque, endeuillé, d’une comparution du temps et où il s’agit de trouver des forces et de se donner du courage pour affronter ce qui vient, et qu’on ignore. Si la forme emprunte au théâtre la scène des échanges conflictuels et dialogués, dans un ancrage assez conventionnel où le réalisme brut poursuit l’héritage des dramaturgies britanniques après Kane, elle est également traversée de cette parole incantatoire, troué de monologues désespérés – où il s’agirait de trouver dans le désespoir la force de croire encore, malgré tout.

Hopelessly devoted [7] (publiée en 2020 aux éditions de l’Arche sous le titre Inconditionnelles, traduit par Dorothée Munyaneza) poursuit dans cette veine où l’ancrage réaliste est le cadre servant à rejouer ce drame de la transmission et du langage, ces conflits quasi historiographie mais à l’échelle individuelle : la scène est une cellule de prison partagée par deux femmes, qui s’aiment. L’une obtient sa libération conditionnelle et laisse l’autre dans la solitude peuplée de chansons qu’elle compose pour continuer à se lier à celle qu’elle aime, et sa fille qu’elle ne voit plus, pour travailler à sa rédemption et se confronter à son passé. La prison devient ici la métaphore évidente d’une situation existentielle et sociale, et l’art, la musique ici, non pas lâchement une manière fictive de s’évader, mais l’espace d’un affrontement entre passé et devenir, l’épreuve de vérité. Le théâtre donnerait corps ici à la transmission quand elle ne peut se faire — Serena est dehors, Chess dedans, et seul le public est témoin des musiques (dont les partitions figurent dans la pièce) : ce qui se transmet est bien de soi à soi, afin de devenir autre que ce que le monde a fait d’elle.

Dans cette trajectoire, Kae Tempest énonce clairement, et ce d’autant plus dans la noirceur de la peinture sociale, une farouche affirmation dans la possibilité d’émancipation, par l’amour et l’art – autant dire en puisant dans la puissance lyrique quand elle se fonde dans un horizon politique –, où l’amour est l’art de transmettre la force de se construire autrement.


Tel sera largement l’enjeu de Hold Your Own [8] publié également en 2014, et paru en 2021 (toujours à l’Arche dans une traduction de Louise Bartlett, sous le titre : Étreins-toi), et dont le genre est singulier, aux frontières du récit, voire du conte, de la poésie, et du monologue théâtral (il a été d’ailleurs mise en scène par Guy Cassiers en 2022). Tempest y donne une version moderne du mythe de Tirésias (c’est sous ce titre, Tirésias, qu’est d’ailleurs présenté le spectacle de Cassiers) : ce jeune homme, transformé en femme, puis en homme de nouveau, et à qui les dieux demandent de trancher le fameux débat : qui, de l’homme ou de la femme, éprouve le plus de plaisir lors de l’acte sexuel ? La réponse (la femme) dévoile le secret qu’Héra souhaitait garder jalousement, et vaudra à Tirésias d’être aveugle – mais Zeus lui donnera la vue, une autre forme de vue : la vision prophétique.

Ce que transmet Kae Tempest du mythe ne tient pas tant à la leçon morale, ou à la fable, qu’à une forme de sagesse âpre, déchirante : où l’être se découvre plurielle, paie pour cela dans sa chair la douleur, une certaine forme de solitude, mais dont le corps sortira glorieux, au sens mystique du terme, capable de renaître pour percevoir les chemins à venir. Tirésias, nous dit Tempest au terme de la pièce, c’est n’importe qui, tel qui dort dans la rue, tel autre qui se cherche, croit se trouver dans les drogues ou l’alcool, la violence, se révèle dans l’amour. La foi profonde dans les relations entre les individus s’oppose à la haine farouche tenue à l’égard du monde.

