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L’appel du vide
Régy, Beckett, Derrida
mercredi 31 décembre 2014
Article paru dans la revue Incertains Regards n°4, « La plasticité du vide »,
Presses universitaires de Provence – décembre 2014
Parce que le vide appelle. Du théâtre comme de la page, le vide est l’intuition pure : l’hypothèse, le temps avant le début, et l’espace premier où commencer. Page blanche : écriture possible – scène pensable. Si le vide est ce corps premier, il est ainsi ce matériau de base à partir duquel penser, écrire, jouer. Aux trois tâches intervenues aux trois moments du théâtre, le livre est le recueil d’un dernier paradoxe, fécond et libérateur. L’espace du vide, où le dire est le rompre, où l’appeler est l’interrompre : où faire usage du vide est une façon de contre‐dire le vide, et de le nommer.
Soit donc trois auteurs : un metteur en scène, un auteur, un philosophe. Rien de comparable entre eux, si ce n’est ce préalable du vide sur la page avant le geste qui vient à la fois le rejoindre et le nier, et par l’écriture l’emplir. Soit trois livres, que rien ne peut lier exceptée cette tâche, commune à tous livres, mais ici plus sensiblement convoquée dans le désir même de l’écriture. Où le vide est, ici, traversé, ici la pensée, le corps, l’œuvre sont appelés. Soit trois écritures, dissemblables et frères : Claude Régy, Samuel Beckett, Jacques Derrida – trois livres œuvrés dans le vide, et par le vide liés.
De Claude Régy : Espaces perdus
Publié aux Solitaires Intempestifs en 1998, le livre reprend le texte édité une première fois chez Plon, dans la collection Carnets alors dirigée par Alain Veinstein, et couvre la période 1968‐1988 du metteur en scène. Historiographie d’un travail en cours ; regard en arrière sur ce qui a été entrepris, échecs et réussites ; notes sur le vif, pensées brutes et latentes ; réflexions sur le théâtre, l’art du comédien, la politique du spectacle : Espaces perdus est certes tout cela, mais davantage l’écriture d’un trajet. Le texte dessine la chronologie d’une œuvre multiple, par esquisses successives : cinq chapitres d’inégales longueurs forment l’architecture d’un ouvrage où la rigueur mathématique fraie au sein d’un espace librement consenti au déploiement de la langue. Retenant certains spectacles [1](considérables ou marginaux), passant sous silence d’autres (la plupart), cherchant moins la cohérence d’une œuvre que la localisation de seuils franchis, ces endroits rêvés de passage.
Cette immensité précise comme un rêve, maintenant nous ne voudrions plus la quitter. Nous sommes passés du profane au sacré, sans que se manifeste aucune cérémonie. Le théâtre n’est pas pur. Il n’est ni sacré ni profane. La profanation du sacré est aussi religieuse que son contraire. Ce qui importe, c’est le passage, il ne faudrait jamais rien voir sur un théâtre que ça : l’invisible mouvement de ce passage mais sans cesse perpétué. [2]
En cela le livre est l’image même d’un spectacle de Claude Régy, mais aussi l’élaboration dans l’écriture de la ligne travaillée par l’ensemble des spectacles de Claude Régy. Vingt ans d’un travail, presque un spectacle par an, autant de ruptures dans une même conception portée par une même exigence, comment s’en saisir ? Par le vide, évidemment. Faire le vide. Alors, commencer par 1968 : L’Amante anglaise – un retour à Duras, après Les Viaducs de la Seine-et-Oise, en 1960. Mais si Régy commence l’histoire de ce livre (l’histoire de son théâtre, de son travail sur le théâtre) par 1968 [3], c’est en vertu de ce choix, semblable à celui de Duras : « en renonçant à la forme théâtrale et revenant au livre, Duras retrouve sa liberté : l’auteur du livre pensant et délirant, écrivant. Apparemment chassé, le théâtre reparaît. C’est l’écriture. C’est primitif et sans limites. C’est autre parole [4]. » D’un même mouvement, Régy inaugure son nouveau théâtre par ce choix pris à l’envers du théâtre, et contre lui : faire le vide du théâtre comme condition de son surgissement, refuser la représentation, œuvrer dans la présence. De part et d’autre de l’écriture et du travail au plateau, un même souci radical d’être précisément à la racine d’une expérience – qu’on nomme cela écriture, et cela revient à nommer la sauvagerie d’une parole avant la voix, ou la présence avant le présent, et le corps avant le personnage. Dans ce commencement, qui est l’ouverture du livre en même temps que celle du travail de Claude Régy – semblant repousser dans un amont immémorial les spectacles antérieurs –, il y a cette image première, irradiante, comme fécondante, quasi‐ allégorique, de Madeleine Renaud, « sur un seuil, [qui] sort de scène, mais pas comme d’habitude on sort de scène, elle entre dans la salle [5] . » Faire le vide avec le théâtre, du théâtre, c’est commencer à rebours par renaître – puisque chaque renaissance est un nouveau passage à travers le corps matriciel, un franchissement de seuil à l’envers qui permet de naître non plus seulement au monde mais à soi. Du vide commence ce qui vient le peupler.
