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Koltès, Maillan & Le Retour au désert [II]

Journée d’étude à Paris • Jacqueline Maillan et la tragédienne de boulevard

vendredi 6 janvier 2023


Après un colloque à Rennes en décembre 2022 autour de l’acteur comique, pour lequel j’avais proposé quelques hypothèses autour de l’écriture de Koltès dans Le Retour au désert pour Jacqueline Maillan, une seconde journée d’étude à Paris III — « Jacqueline Maillan, la tragédienne du boulevard » organisée à Paris Sorbonne Nouvelle, le 6 janvier 2023 — me propose de prolonger ces pistes.

Merci à Corine François-Denève pour l’invitation.


Bernard-Marie Koltès & Jacqueline Maillan
« Qu’elle dise autre chose que ce qu’on lui fait dire, mais avec ses moyens à elle »


Cloches sonnant complies, au loin.

MATHILDE (au public). — Je ne parle jamais le soir, pour la bonne raison que le soir est un menteur ; l’agitation extérieure n’est que la marque de la tranquillité de l’âme, le calme des maisons est traître et dissimule la violence des esprits. C’est pourquoi je ne parle pas le soir, pour la bonne raison que je suis une menteuse moi-même, je l’ai toujours été et j’ai bien l’intention de continuer à l’être : il y a, n’est-ce pas, autant de lettres dans un oui que dans un non, on peut indifféremment employer l’un ou l’autre. Alors, entre le soir et moi, cela va mal, car deux menteurs s’annulent et, mensonge contre mensonge, la vérité commence à montrer l’affreux bout de son oreille ; j’ai horreur de la vérité. C’est pourquoi je ne parle pas le soir ; j’essaie, en tous les cas, car il est vrai aussi que je suis un peu bavarde.

Qui parle ? C’est Mathilde, Mathilde Serpenoise revenue d’Afrique du Nord au beau milieu des années 60, dans la province française où en pleine guerre d’Algérie elle est revenue pour apporter la guerre civile « dans cette bonne ville de Metz » — guerre fratricide puisqu’elle débarque avec armes, bagages et enfants — pour briser le calme traitre des maisons. La maison, c’est celle tenue par son frère Adrien qui n’en demandait pas tant, autant dire que l’accueil est hostile : toute la pièce racontera l’histoire de ce retour non désirée, de cette lutte entre un frère accrochée à la maison de famille et une sœur venue régler ses comptes et déclencher la violence des esprits en même temps que la parole de la Parrhésie quitte à faire un usage pervers de ce parler-vrai si cher au poète comique de l’Antiquité ou aux philosophes cyniques : dire le tout du vrai prendra forcément le risque du mensonge retourné sur lui-même.

Qui parle ? Mathilde, donc, fausse philosophe et vraie sœur. Mais qui d’autre ? Nous sommes à complies, ce moment peu après le coucher du soleil et juste avant d’aller dormir qui précède ce qu’a liturgie appelle le Grand silence. Cette prière récitée par Mathilde est la 14e scène du Retour au désert de Bernard-Marie Koltès, pièce structurée en cinq parties suivant le Salât, les cinq prières de l’Islam : I. Sobh ; II […] ; III. « Ichâ ; IV Maghrib ; et V […]. Nous sommes dans la quatrième partie, au moment de la prière du Maghrub, celle du coucher du soleil, qui correspond donc précisément aux complies. Ce qui se chante, de sacré est pourtant justement de l’ordre d’un blasphème : la prière dit qu’elle ne dira pas, et quand elle dit, c’est pour accuser le soir de mentir et de s’accuser de (ou de se revendiquer) menteuse : si deux menteuses s’annulent, la vérité est-elle pour autant arrachée à cette opération ?

