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La Chair de l’art

La déchirure de l’imaginaire. Hypothèses sur l’épaisseur

mardi 1er décembre 2015

Article paru dans la revue Incertains Regards n°5, « Penser, c’est faire des épaisseurs »,
Presses universitaires de Provence, – décembre 2015

Il y a une épaisseur du langage, il y a aussi bien un creux du langage et l’épaisseur et le creux fonctionnent chez Foucault comme deux synonymes, pourquoi ? C’est deux résultats du pli. Plier c’est rendre épais. C’est tout simple, vous voyez, je plie, là, bon, comme ça (il plie une feuille), voilà : je pense (rires). Vous voyez je pense aussi et je pense à l’admirable manière des classiques, lorsque je fais... (il déplie la feuille)… et, là, vous ne vous en rendez pas compte, mais je viens de prouver l’existence de Dieu (rires).

Gilles Deleuze Cours à Vincennes du 18 mars 1986, « Foucault. Le pouvoir »

Fragments par ordre d’épaisseur croissante

Un

L’épaisseur, ou l’expérience de l’art.

Deux

L’épaisseur pourrait nommer l’expérience de sa création, et celle de sa traversée. Celle qui fabrique de la distance, et celle d’une approche comme on s’avance dans la forêt des signes.

Trois

Quand l’épaisseur fait défaut, l’art n’est plus différent du monde, et le monde guère distinct des fantasmes qu’on projette sur lui. Tout s’annule, rien n’a lieu. On prend l’art pour le monde. C’est le début de la violence. On se jette en criant le nom de Dieu sur ceux qui voulaient seulement contester les symboles, et qui pour cela même sont devenus des symboles.

Quatre

Travailler à l’épaisseur sur scène, inventer ces espaces qui nous séparent, nous déplacent, organisent ces avancées dans la chair vive des signes au risque de s’y perdre est une exigence. Une urgence même lorsque l’épaisseur cesse et que la scène, la fiction, l’imaginaire sont jetés en pâture comme de la vie, inévitablement menacés d’être mis à mort. Dire que l’art n’est pas la vie, mais un lointain tissage d’épaisseurs sensibles, permet de nous ressaisir ensemble des forces que l’art jette pour nous armer dans la vie – et non pointer l’arme contre l’art.

Cinq

Entre nous et la scène, les Anciens savaient lever le rideau ocre ou noir, mais toujours lourd, dans les plis duquel tombait tout le poids de la réalité. À l’allemande ou à l’italienne – ou à la française qui est à la fois à l’allemande et à l’italienne –, à la grecque, à la romaine ou à la vénitienne, il y a mille façons de rouler et dérouler le rideau. On se trompe si on pense que ces roulements et déroulements cachaient la fiction. Surface de la déchirure plutôt, et de l’épaisseur. Ce qui sépare et conjoint à la fois. Hypothèse. Quand le rideau se lève, il restera toujours, en nous, persistance rétinienne, comme une matière épaisse qu’il faut traverser et qu’on ne franchit jamais. Sauf à briser le charme, non de l’art, mais du réel.

Six

Rideau de Brecht coulissé par les acteurs eux‐mêmes. Histoire que la déchirure soit jouée elle aussi. Qu’elle soit du drame enveloppé dans lui‐même et que l’histoire longerait. Entre nous et la scène de notre temps, rien. Les lumières sont parfois allumées. Souvent, les acteurs errent sur le plateau comme en avance ; et nous, nous sommes toujours en retard sur le temps qui a déjà commencé sans nous. On nous impose le silence, on nous impose le regard. On a ôté la chair, il reste la plaie, pas même la douleur. Rien qu’une présence qui voudrait s’imposer. Quelle épaisseur ? Palais des Papes, Avignon. On attend la nuit que la lumière s’éloigne. Entre nous et le plateau, le regard bute sur la nuit. Les corps des danseurs de Preljocaj ont beau crier. Le front de scène lève l’épaisse muraille de l’histoire. De l’autre côté, la ville bat son plein peut‐être. On écoute. Ce n’est que du vent.

Sept

Si c’était seulement affaire de rideau. Une confusion plus sensible s’impose. Inspirer d’une histoire vraie devient un critère, un axiome. La condition pour justifier que l’art a lieu, et bien lieu. Qu’un surcroit de force l’habite, de réel, puisque la vie a eu lieu ici même. La vie s’invite, toute nue, sur le plateau, et dans les textes. On voudrait effacer l’épaisseur ? Scène dans le métro : un couple se dispute lentement, puis vocifère, hurle, se frappe. Personne ne bouge. Silence. Effroi. Qu’on crie Au viol personne ne se lève. Au feu, oui – on risquerait de brûler nous aussi. Station Filles du Calvaire, les portes s’ouvrent ; le jeune homme et la jeune fille se tournent vers nous, grand sourire. Nous invite à les applaudir sur scène, dans telle salle, ce soir. Rires. Théâtre, réclame. Jusqu’à République, un vieillard prendra leur place et récitera maladroitement son texte : il nous demandera deux euros pour dormir quelque part cette nuit‐là.