– J’ai eu des pensées sur le bonheur, sur les plantes en hiver, certaines plantes, certaines choses... [...]
– Sur Alfonso ?
– Oui, beaucoup, beaucoup. Il est sans limites. le cœur ouvert. Les mains ouvertes. La cabane vide. La valise vide. Et personne pour voir qu’il est idéal.
C’est à partir de ce spectacle « idéal » sur le « vide » que des spectateurs ont commencé à quitter la salle en cours de représentation. On a commencé à écrire aussi que ce n’était pas du théâtre. C’était bon signe [6].
Faire le vide du théâtre – de l’écriture théâtrale, de la salle, du théâtre lui‐même –, c’est d’une certaine manière faire le vide du vide : cette scène primitive dit aussi le début d’un certain combat, avec le public et la critique, d’un dialogue que Claude Régy ne cessera plus de tenir avec ses spectateurs, parfois malgré eux. Vingt ans durant – avant la monumentalisation institutionnelle et publique –, il tâchera d’imposer cette dramaturgie depuis le vide : débarrasser le théâtre du personnage, la scène de la représentation [7] , le dialogue du dialogue dialoguant avec lui‐même, débarrasser le théâtre du texte voire de la parole [8] , et le comédien de sa technique, pour tâcher de faire se lever depuis le vide ainsi constitué l’état des choses présentes : « Je ressens, je crois, avec beaucoup de force, le désir d’un théâtre qui n’en serait pas un, en ce qu’il serait le lieu de toutes les présences, le lieu des choses elles‐mêmes [9]. »
Le livre évoque longuement Peter Handke, et notamment la découverte de son écriture, en 1973, et la création l’année suivante du Lac de Constance, où le vide agit dans l’écriture et convoque le jeu :
La pièce est à plat comme si on regardait le déroulement d’une pellicule en négatif. [...] L’auteur, glissant une lame de canif dans l’épaisseur de la pellicule, a réussi à décoller les acteurs en créant autour d’eux un étrange vide où ils se meuvent avec précaution comme s’ils traversaient sans le savoir la surface d’un lac à peine gelé [10].
Allusion sans doute à la fameuse phrase de Kafka issue de la lettre à Oskar Pollack : « un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous » – le vide est l’espace où se mouvoir, l’interstice qui permet qu’il y ait du jeu, c’est‐à‐dire entre les pièces d’une mécanique, ce qui permet le mouvement. Ainsi le théâtre est ce lieu privilégié, le seul peut‐être où le vide peut être élaboré, et travaillé comme tel, traversé : « Certains ont eu des lieux de méditation, des rituels, des mythes, comme formes et espaces de recueillement. Nous pouvons peut‐ être avoir des lieux de théâtre. Des lieux où mêmes si les quêtes aujourd’hui paraissent absurdes, vides, parce qu’on a perdu l’origine des mondes, on entend toujours un appel, sans savoir d’où [11]. »
Quêtes vides, et nouvelle évocation, peut‐être, de Kafka : « je ne puis assumer qu’un mandat que personne ne m’a donné [12] » – répondre à l’appel vide, telle est la tâche de l’écriture, et tel l’espace du théâtre : espace à perte, espaces perdus en tant qu’il est le lieu non de la perdition, mais d’une perte consentie enfin de tout ce qui a été conquis et qui remplit le monde, afin que la scène soit l’espace de conquêtes neuves [13].