Qui parle, qui ment ? Mathilde, mystique, maîtresse dans la théologie négative ? Car cette prière (au public plutôt qu’à dieu, mais tout est question de code…) témoigne surtout d’un aveu de mensonge, exploitant jusqu’au vertige le paradoxe du crétois : comment croire un menteur quand il nous dit qu’il ment — si c’est un menteur, il dit donc la vérité ; mais puisque c’est un menteur, il ne la dit pas. Ou pour le dire avec Lacan : “La seule vérité toute, c’est quand je dis : « Je mens »”. Jeu sur le code, la vérité, lutte à mort même du langage — entre le oui et le non, il y autant de lettres, et « mensonge contre mensonge la vérité commence à montrer l’affreux bout de son oreille » : la vérité entend le mensonge (n’est-ce pas le public, qui est là et écoute, et entend ?), et, ajoute Mathilde : « j’ai horreur de la vérité ». Et d’ajouter : c’est « pourquoi je ne parle pas le soir » : sauf que nous sommes le soir, et qu’elle parle. De là l’aveu : il est vrai que je suis un peu bavarde.

Qui parle donc, et quelle est la nature véritable de cette menteuse qui dit vrai à chaque fois qu’elle ment, et inversement ? Mais oui, on l’a reconnue (avant même qu’elle ne parle) : c’est Jacqueline Maillan en personne, si on peut dire (suivant la loi du mensonge évidemment) : Jacqueline Maillan, vedette du théâtre de boulevard, venue de loin (des théâtres privés) pour atterrir, sans crier gare avant de demander son reste, dans une mise en scène de Patrice Chéreau, disant les mots de Bernard-Marie Koltès, auteur célébré par la critique dans sa pièce précédente Dans la solitude des champs de coton, vertige métaphysique et méditation sur la mort et le désir, où l’en entend par exemple, entre autres vérités et mensonges, entre autres obscurités nocturnes, cette réplique qui semble appeler l’autre : « Alors, ne me refusez pas de me dire l’objet, je vous en prie, de votre fièvre, de votre regard sur moi, la raison, de me la dire ; et s’il s’agit de ne point blesser votre dignité, eh bien, dites-la comme on la dit à un arbre, ou face au mur d’une prison, ou dans la solitude d’un champ de coton dans lequel on se promène, nu, la nuit ; de me la dire sans même me regarder. »

Jacqueline Maillan débarque donc dans ce théâtre, dans ces nuits : pour quoi faire ? Mais pour faire comme Mathilde : apporter la guerre. Avec quelle arme ? (C’est la dernière réplique de Dans la solitude des champs de coton) Les siennes, en propre : pas tant celle du rire que du théâtre en entier, c’est-dire du jeu : cette faculté à faire jouer la dissimulation et la vérité, le oui avec le non, la tragédie avec la comédie, le boulevard avec le Rond-point (où Le Retour au désert est crée), le silence avec le bavardage, le mensonge avec le mensonge.

Mais reprenons.

Et reposons une dernière fois la question : qui parle ? En dernier ressort, ou en premier, celui qui parle n’est pas celui qui parle, mais celui qui écrit — ultime variation sur le vertige du mensonge littéraire qu’est le théâtre, lieu de la dissimulation de la parole. C’est Koltès qui écrit.

En 1988, au moment de la création du spectacle, il est alors l’auteur dramatique consacré par la critique comme un classique contemporain ; il vient d’avoir 40 ans, ses pièces ont été monumentalisées par Patrice Chéreau au théâtre Nanterre-Amandiers comme autant de tragédies crépusculaires du présent : successivement Combat de nègre et de chiens (1983) ; Quai Ouest (1985) ; Dans la solitude des champs de coton (1986) paraissaient raconter la violence d’un temps, les noirceurs post-coloniales, les rages vengeresses d’un nouveau tragique, faites d’énigme obscures, de puissances latentes et ravageuses, portée par un verbe au lyrisme opaque et contenu, labyrinthique, fouillant les âmes et les corps pour desceller les profonds ressorts, autant que les livrer à leur méditation sur l’Histoire d’un occident désœuvré.