Kate Tempest continue d’osciller à la frontière des genres, et même dans le refus d’être assigné à des genres littéraires – citons son travail de musicienne, entre spoken words, rap et performance lors des concerts, avec les albums Everybody Down en 2014 puis Let Them Eat Chaos en 2016 (écho au fameux « Qu’ils mangent de la brioche ! », attribué à Marie-Antoinette) et The Book of Traps and Lessons en 2019 ; l’écriture en 2016 de son premier roman The Bricks that Built the Houses — qui paraîtra en français en 2018 sous le titre Écoute la ville tomber, dans une traduction de Madeleine Nasalik aux éditions Rivages, puis l’écriture d’une pièce en 2021, Paradise, pas encore publié en France.

Ce refus des genres littéraires, qui témoignent d’une liberté d’écrire dans la forme même du drame de la langue et qui trouve sa plénitude peut-être dans le théâtre – si le théâtre n’est pas un genre, mais ce champ de force apte à transmettre les énergies des autres formes –, n’est que le reflet d’un autre refus plus identitaire, qui pourrait paraître anecdotique s’il ne disait pas aussi quelque chose de l’écriture et de son rôle. En 2020, Tempest s’affirme non binaire, refusant de se reconnaître dans un genre donné, et annonce son nouveau prénom, Kae (prononcé comme en anglais la lettre K), et sa préférence pour l’utilisation du pronom they.

En 2022, c’est sous ce nom que l’artiste clôt la 76e édition du festival d’Avignon avec le spectacle musical tiré de son nouvel album The Line is a Curve dans la Cour d’honneur du Palais des papes.
Que transmettre d’un monde acharné à nous opprimer, nous défaire, nous renvoyer à nos solitudes ? Tout d’abord rappeler que le passé n’est pas passé, qu’il est ce réservoir d’énergie : que s’il s’agit de prendre des forces, il faut dès lors les prendre où on le peut, dans le passé y compris déposé dans les textes qui sont cet espace d’appel, cet arme par destination.

Ensuite, des forces donc : des affects capables de soulever nos corps endormis, apathiques. Tout l’effort de cette langue réside là : dans son essai Connexion, Kae Tempest ne cesse de revenir à cette expérience première d’observer le monde et les corps fracassés, l’état d’apathie dans lequel nous jette chaque jour l’ordre du monde. C’est contre cette apathie que lutte la langue, et ce que nous transmet cette voix, davantage qu’un contenu de pensées, c’est une énergie – brutale, mélancolique ou joyeuse, tout qui travaillerait contre l’émoussement de nos affects, qui ferait de ces affects, le champ de bataille politique d’une réappropriation de nos corps.

Appeler à rapper sur les piquets de grève devant les usines, Kae Tempest dira dans un entretien qu’on n’abat pas le capitalisme en chantant, mais c’est par l’art qu’on donne des forces, du courage, de l’ardeur à se battre.

Je ressens le début d’une émeut
Les émeutes sont minuscules
Les systèmes sont énormes

Transmettre ce gout de la lutte, voilà qui serait une des tâches de cette langue.
Lutter, non dans la certitude naïve que cela suffirait à renverser ce monde, mais parce que ne pas le faire serait indigne.

Il n’y a peut-être pas de monstres à tuer, / ni plus aucune dent de dragon à semer, / mais ce qui reste c’est l’écoulement / de la pluie le long des gouttières, / ce qui reste ce sont les murmures des cinglés. / Ce que nous avons ici / est une toute nouvelle palette de mythes

Faire avec ce qui reste, ramasser ce qui reste pour les donner à ceux qui sont là, et qui sauront en faire usage.

Il y a deux ans, j’ai travaillé avec les étudiants du secteur théâtre d’Aix-Marseille sur une mise en voix de Hold Your Own. Dans ce texte, qui se présente aussi comme des scènes jetant des prises de paroles successives, éclatés, éparses, mais formant le tout des éclats de rage, Kae Tempest évoque ce qu’elle doit à quelques grands artistes, ce que lui ont transmis Chopin, Dostoievski, Bukowski : une rage de chien (le titre du poème : « les vieux chiens qui se battirent si bien), une rage impossible à contenir et qu’il s’agirait de donner, non pas tant comme une maladie, mais comme dans un geste d’amour, de défi et de vengeance.


Portfolio

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