En tout, une même conception d’un appui du vide, comme si c’était là que devait prendre naissance tout geste, tout acte, toute parole, et toute présence : dans ce temps et cet espace à la fois premier et inaccessible, liminaire et hors de toute perception [14], mais qui rend possible toute perception : « Je crois que l’acteur devrait se sentir dans l’état de celui qui écrit, avant que la phrase soit écrite [15]. »
Toujours le vide y est l’appel, l’appui, antériorité de l’être qui permet la levée de ce qui a lieu. « Vers une nouvelle dramaturgie », était le sous‐titre d’un autre ouvrage de Claude Régy : Notes dans le désordre : une dramaturgie non organisée, une dramaturgie non du vide, mais vide de dramaturgie cohérente, non‐contradictoire, totale : plutôt : « la libre excroissance de digressions qui feraient apparaitre d’autres correspondances, des résonances. En tout cas, aucune morale [16]. »
Au cours de l’ouvrage, au pas de charge Claude Régy évoque les découvertes d’écrivains au hasard de lectures inattendues, mais que tout avait préparé (Handke, Strauss, Kaplan) ; il témoigne pour l’acteur d’une contradictoire pensée, entre fascination et répulsion, s’acharne contre eux dans un travail radical : se débarrasser des techniques empesées du jeu, du « faire comme si » ; il élabore une curieuse théorie de la distribution (« je n’ai pas l’impression que c’est tout à fait moi qui distribue [17] ») où le vide impose ici comme en tout sa loi, celle de la libre circulation des forces entre les acteurs. Surtout, passe sur l’ouvrage la sombre mélancolie du labeur, l’énergie consommée dans les démarches pour (faire) monter un spectacle, les humiliations aussi qui « entament les forces », la « critique qui matraque », le public, cette bourgeoisie bien‐pensante qui ricane, se détourne, la même qui fait interdire une exposition de Edvard Munch à Munich pour cause de morbidité : « qui est morbide ici [18] ? » – quelles armes contre eux ? Cette phrase de Handke en talisman : « Repasse le linceul de nos spectateurs ironiques, et, à leur dernière heure, fais leur entendre leur rire d’aujourd’hui [19]. » Anecdote : à Genève, les abonnés partent à l’entracte, chaque soir ; des jeunes gens assis dans la rue entrent donc pour la seconde partie, chaque soir, sans payer : depuis le vide sans mémoire de ce qui a commencé, entendre une parole commençante, qui pourtant déjà se termine. Des souvenirs mélancoliques de ces batailles contre le public et avec lui, demeure le bruit des strapontins qui claquent, en 1966 et en 1968, pendant L’Amante anglaise ; résonne en 1988 l’autre mélancolie, plus douce et plus terrible peut‐être, du silence religieux dans lequel s’écoute désormais la reprise de la même pièce en 1989 : le claquement lointain d’un tombeau qu’on referme ?
L’appui du vide y figure à chaque page, où le vide est l’allié, ce qui ensuite est manipulé – ainsi à propos de Par les villages :
Bien qu’il n’y ait personne là‐dedans, ce carré est là, prêt pour un élément, comme s’il devait arriver quelque chose ici, bientôt, aujourd’hui même, à l’instant. Les trous dans le mur sont déjà des meurtrières comme il y a des siècles, et sur le monument aux morts brillent des lettres dorées. [...] C’est le vide avant la fête. Et en même temps la forteresse des chariots mis en cercle[Ibid., p. 81.]].
Par le vide : comme une façon de nommer, sur le plan esthétique, ce qui est à l’œuvre dans ce travail en son horizon métaphysique – l’exigence du renouveau, où la question du franchissement est cruciale. « Notre souci, ce devrait être, il me semble, comment amener chacun à renouveler, lui‐même, de façon autonome, sa sensation du monde [20] . »
Pour Le Parc de Botho Strauss, en 1986, Claude Régy demande à un acteur (celui qui jouait la Mort) de s’entraîner au trapèze, afin qu’il puisse traverser le vide, dans la trajectoire courbe du trapèze :
C’était un saut dans le vide. Le saut de la mort, en somme, sans la chute. L’inconvénient était la vitesse [...] : certains spectateurs n’avaient pas le temps de voir passer la Mort. Ensuite, Strauss indiquait que le trapèze repassait à vide, dans l’autre sens, donc moins vite, sans la Mort trapéziste. Et c’est ce qu’on faisait. C’était aussi peu clair et pourtant aussi chargé que l’image du sang dans Grand et Petit, qui coulait sur la page blanche du grand livre ouvert, et aussi sur sa tranche géante quand le livre était refermé [21].
Une allégorie de tout un théâtre du franchissement par le vide, son écriture sur le plateau, et son désir de passer.
Aphorisme parfois [22], entre deux blancs, deux vides sur la page : « Sur le sable chaque pas laisse une trace [23] » – la différence entre une trace et un signe, c’est que la trace figure précisément le creux du signe, son absence, l’indice d’un passage : dans la marque laissée par ce qui est passé, ce qui a passé, le théâtre fait signe vers ce qui a eu lieu au lieu de la présence : le vide qui se laisse voir témoigne pour la disparition qu’elle fait lever, en présence de ce qui perdure et manque.
Je pense qu’il faudrait des espaces perdus. Il faudrait cesser de les démolir. Il faudrait construire des espaces perdus. Des espaces vides, vastes. Des espaces libres, des espaces nus, où tout peut s’inscrire, où l’image est parfaitement visible dans son intégrité, dans son intégralité, pour tous les spectateurs, et proche de chacun d’eux. Des espaces dans lesquels ce qui doit être vu dispose d’une surface supérieure à la surface où se tiennent ceux qui sont venus pour voir – pas forcément nombreux. Qu’il n’y ait aucune séparation entre ces deux espaces. [...] Des endroits où se taire sous la pluie artificielle. Qu’on nous laisse la place des larmes [24].
De Samuel Beckett : Le Matériau Geulincx
Ce texte donne à lire le rêve accompli de Beckett, celui de « produire une page blanche [25] », puisque dans ce livre aucun mot n’est de Beckett. Il s’agit en fait d’une transcription, faite par le jeune auteur si peu dramaturge alors mais déjà critique, de l’œuvre ample d’un philosophe flamand du XVIIe siècle, Arnold Geulincx. Qu’est‐ce à dire ?