Mais Koltès se dit victime d’un malentendu. Ou peut-être pressent-il qu’on l’enferme dans un rôle, un costume tout à la fois mal ajusté et mensonger. Puis, tout dans la vie de Koltès obéit à la logique de virages, de bascules, de réinventions.

Ce qui l’emporte, dans ces années, est un goût revendiqué pour un plaisir : est-ce l’approche de la mort (je le crois) ? Est-ce la lassitude des discours quand un auteur comme lui est surtout porté par l’art d’écrire des paroles ? Est-ce que ce début de succès public ne lui donne pas à voir que le théâtre est avant tout le lieu d’une relation entre la scène et la salle, et pas celui des conflits grandiloquents sur la page entre une phrase et son idée ? Dans tous ces entretiens alors, pas seulement par provocation, il l’affirme : il cherche ce plaisir d’écrire et d’être joué, qui passe par une efficacité théâtrale plus grande. Mieux écrire pour lui, c’est gagné en précision dans cette technique.

Je suis toujours fâché avec le théâtre, et j’y reviens toujours. Entre ma première pièce, La Nuit juste avant les forêts, et Quai Ouest, j’ai approfondi ma technique. Je vais vers plus de simplicité, je cherche l’immédiat. Un comique direct.

Ce désir d’efficacité théâtrale témoigne peut-être d’un amour contrarié du théâtre — de son théâtre (qu’il juge sévèrement) et du théâtre de son temps (qu’il déteste). Désir d’efficacité qui porte moins sur le théâtre que sur un rapport au public qu’il perçoit de plus en plus comme au centre du travail. Or, il se méfie de lui-même, de sa propension au lyrisme ; et se conçoit moins comme un artiste du verbe et encore moins comme un penseur du monde, que comme un artisan de la fable.

Dès lors, c’est presque naturellement, voire mécaniquement, qu’il se tourne vers une théâtralité qui place au centre de son fonctionnement ces lois où la construction efficace prime avant tout, où ce qui compte, c’est le rapport direct avec la salle. Ce théâtre, c’est le théâtre du boulevard. Ce n’est pas à proprement parler son théâtre.

Il me faut faire un nouveau et rapide retour arrière. Au début des années 1970, Bernard-Marie Koltès avait composé des pièces longtemps ignorées, et encore aujourd’hui très peu jouées qu’on rejette d’ailleurs sous le terme allusif de pièces de « jeunesse » et qu’il avait écrits, en tant que metteur en scène, pour ses comédiens amateurs — des amateurs qui faisaient du théâtre nuit et jour, et avec Koltès l’aventure dura quatre. Ces pièces, ardues, voire incompréhensibles, sont écrites pour des acteurs : pour le jeu. Mais un jeu arraché aux expérimentations de Grotowski ou de Gurdjieff, cherchant laborieusement une troisième voie entre Stanilsavski et Brecht — loin de Feydeau, de Labiche, qui ne sont évidemment même pas dans le paysage. Jeu spectaculairement d’expressionniste et onirique, dramaturgie mentale, repliée, ce qui est recherché (et sans doute obtenue) c’est l’absence d’efficacité, et Koltès revendique même une forme de coupure, arrogante et souveraine, d’avec le public.

Dans le programme de son premier spectacle, joué dans une église protestante de Strasbourg (on enlevait les bancs entre deux offices), Les Amertumes, d’après un roman de Gorki, Koltès avait écrit ceci sur la feuille de programme.

« Compte tenu de cela, la portée de ce spectacle se situe dans l’immédiat — dans l’expérience immédiate — et, de ce fait, devrait interdire, je crois, toute espèce d’appréciation, en ce sens que l’expérience aura eu lieu ou n’aura pas eu lieu. En dehors de cela, rien ne vaut la peine d’être envisagé. »

Le mot d’appréciation peut s’entendre dans le sens d’un jugement esthétique et moral tout autant que comme le terme minima d’un plaisir qu’on trouverait face à un spectacle. Non, « Rien ne vaut la peine d’être recherché » en dehors du choc voulu, puissant, violent : ce que Koltès nommerait « la beauté ravageuse et indiscutable. » La fin de ce programme (Koltès a 22 ans) est édifiante aussi si on l’évalue à ce que quinze ans plus tard le dramaturge va affirmer.

Démonteur du mécanisme, explorateur des règles du jeu, origine et aboutissement du jeu lui-même, le personnage d’Alexis se situe hors de l’action, puisque l’action n’existe qu’en opposition à lui. Mais c’est par lui que le spectateur peut entrer dans les limites de l’expérience, découvrant avec lui et au fur et à mesure de son « grandissement » autant l’essence du jeu que la fragilité des conventions sur lesquelles il est établi. »

Cette désinvolture à l’égard des conventions, des règles, c’est tout ce contre quoi à la fin des années 80 il va écrire. Les raisons sont confusément nombreuses, j’en ai évoqué quelques-unes. Parmi les hypothèses qui expliqueraient ce renoncement à l’esthétique du choc, il y aurait la lente conversion de Koltès à la pièce bien faite via la volonté de raconter des histoires : peut-être pour correspondre à l’esthétique de Chéreau ; peut-être parce que Hubert Gignoux — le metteur en scène, formateur, et mentor de Koltès à Strasbourg — avait fini par le convaincre qu’en bon marxiste il se devait de rendre lisibles les mécanismes de l’Histoire et pour cela faire de l’histoire une structure visible ; peut-être que la rencontre avec l’Histoire (en Afrique, en Amérique centrale) lui avait révélé la puissance de la fable ; peut-être le désir de nouer avec le plaisir d’être joué et de savoir reconnaître les formes possibles d’une relation avec ce plaisir…

Dans ce parcours, Maillan joue un rôle décisif, une puissance de révélation.
Mais cette révélation ne fut pas tant une conversion d’ordre mystique qu’un cheminement où le théâtre de boulevard peut se lire comme un fil rouge.

J’ai évoqué la figure d’Hubert Gignoux, premier lecteur des pièces expérimentales de Koltès, et sévère relecteur, juge d’autant plus impitoyable qu’il avait su reconnaître combien Koltès possédait une voix singulière, un regard sur le monde et le théâtre d’une grande puissance. Mais il n’admet pas ces compositions défaites, ces pièces mal faites, ces jeux gratuits sur le corps, ces délires rimbaldiens sans règles et sans principes — Koltès n’a pas fait d’école de théâtre —, et cette désinvolture à l’égard des lois élémentaires de la dramaturgie : l’art du conflit, le travail sur le code, la relation avec le public. C’est en marxiste qu’il lit Aristote, au nom de la mise en visibilité des forces structurantes l’Histoire — et parce que la vérité est concrète, la phrase de Brecht est gravée au couteau sur le bureau du dramaturge allemand comme dans le cœur de tout homme de théâtre camarade — et c’est au nom de la poétique marxiste que Gignoux traîne Koltès voir Scribe, Sardou, les vaudevilles, ces mécaniques de précision. Avant de défaire la pièce pour la réinventer — se défaire des codes tous faits – il fallait apprendre à voir de quoi la pièce était bien faite.

Koltès refusera la leçon, la jugea sans doute indigne de ces visions intérieures, de sa haute conception de l’exploration existentielle, tout heureux de découvrir et d’inventer pour lui les règles d’un théâtre qu’il s’acharne à creuser. Bilan : ces pièces — aux titres révélateur (récits morts ; des voix sourdes) sont jouées dans l’indifférence d’un public peu nombreux, ses comédiens s’enfuient ; Gignoux le traine en tournée en lui proposant un rôle de figurant dans un Claudel (quel destin) — les mécènes ne viennent pas (sauf Lucien Attoun, (le sort s’acharne décidément) ; Koltès s’enfonce dans la drogue et fait une tentative de suicide. Immédiatement après, il rejoint le Parti communiste avec l’ardeur d’un militant sûr de la révolution imminente.