Dublin, hiver 1936. Beckett trouve enfin, après de longues recherches, dans les archives de la bibliothèque de Trinity College les volumes des Opera philosophica de Geulincx, dont il retranscrira tout ce printemps des fragments, en vue d’un ouvrage qu’il n’écrira pas, une monographie à laquelle il songe depuis qu’un ami, Brian Coffey, lui en a fait commande. En 1936, Beckett est l’auteur d’une pensée critique prometteuse – il a écrit sur Joyce, Proust, Rilke et la poésie irlandaise, et se destine à une carrière d’enseignant. Il a 29 ans, et a commis, par désœuvrement sans doute, quelques récits ; d’ailleurs, cet hiver‐là, sur sa table est commencé un roman, dont le titre est Murphy. Mais le désir d’écrire n’est pas vif encore, ni précis – il manque peut‐être d’une rupture qui seule décidera pour soi. Quand il s’agit de prendre la parole, c’est souvent à un autre. Et si cette déchirure, cet autre, se nommait Arnold Geulincx ?
Beckett retranscrit cette œuvre directement en latin, assemble des notes – n’ajoute rien.
Ce qu’il lit cependant le dévisage. Les lettres de cette période en témoignent, tout comme le roman qui très vite ensuite prendra le pas sur ce projet et l’emporte : Murphy est achevé en 1938, premier volume d’une trilogie qui avec Molloy et L’Innommable consacrera l’œuvre de Beckett comme parmi les plus considérables de son temps. Dès lors cette hypothèse : la lecture de Geulincx a‐t‐elle permis l’écriture ? Non, évidemment – dans le faisceau de causes, et dans l’absence même des raisons qui président au geste d’écrire, il est vain de faire d’une lecture l’acte déterminant. Et pourtant.
Les notes de Beckett, publiées pour la première fois en France par les Solitaires intempestifs sont précédées d’une longue introduction, riche et dense, de Nicolas Doutey, avec la participation de Eri Miyawaki, et suivies de quatre articles de chercheurs anglo‐saxons [26] – le tout forme une mise en perspective des liens (possibles, hypothétique, rêvés) entre l’écrivain irlandais et le philosophe flamand. Ces liens sont d’autant plus puissants qu’ils font signe comme en miniature vers la reproduction d’une poétique – une poétique par le vide. Vide depuis lequel Beckett compose son œuvre d’artiste, lui qui de l’écriture seconde (critique) dû éprouver ce lâcher‐prise via la philosophie (de Geulicx, même si pas seulement) pour écrire directement à la racine de sa langue et de son expérience ; vide depuis lequel est composée cette pensée – dans le silence des références – d’un cartésianisme qui se donne comme devoir de remonter au source de l’existant pour le/se prouver : ici comme ailleurs, sur un plan mystique et poétique, génétique et philosophique, le « tu est la lumière du dit [27] . »
Donc, puisque la Métaphysique est le Savoir premier, ou plutôt qu’elle a le savoir premier pour seuil [...], il est nécessaire de te considérer comme vide de tout savoir avant de faire ton premier pas dans la Métaphysique ; en effet comment vouloir parvenir au savoir premier si dès à présent tu crois être parvenu à savoir quelque chose [28] ?
Sur la vie et l’œuvre de Geulincx (né en 1624, mort en 1669), on se reportera à l’excellente introduction [29], qui en rappelle à la fois les grandes lignes – fascinantes – et ses héritages – infimes. C’est que l’œuvre a souffert de sa double polarité cartésienne et chrétienne, qui ne trouva grâce ni aux yeux des cartésiens, pour lesquels la pensée paraissait trop religieuse, ni aux yeux de chrétiens, qui la jugeait trop cartésienne. En outre, dans le paysage philosophique de son temps, la proximité en France avec Malebranche, et en Allemagne avec Leibniz, le confina pour plusieurs siècles à l’oubli. Quand il faut tâcher de comprendre une œuvre aussi singulière et fondamentale que celle de Beckett, de tels ouvrages sont précieux, parce qu’ils témoignent de cet espace où prend naissance le désir d’écrire : peut‐être avec la mort de Geulincx : « ce vieux Geulincx, mort jeune [30]. » Il y aurait, au seuil de l’écriture de Beckett, non pas une révélation, mais comme la saisie d’un espace où frayer : et cet espace paraît être le vide lui‐même.