À cette conversion politique — il cesse pendant quelques années d’écrire du théâtre — va succéder une conversion dramaturgie : les leçons durement données par Gignoux vont porter leur fruit. Mais un fruit issu d’un trajet qui est moins un reniement qu’un accomplissement, dans le sens donné par Gignoux : où la forme boulevard — entendue comme structure dominée par un code qui le signe comme théâtre, forme entièrement découpée dans le code théâtral qui lui donne sens (et un sens théâtral), permettant que se joue une relation au public dans laquelle se joue la pièce : celle-ci n’est pas un discours sur le monde, mais un usage du monde où se donne à voir, à lire, à sentir, des types de relations — là se jouerait la politique du spectacle, dans ces formes de relation, qui resterait évidemment à définir et charge à un auteur dramatique tel que Koltès d’en faire autre chose que Barillet / Grédy, depuis le même code, et il faudra préciser ce qu’en fera Koltès.

De là pourrait-on voir que Le Retour au désert n’est pas une parenthèse dans l’œuvre de Koltès, mais un aboutissement : et qu’à cet égard il ne s’agirait pas d’envisager la pièce comme une excursion hors de la piste véritable du chemin de la création, mais comme un horizon. Et Maillan, loin d’être une tocade, paraît être une figure de convergence de ce théâtre.

Il faut ajouter un autre élément déclencheur, c’est Shakespeare. Entre les représentations de Quai Ouest et l’écriture du Retour au désert, Luc Bondy lui propose de traduire Le Conte d’Hiver, cette Dark Comedy étrange, trouble, libre. Ce n’est pas tout à fait la pièce bien faite des vaudevilles français, mais Koltès est de nouveau à l’école de l’émancipation : ligne après ligne, mot après mot, il découvre l’envers des principes dramaturgiques de Chéreau — la rigueur quasi mathématique dans la conduite d’une intrigue, l’exigence obsessionnelle dans l’agencement des entrées et des sorties, la grande précision picturale qui fait de l’espace une puissance d’organisations obéissant à des lois de perspectives tracées absolument —, tout cela qui avait présidé à l’écriture de Quai Ouest, Koltès s’en défait avec joie, une joie à le mesure de la peine qu’il s’était infligé dans les compositions précédentes. Shakespeare lui apprend qu’on peut passer d’une époque à l’autre, d’une situation à l’autre, du rire aux larmes, sans qu’on sache de quoi on rit, de quoi on pleure, le seul critère étant : cette force d’efficacité qu’est la puissance comique, pas au sens du rire, mais de l’art du jeu, de jouer avec le code en tant que code. « Ce mec, dira Koltès, m’a appris la liberté ». (Sous-entendu, lui, au moins…)

Ce mec, donc : et cette femme ?

Le fait est connu. Automne 1985. Jacqueline Maillan triomphe au théâtre Antoine dans Lily & Lily, boulevard écrit par Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy, que Pierre Mondy met en scène. Maillan joue un rôle à sa démesure : soit deux rôles, les jumelles Lily que tout oppose, une chanteuse joyeusement alcoolique et une épouse de pasteur à l’austérité implacable. Duo intérieur. Elle triomphe.

Dans la salle, un spectateur n’en rate rien. Koltès, qui avoue ne jamais aller au spectacle – sauf dans les cinémas louches de Barbès –, « Quitte à aller au théâtre, je préfère aller voir du boulevard . » On a vu pourquoi : c’est pour lui de plus en plus une expérience de spectateur (renouer avec un plaisir immédiat) et une école d’auteur dramatique soucieux de la forme : « Les histoires de cocus, c’est pas vraiment mon affaire, mais qu’est-ce que c’est bien fait, ces pièces-là ! » De nouveau, rien ne s’annule, tout s’agglomère : non pas Feydeau contre Shakespeare, ni Marx et Brecht contre Claudel et Rimbaud : mais comme un tout qui emporterait les uns et les autres à la recherche d’un champ de force qui pourrait tous les dire et les emmènerait ailleurs.

Comment conjuguer la puissance d’organisation propre au vaudeville ; le jeu sur le code et la relation au public du boulevard ; la force de mise en lisibilité des mécanismes de l’histoire dans une perspective brechtienne post-marxiste ; sans rien renier à la force de déflagration d’une langue capable de charrier la beauté ravageuse et indiscutable qui reste en dernier ressort le critère indépassable ?

Jacqueline Maillan.

C’est un « coup de foudre » dira Koltès, semblable pour lui au choc que fut Maria Casarès vu au théâtre de la Comédie de l’Est, à Strasbourg en janvier 1968, et qui le décida de se mettre « au service du théâtre », et de consacrer sa vie à l’écriture, lui qui n’avait alors jamais écrit.

Choc : Koltès reconnaît Jacqueline Maillan, reconnaît dans son art quelque chose qui relève d’un précipité capable si ce n’est d’opérer une synthèse, du moins, de lever un champ de force. Jacqueline Maillan, cette présence sur scène dans sa relation avec le public telle qu’elle domine les codes du théâtre, rayonnant dans cette distance qui permet la reconnaissance, désignant les ficelles pour mieux travailler de l’intérieur la machine théâtrale qu’elle incarne, la défaisant à mesure qu’elle se fait, jouant et déjouant son rôle et sa présence. Car ce qui séduit Koltès, ce n’est pas tant qu’elle est un monstre sacré du boulevard, mais c’est qu’elle joue avec le boulevard, qu’elle en occupe une place qui en dévoile le mécanisme, qu’elle se place dans un espace de lisière entre le pur jeu et le jeu sur ce jeu.

Koltès impose Maillan à Chéreau (contre son gré) : Chéreau imposera Piccoli pour faire bonne mesure — et dans ce rapport de force, on surjouera cette lutte théâtre privé / théâtre public en la déplaçant, de Nanterre-Amandiers vers cet espace frontière qu’est le Rond-Point : la sphère d’autorisation, arrachée par Koltès, sera justement le sujet de la pièce : une lutte entre deux théâtralités monstrueuses orchestrée par l’auteur : une lutte sur la frontière entre les genres dramatiques, les corps, les mémoires.

Un travail sur la lisière : entre mensonge et vérité, entre le jour plein du comique délirant et la nuit obscure des angoisses que contient le rire boulevardier, dans sa faculté à mettre en place une mécanique tellement outrancière qu’elle pourrait en être atroce : c’était la lecture marxiste des vaudevilles : la bourgeoisie de la fin du XIX se sait maître d’un monde arraché à la noblesse, et menacé par un prolétariat prêt à tout lui prendre, richesses, femmes, boutons de manchette. Quant au boulevard, il s’agit de faire du théâtre le lieu où la bourgeoisie se regarde et triomphe de ses propres codes.

Que se passe-t-il quand l’auteur d’un boulevard n’est pas un dramaturge défendant les intérêts de la classe bourgeoise ? On voit bien l’inutilité de faire un spectacle critique de la bourgeoisie — critique qui serait tout à la fois vaine et elle-même ridicule, de toute manière emportée par la forme même de la domination.

Koltès va plutôt préférer jouer avec le code, pour se jouer du code : s’il avait confié dans quelques entretiens son désir de traduire des pièces de boulevard américaines ou anglaises pour le plaisir, plaisir qui tient aussi et surtout d’une saisie au plus près de la mécanique – affaire de technique pure — il ne va pas aller jusqu’à se couler dans la forme de spectacles qui sont aux antipodes de ce qu’il est et défend. « Pourtant, je ne vais pas me mettre à écrire des pièces qui se passent dans les salons, avec des potiches et des canapés . »

L’horizon d’angoisse de cette scène, Koltès la place en amont — dans l’histoire française. La Guerre d’Algérie, ses fantômes, ses cadavres cachés dans le placard de la Nation [pas le placard du genre, mais le placard de l’identité nationale : c’est le secret dans l’armoire ]. Et c’est dans cette Histoire que Koltès va couler la forme narrative du boulevard, faisant feu de tous bois pour manipuler, au sens propre, le code.