La pensée de Geulincx – ici rapidement esquissée – s’articule sur la double postulation de l’impuissance humaine et de son ignorance : l’homme ignore tout de l’origine de ses actions et de sa volonté, et c’est pourquoi le sens de ses actions lui échappe et sa volonté se perd, suspendue entre agir divin à travers lui et immanence pure. Pour illustrer sa pensée, le philosophe use d’une image que reprendra Leibniz, et dont la fable, dans sa drôlerie tragique, paraît toute beckettienne. Dieu a synchronisé à l’origine de la création deux horloges : celle de la volonté de l’homme et celle de ses actions, de sorte qu’il pense que ses actions dépendent de sa volonté, alors qu’elles sont l’œuvre de Dieu. Dans ce dualisme radical, tout cartésien, la distinction entre le corps et l’esprit est évidemment absolue, et si je pense être mon propre corps, c’est en vertu d’une intervention divine incompréhensible, d’un miracle que je suis incapable de mesurer : en somme, « je suis surpris d’être en rapport avec un corps [31] », qui se trouve, là est le miracle, le mien. L’image de l’impuissance absolue de l’homme en raison de son ignorance connaitra bien des devenirs dans l’œuvre de Beckett, dont l’une des plus fameuses se lit dans Molloy : celle de la course éperdue de l’homme à l’arrière d’un bateau, poussé par le vent dans la direction opposée. La liberté de l’homme correspond à la dimension du vaisseau, et cesse à sa poupe. Ainsi pour Geulincx l’impuissance de l’homme est‐elle la conséquence de son ignorance : c’est parce qu’il ne sait pas la volonté de Dieu qu’il ne mesure pas son pouvoir. De là une éthique radicale et mesurée : « Ubi nihil vales, ibi nihil velis » : là où tu n’as aucun pouvoir, garde toi de vouloir – la formule est rappelée dans Molloy, elle pourrait être inscrite au frontispice de l’ensemble de l’œuvre.
La pensée de Geulincx paraît ainsi appeler la dramaturgie de Beckett : « que se passe‐t‐il ? » est toujours l’écho d’un « que faire ? », et si l’air est empli de nos cris, « l’habitude est une grande sourdine », rappelle En attendant Godot [32]. Le Dieu aphasique de cette pièce règne d’autant plus en maître qu’il est absent, et rend d’autant plus impuissante l’action des deux hommes qui l’attendent qu’ils ne savent même pas qui il est, ni même s’il est. C’est que contrairement au dieu cartésien (bienveillant), le dieu de Guelincx est insondable, et l’homme d’errer entre impouvoir et ignorance. Le suicide, seule porte de sortie, est impossible : ruse de Dieu (et du théâtre, dans Godot, comme dans Actes sans paroles I) : il s’agit dès lors d’endurer – endurer le temps, l’attente, l’espace, et l’autre.
Mais on aurait tort, comme le précisent Nicolas Doutey et Eri Miyawaki, de faire de l’œuvre de Beckett, une application ou une illustration de la philosophie de Geulincx. Ce qui lie l’écrivain au philosophe réside moins dans la rigueur de la pensée (Beckett paraît infiniment plus sensible aux pensées qui réfutent le dualisme rationaliste, plus proche en cela de Vico, Bergson, ou Wittgenstein), que par une profonde empathie – celle de l’inclination au pire –, et par la reconnaissance d’un style vigoureux – celui du rire excessif qui surgit du désespoir. Pour Geulincx, l’homme est tant surpris d’être en ce monde et ce corps, qu’au milieu d’autres il est renvoyé au poids écrasant de sa solitude. Nul doute que le jeune Beckett ait lu dans ce rapport aux autres et à soi, le miroir désolant de sa condition, lui qui depuis dix ans avait réformé son existence pour choisir, de raison et en conscience, une solitude démesurée, et qui en percevait les souffrances en regard des autres.
Ainsi, si l’étudiant Beckett s’oppose à une conception duelle de l’esprit et du corps, de soi et du monde, le jeune homme ne peut manquer d’y voir une relative correspondance dans l’expérience même qu’il traverse ces années, ni surtout de relever combien ce dualisme porte de possible dramaturgique. L’homme est chez Geulincx « fendu en deux » : une solitude en compagnie d’innombrables solitudes, un esprit perdu au milieu d’un corps, une pensée suspendue dans l’ignorance de Dieu, aux deux sens de ce génitif (ignorant quant à la pensée de Dieu, et ignorée peut‐être par Dieu) – déjà tout un programme dramatique, des situations, des corps en errance et en déshérence, un comique désespéré qui ne demande qu’à être parlé.
La lecture de Geulincz intervient pendant l’écriture de Murphy ; Beckett perçoit alors clairement combien la rédaction de ce livre est « au point de rupture entre le ubi nihil vales et la formule de Malraux : il est difficile à celui qui vit hors du monde de ne pas rechercher les siens [33]. » Une crise. Comme toute crise, elle recèle en elle une décision, un dénouement, un dépassement. Dans l’œuvre à venir de Beckett, ce point de rupture serait matriciel : d’une part la solitude comme mode de l’existence, l’impuissance et l’inaction comme condition humaine, et le besoin de la compagnie comme pulsion d’être et de vie. Geulincx dans cette hypothèse ne serait ainsi pas un repoussoir, ni une image renversée de Beckett, mais un frère, dissemblable, incompatible, et proche. Affinités électives.