Ainsi, Le Retour au désert est celui d’un retour : Mathilde Serpentoise (jouée par Maillan) revient à Metz après quelques années en Algérie, avec ses deux enfants : Fatima et Édouard – et compte reprendre possession de la maison familiale qu’occupe son frère, Adrien, industriel. Plaisir du code et de la référence : si le retour inopiné de la maîtresse de maison est un poncif du vaudeville, son nom fait inévitablement jouer l’écho de la chanson de Jacques Brel, de 1966. En somme, c’est le code comique qui nomme la pièce – si Mathilde s’appelle Mathilde, c’est parce qu’elle « est revenue ».

Or, c’est Koltès qui revient aussi sur son enfance — la pièce est en partie à clé sur les souvenirs de ses jeunes années messines, tous les personnages portent des noms de quartiers, certaines figures sont composées à partir de personnes de sa jeunesse… —, c’est le théâtre qui fait revenir le passé de la guerre algérienne, sauf que, tout comme chez Genet même si dans des formes bien différentes, ce retour du refoulé algérien s’appuie sur la fonction spectrale du théâtre.

Et au centre, celle qui représente ce théâtre et qui en endosse cette charge ludique : Jacqueline Maillan. « Que [Maillan] dise autre chose que ce qu’on lui fait dire, mais avec ses moyens à elle ; c’est une femme qui a une technique de théâtre grandiose. » « Avec ses moyens à elle » : il s’agira et il ne s’agira pas d’un contre-emploi : Koltès se tourne vers Maillan en tant qu’actrice de boulevard (pour sa technique, et pour le signe qu’elle constitue par sa seule présence), mais non pour qu’elle fasse l’actrice dans un boulevard.

Elle ne dira pas ce qu’on lui fait dire. C’est-à-dire qu’elle va mentir, mais que ce mensonge frottée sur le mensonge du boulevard (sur le mensonge qu’est le théâtre) pourrait témoigner d’une vérité autre, en creux, terrible peut-être : celle des mensonges de la Guerre d’Algérie aussi, des crimes de Massu, de l’OAS, et du néo-colonialisme. Celle plus profonde et dérisoire encore de la vanité du théâtre retournée sur la vanité de la vie : « Bien sûr que je déteste le théâtre, parce que le théâtre, ce n’est pas la vie ; mais je l’aime parce que c’est le seul endroit où l’on dit que ce n’est pas la vie ». C’est Koltès qui parle.

Maillan apportera beaucoup dans la composition de la pièce — son entrée, par exemple, moment stratégique du boulevard : Koltès avait écrit ses deux premières répliques en arabe : Maillan n’est pas d’accord : « Deux répliques, ce n’est pas assez. À la première, ils ne comprendront pas, à la deuxième ils comprendront que je parle arabe, et à la troisième ils riront… » Koltès pensait au théâtre, Maillan, au public. « Et ça, c’est magnifique. », dira-t-il. « Elle m’a appris beaucoup . » Apprentissage comique, et usage politique de ce comique, puisque ce dont le public rit, c’est de ne pas comprendre — et Koltès de retourner le rire sur le public, de retourner l’ignorance de l’arabe, ignorance qui fonde en grande partie l’incompréhension entre Mathilde et Adrien, entre Algérie et France. Ces jeux de retournement, où le comique est aussi une façon de biais de s’adresser au public — celui du Rond-Point, celui du boulevard — sera constant dans la pièce

Koltès dira avoir écrit une tragédie de boulevard. Soit une façon d’inscrire dans le code comique les enjeux funestes du tragique familial : où la fatalité joue le plus grand rôle (ici, des bombes posées dans les cafés par l’OAS explosent, et on meurt, même par ironie du soir…), mais une fatalité de seconde main — au terme de la pièce, un soldat sensé protégé la ville (c’est un para, le grand parachutiste noir) viole la fille de Mathilde qui accouche peu après (on est au théâtre) de deux jumeaux : Romulus et Romus, qui sont noirs évidemment, à la grande détresse de tous, mais à l’indifférence de Mathilde et Adrien qui ont d’autres chats à fouettés : eux-mêmes.