Lettre à McGreevy, 5 mars 1936 : « L’œuvre de Geulincx en vaut la peine, ne serait‐ce que parce qu’elle est saturée par la conviction que la vision sub specie aeternitatis est la seule excuse pour rester en vie [34]. » Comme le souligne sensiblement les préfaciers, c’est moins à la pensée philosophique que s’attache Beckett qu’à la saturation : moins au rationalisme du philosophe (finalement commun à beaucoup d’autres penseurs du XVIIe siècle) qu’à la radicalité du désespoir vitaliste d’un écrivain, sa fougue de vivant faute de mieux. C’est l’énergie de sa prose qui paraît, dans sa correspondance, emporter Beckett, plus que le cartésianisme hétérodoxe du flamand.
Reste cette question, peut‐être anecdotique, peut‐être essentielle : est‐ce au moment de commencer d’écrire que Beckett découvre Geulincx, ou est‐ce la découverte de Geulincx qui fait écrire Beckett ? « Rien n’est plus réel que le rien » – formule de Démocrite qu’aimait rappeler Beckett. Or, nulle pensée plus adossée au vide que celle de Geulincx, contestant le vide et s’y dressant, et parmi les nombreuses lectures que faisait alors le critique au cœur des années 30, nulle pensée plus que celle‐ci où le vide est moins l’aporie métaphysique que l’élan qui répand l’être au monde, non pas délivré joyeusement de la transcendance, mais plus lourd d’une immanence qui ne peut se vivre que si elle s’incarne dans le verbe. Et si le verbe se fait chair, c’est d’une chair empesée du temps, c’est empli d’un vide qui ne cesse de croître comme d’un rire infiniment sangloté.
Beckett écrirait à partir de ce vide ? L’hypothèse est belle – elle est évidemment en partie remise en perspective critique et érudite par les quatre amples études qui complètent l’ouvrage : sur les rapports de l’œuvre avec cette philosophie dans les motifs ou la métaphysique, sur les rapports de Beckett avec la philosophie, l’empirisme ou le dogmatisme. Mais au milieu de l’ouvrage, restent ces pages, dont le titre est manifestement donné par défaut (y a‐t‐il plus bel hommage que d’attribuer un titre par défaut à un manuscrit inédit de Beckett ?) : Le Matériau Geulincx. Oui, on n’y trouve aucun mot de Beckett lui‐même, mais la transcription du manuscrit latin, traduit dans cette édition par Hélène Bah‐Ostrowiecki.
Altération à la puissance de la parole de Beckett, introuvable ici, ou seulement dans son geste invisible qui a consisté à choisir dans le manuscrit tels ou tels fragments, et à les recopier, en vue d’un usage qu’il ne fit jamais – ou en tout cas jamais directement. Charge au lecteur donc, depuis le vide de la parole de Beckett, inaudible, mais par cette parole seconde, relais de celle de Beckett – par un singulier renversement des forces –, de reconstituer le regard de Beckett : qu’a‐t‐il vu, qu’a‐t‐il lu, dans ces fragments, qui l’a conduit à en recopier des dizaines de pages (en latin), sans rien ajouter, ou en marge, quelques mots en anglais ? Au hasard de ces fragments, comment ne pas rêver cependant qu’ils semblent issus de telles pensées de Watt, de telles répliques de Molloy, de tels discours de Lucky ?
Il est donc légitime de représenter la Raison comme une noble jeune fille qui refuse de s’unir sur la couche de la Sagesse avec celui qu’elle voit mépriser en elle les commencements. [ann 12] [35]
[…]
Quatrième Savoir. Le vide est impossible.
S’il y avait un vide quelque part, la même incohérence se ferait jour que lorsqu’on pose un corps fini, c’est‐à‐dire un dedans sans dehors [...][…]
Cinquième Savoir. L’espace est un corps [36].
De Jacques Derrida : Pensées à ne pas voir
L’ouvrage, paru en 2013 aux éditions de la Différence assemble les écrits sur « les arts du visible » (sous‐titre du livre), de 1979 à la mort de l’auteur, en 2004. Les articles y sont réunis par Ginette Michaud, Joana Maso, et Javier Bassas, qui rappellent dans la courte mais lumineuse présentation du recueil, combien les arts furent pour Jacques Derrida « l’un des lieux privilégiés de la déconstruction [37]. » C’est que, pour le philosophe, l’art lui permet de développer et d’aiguiser la notion centrale de visibilité, et de la mettre à l’épreuve des productions contemporaines. Le visible est pour Derrida attaqué, en raison précisément du privilège dont il a joui, au moins depuis Platon, dans la hiérarchie des sens, et dans toute la tradition occidentale d’une métaphysique où le visible était le lieu du dévoilement, voire d’une révélation. Pour Derrida, le visible est davantage l’espace d’une « opposition entre le sensible et l’intelligible, la nuit et le jour, la lumière et l’ombre » [38]. La déconstruction derridienne permet de reconsidérer ainsi, sur le plan métaphysique et esthétique, l’ordre du réel et de sa perception : le déplacement – déjà opéré dans l’œuvre de Derrida – vers l’écrit affecte dès lors tout art engagé dans un processus qui vise à se rendre visible. « Même s’il n’y a pas de discours, l’effet de l’espacement implique toujours déjà une textualisation. Pour cette raison, l’élargissement du concept de texte est ici stratégiquement décisif. Ainsi les œuvres d’art dont le silence est le plus accablant ne peuvent éviter de se laisser prendre dans un réseau de différences et de références qui leur donnent une structure textuelle [39] », écrit‐il.