La fondation de la civilisation passera par ces jumeaux métis (et dans la plaisanterie, le gag même, le mensonge du théâtre, une vérité à laquelle Koltès est profondément attaché et qu’il dira explicitement :

Le seul sang qui nous vienne, qui nous nourrisse un peu, c’est le sang des immigrés. On commence à le reconnaître aujourd’hui ; il faut le reconnaître encore davantage. Je peux tout autant parler des Blancs, mais il est vrai que le sang de notre peuple, aujourd’hui, est noir et arabe. Je ne dis pas que cette réalité est définitive ; elle est telle pour la génération dans laquelle nous vivons. Le sang neuf naît de cette présence des Noirs et des Arabes ; il ne naît pas de la France profonde qui est le désert ; là, rien ne vit et, s’il se passe quelque chose, c’est toujours à cause des immigrés. Si on parle de Marseille, par exemple, ce n’est pas aux Blancs de Marseille qu’on fera allusion. […] La présence des immigrés est ce qui nous maintient à un niveau intellectuel à peu près correct. Pour moi, la Suisse, c’est le cauchemar absolu.

Jacqueline Maillan, immigrée boulevardienne dans ce théâtre politico-lyrique, atroce et vengeur : une immigrée qui viendrait ici irriguer le sang de ce théâtre, le fouetter, le relancer (comme une douleur) [qui s’est imposée contre (la volonté de) Chéreau et Michel Picoli : après voir été malmené pendant les répétitions et par la création (le projet scénique de Chéreau), elle a pris le pouvoir peu à peu au cours des représentations, avant de triomphé [cf. Ce que disait Nelly Quémener) : succès colossal, contre Chéreau lui-même, et pour le grand plaisir de Koltès qui avait été blessé par la première…) : tragédienne de boulevard, Jacqueline Maillan puisqu’elle porte le jeu — cette duplicité, ce trouble qui permet que dans une pièce mécanique, il y ait du mouvement —, est la plus à même de dire ce qu’il en est de la vérité théâtrale, qui en passe par le jeu de son illusion, vérité où celui qui parle n’est pas celui qui parle : ni l’Histoire nationale ni l’enfance, ni le comique ni le tragique, mais — mais quoi ? Si Koltès a eu besoin de Maillan pour porter ce masque duel, entre jour et nuit, c’est aussi pour porter cette interrogation : qui est une trahison de la vérité au nom du mensonge capable de dire la vérité. Trahison de la Nation, du théâtre tragique et comique, trahison qui est l’autre nom de la liberté.

« Ne dites jamais à quelqu’un que vous avez besoin de lui, ou que vous vous ennuyez de lui, ou que vous l’aimez [1] parce qu’alors il pense tout de suite que c’est une raison suffisante pour se croire arrivé, pour prétendre porter le pantalon, pour s’imaginer tenir les rênes, pour prendre des airs de petit malin ; il ne faut jamais rien dire, rien du tout, sauf dans la colère, car alors on dit n’importe quoi. Mais, lorsqu’on n’est pas en colère, comme maintenant, et à moins d’être une fichue bavarde, il vaut mieux se taire.

Mais Mathilde ne se tait pas, la bavarde, qui ajoute, pour elle-même, c’est-à-dire pour nous.

Mais silence, plus de mensonge. Mathilde, le soir te trahit.


[1Cette phrase semble une réécriture de Maître Eckart : « je t’aime, car je n’ai pas besoin de toi » : Mathilde mystique ?