Le recueil rassemble donc articles, entretiens, préfaces à des catalogues, ou notes sur les arts – la peinture y a une place centrale, mais Derrida écrit aussi sur le cinéma, la photographie, les installations vidéos, la danse et le théâtre. Ce sont ces textes, aujourd’hui difficilement lisibles, voire introuvables, que l’ouvrage met à disposition. Les éditeurs ont choisi d’organiser le livre en déconstruisant la chronologie. La première partie, « Les traces du visible », pose les bases philosophiques d’une pensée de la trace où est renversé le primat du visible sur l’écrit. La deuxième partie, « La rhétorique du trait », regroupe les textes sur la peinture ; la troisième partie, « spectralité de l’image », sur les autres arts (photographies, vidéo, danse et théâtre).
Les questions que pose Derrida à travers les arts, et avec les arts, précisent tout autant la compréhension de l’œuvre du philosophe que celle des artistes travaillés ici au corps de l’œuvre : « dans quelle langue dessine‐t‐on ? », s’interroge‐t‐il par exemple au sujet du travail de Valerio Adami. L’œuvre inquiète Derrida dans la mesure surtout où elle affecte l’écriture qui s’y attache : interroger ses liens avec la beauté ou le rapport à l’autre et au monde qu’elle implique n’a de sens que si l’écrivain, critique et spectateur, est interrogé lui‐même dans la voix, la langue, l’écriture qu’il empruntera pour la dire – ce par lesquelles il la perçoit.
Un article – un seul – traite directement du théâtre : il s’intitule Le Sacrifice [40], et porte sur l’œuvre de Daniel Mesguich. Il s’agit d’une transcription d’une intervention prononcée en 1991, et intitulée alors « L’irreprésentable, le secret, la nuit, le forclos » – le texte s’ouvre sur cette question : « La philosophie et le théâtre sont liés dans une affinité turbulente et insistante : ces deux expériences ne privilégient‐elles pas une certaine autorité de la présence et de la visibilité [41] ? »Cette intervention s’appuie sur un spectacle de Daniel Mesguish, Marie Tudor [42] – mais l’évoquera à peine –, pour non seulement interroger le propos de Mesguisch, mais surtout reprendre l’ensemble de sa propre pensée sur les arts du visible, et la réaccentuer en regard de l’art singulier du théâtre, qui paraît en lui‐même assembler les grandes lignes de fractures qui organisent les régimes du visible et de l’invisible. Si le visible y est travaillé par l’invisible, c’est bien parce que l’invisible est ce qui permet au visible de l’être, et « creuser d’abîme la présentation même du visible [43]. » Pensée dynamique du vide – espace creux qui vient anéantir toute perception –, la déconstruction agence la dialectique du visible pour mieux en dégager sa force de production, voire sa puissance à l’œuvre. « Laisser la place à l’invisible au cœur du visible, [...] au non‐théâtrale – comme au coup de théâtre – au cœur du théâtre [44] », tel paraît être le sens du travail de Mesguich, mais ne l’est‐il pas, et peut‐être plus singulièrement chez d’autres metteurs en scène, quand ils s’assignent la tâche de travailler la perception comme élaboration d’elle‐même, non plus pauvrement au préalable de sa visibilité ?
Après une présentation du texte de D. Mesguich, L’Éternel éphémère [45], Jacques Derrida ébauche l’hypothèse d’une audacieuse articulation entre théâtre et philosophie : il n’y aurait pas seulement souci commun (de travailler contre l’image par l’image, par exemple), mais profonde analogie dans les démarches comme dans la mise en œuvre. Là où la philosophie est la théorie des théories, rappelle D. Mesguich, et la théorie d’elle‐même, le théâtre est la mise en scène de lui‐même avant que d’être une mise en scène – heureusement, Jacques Derrida ne s’attarde pas sur ces généralités. Il se détourne finalement assez rapidement du metteur en scène pour poser une question plus vaste et plus précise : celle du sacrifice, et par là, du vide inaugural et terminal de cet art du visible. Revenant sur l’histoire des liens entre la philosophie et le théâtre, Derrida ne manque pas de souligner que les penseurs grecs avaient pour la plupart, et Platon en premier lieu, mis à mort la tragédie, soit en l’évacuant de la cité, soit en la pensant – et la pensant, l’apaisant, la pansant, tuant en elle l’énergie vitale consubstantielle à sa nature et sa mission. Le théâtre aurait ainsi été sacrifié par la philosophie, elle l’aurait exclu, ou refoulé – au profit du roman ; ou, seconde hypothèse qui revient au même, elle aurait « sacrifié le sacrifice, fait l’économie du sacrifice [46]. » Derrida privilégie cette autre thèse en attribuant au théâtre lui‐même le processus sacrificiel de la philosophie : c’est le théâtre qui, en mettant en jeu le sacrifice, a renoncé à être le lieu du sacrifice – et c’est la philosophie qui s’est donc ensuite assignée cette tâche, celle de porter le sacrifice.
Dès lors, l’analogie (et le chiasme [47] ainsi opéré dans l’histoire) entre philosophie et théâtre peut se penser comme un étrange relais, et au lieu où le théâtre s’affaisse revient à la philosophie d’en poursuivre la raison d’être – de même quant au visible, et à la représentation. L’irreprésentable – puisque tel est ainsi l’objet aussi du représentable – n’est pas seulement la nuit, l’invisible, mais il est aussi ce qui ne peut être représenté parce qu’il est « exclu, marginalisé, censuré, réprimé, ou refoulé. » Au théâtre de rappeler ce qui a été refoulé (au double sens politique et psychanalytique), et de présenter le refoulé : paradoxe d’une scène où l’objet de la représentation est l’irreprésentable, le non‐présentable. De ce vide sacrifié par la Cité, le théâtre fait usage, s’empare pour en lever la présence. Si le théâtre est capable d’une telle emprise paradoxale sur ce qui a été évacué, vidé du monde et de la mémoire, c’est bien parce que le dehors est structuré comme le théâtre, mais un théâtre où la temporalité n’est pas construite par le théâtre, puisqu’au théâtre le temps est volé, moment anormal de transgression de la loi : « penser sur le plateau, écrit Derrida, signifie cet incroyable espace où le savoir ne peut décider de ce qu’est le présent [48] . »
Derrida de plaider donc « pour une dimension théâtrale dans la philosophie [49] », revendiquant la possibilité de coups de théâtre en philosophie. Puisque, comme l’écrivait Kierkegaard, « l’instant de décision est une folie », et que ces instants appartiennent absolument au théâtre et à la philosophie, ils permettent de penser la philosophie dans le théâtre, et le théâtre dans la philosophie. Du vide dans lequel le théâtre a pu s’établir après le sacrifice, et par lui réinvesti par la philosophie, Derrida conclut son article sur une singulière approche de la croyance, qui jette une ultime lumière, plus crue, et plus âpre peut‐être, sur ce vide. Si l’on ne croit pas au loup derrière le masque, du moins croit‐on « à la réalité intérieure que ce masque réveille en nous [50] » – mais qu’est‐ce croire ? « Voilà la question posée, elle est mise en scène, ou en feu par le théâtre [51]. » Et comme l’art du théâtre est, ainsi que le réclamait Antonin Artaud, de « brûler des questions », Derrida les multiplie au terme de son propos : « qu’est‐ce qu’un acte de foi dans le théâtre ? Pourquoi faut‐il croire au théâtre ? Il le faut. Pourquoi le faut‐il [52] ? » Dans l’absence de réponse réside sans doute précisément le sens de celles‐ci : du vide qui résonne après elle s’attache le mouvement perpétuel vers le théâtre et ces questions, qui ne sont ni théologiques ni même métaphysiques, mais à la fois esthétiques et politiques (puisque formulées à l’exclusion du monde) : là où le théâtre commence s’interrompt ce vide, et s’inaugure l’action intérieure et commune de ces questions.
La pensée de Derrida, ici parcourue sur quelques pages rapides appuyées sur le texte et le travail de Daniel Mesguich, met en mouvement cette pensée du vide – sans l’évoquer directement –, au lieu de cette suspension, et de l’interrogation du sacrifice. Sacrifice sans objet, le théâtre serait ce reste après quoi le geste sacrificiel demeurerait suspendu ; temps après le sacrifice, le théâtre commencerait cette fin interminable des choses où nous sommes ; espace sans sacrifice, le théâtre penserait le monde au lieu de la pensée, c’est‐à‐dire sans résoudre jamais le vide constitutif qui sépare une salle de la scène.
Si le propos de Derrida lance ainsi – comme une douleur lance –, c’est bien parce que du visible la pensée s’articule contre elle ; et le vide est moins la polarité négative du plein que l’attaque même qui rend possible le plénitude du sens, jamais atteinte, mais approchée dans l’inachèvement qui loin de la démentir, ne cesse pas d’être le mouvement vital qui le rend essentiel.
Un metteur en scène, un critique, un philosophe – trois écritures en prise avec le vide, et dans le vide lancé sur la page pour le combler et le creuser, le vident et le remplissent, l’expriment et le formulent, luttent pied à pied, et quasi d’égal à égal avec lui pour en imploser le possible. Plastiquer le vide, n’est‐ce pas finalement le ressort de ces écritures si peu semblables, mais liées entre elles par le vide, et le désir de rendre ce vide mouvant entre les pages, à la marge des livres : marges où la main se pose pour tourner ces pages ?