Huit

Pessoa, Livre de l’Intranquillité. « Il est des moments où la vacuité éprouvée à se sentir vivre atteint l’épaisseur de quelque chose de positif. Chez les grands hommes d’action, c’est‐à‐dire chez les saints – car ils agissent avec leur émotion tout entière, et non pas avec une partie seulement –, ce sentiment intime que la vie n’est rien conduit à l’infini. Ils se parent de guirlandes de nuit et d’astres, oints de silence et de solitude. Chez les grands hommes d’inaction, au nombre desquels je me compte humblement, le même sentiment conduit à l’infinitésimal ; on tire sur les sensations comme sur des élastiques, pour voir les pores de leur feinte et molle continuité [1]. » L’épaisseur ne tient pas à une plénitude. Il y a une épaisseur de la vacuité. Ainsi dans l’art. Un spectaculaire qui tient à ce dont la scène est dénuée. C’est cela, peut‐être, qu’on nomme la présence. Une épaisseur immédiate. Qu’on traverse brutalement sans jamais atteindre son fond ni entamer sa force.

Neuf

Dans L’ABC de la guerre, trouvé au hasard et par désœuvrement dans une librairie d’Avignon le dernier jour du Festival 2015, Brecht écrit la légende de l’histoire. Sous les images qu’il prend dans les journaux de son temps, il annote. Par exemple, la photo du général Juan Yagüe, agenouillé devant son trône lors d’une messe en plein air sur la Plaza de Catalunya à Barcelone, en 1936, au moment où les Républicains s’effondrent. Brecht écrit : « Die Glocken läuten und die Salven krachen / Nun danket Gott als Mörder und als Christ ! Er gab uns Feuer anzufachen. Wisst : Volk ist Pöbel, Gott ist ein Faschist [2]. » Rendre lisible le réel en écrivant sur lui une légende qui le dévisage. Œuvrer à l’épaisseur non pour opacifier le monde, mais pour l’approcher. Faire de son approche le mouvement de sa ressaisie. Sur les poutres de chêne de sa pièce de travail, sous le toit de chaume danois d’une maison de paysan, Brecht avait gravé au couteau : la vérité est concrète. Elle est cette masse sensible de signes qu’on peut voir et toucher, aussi lourde qu’un rideau rouge sang qu’on monte jusqu’aux cintres à la force du bras. Aussi irrégulière et hasardeuse que le dessin du couteau qui s’enfonce dans le bois sec.

Dix

Antonio e Cleopatra, festival d’Avignon 2015. Tiago Rodrigues propose dans la salle Benoît‐XII la chorégraphie d’un dialogue pour deux danseurs. Sofia Dias et Vitor Roriz disent l’amour comme ce chant qui puise dans l’accord ce qui va les confondre. « Cléopâtre dit je t’aime », dit Roriz. C’est le vertige du spectacle. Dans cet échange des corps et des voix, ou la simplicité de la langue de Rodrigues, on voudrait approcher la fusion. Mais – c’est le drame même de Shakespeare –, ce royaume des amants inexemplaires, comment le vivre comme l’espace d’un affranchissement aussi, pas seulement le temps où l’on s’abime dans l’autre ? Il faut partir. S’éprouver singulièrement soi‐même loin de l’autre. Antonio rejoint Rome et la politique, et le réel du monde qu’on doit organiser. Pourtant, Tiago Rodrigues refuse la leçon de Shakespeare. Les amants finissent par renoncer à ce monde et se rejoignent, pour mourir l’un à l’autre dans un dialogue final qui finira par témoigner de cette fusion jusqu’à la démesure. Respire. Inspire. Respire. Inspire, disent‐ils, l’un après l’autre, échangeant moins la parole que la vie d’une mort infiniment jouée. Et ainsi le monde de disparaître, évacué. La déchirure de Shakespeare entre l’Orient et l’Occident ? Une fable. L’amour ? La solution qui se passe de mot. Quand est récusée la déchirure, c’est notre relation au monde même qui s’évanouit dans les pseudo‐leçons d’une morale dont la joliesse terrifie.

Onze

Que la déchirure est l’épreuve d’une matière épaisse, voilà donc l’hypothèse. Qu’au théâtre plus qu’ailleurs, on en fait l’expérience, parce qu’il n’est pas seulement la levée d’une forme, mais sa traversée. Sur scène, l’art fabrique patiemment cette épaisseur sensible, de temps et d’espace. C’est l’objet, sa matière et sa tâche. Le noir de plateau est une lumière aussi, qu’il faut diffuser. Pulvérisés, texte d’Alexandra Badea, mis en scène par Jacques Nichet et Aurélia Guillet en 2013. À chaque instant, les projections sur l’écran ne proposent pas une surface où se dépose une image, mais une lumière qui modifie la qualité du temps. Cette épaisseur opaque, les deux acteurs la nommeront à tour de rôle avec la transparence du vocabulaire qui règne ici‐bas en maître. Les mots monde du travail, flexibilité des ouvriers, loi des rendements, sont les nôtres, ceux de la jungle d’un néo‐libéralisme mondialisé, où les centres d’appel en Algérie, les usines au Bangladesh, les bureaux en Chine, fabriquent ensemble la réalité d’une vie invisible. Pour la voir, il faut bien la construire. Vies pulvérisées que la mise en scène de Nichet/Guillet désigne dans la dignité d’une scène comme une toile où la lumière élabore du temps. Ce qu’on voit : le monde n’est pas éclaté, mais diffus. Le libéralisme n’est pas comme l’air qu’on respire, plutôt comme des vapeurs d’un monde qui impose sa morale seule possible et dont il semble impossible de lui survivre. Reste contre la mélancolie de la résignation, des corps. Là‐bas, disloqués, broyés, abattus comme on abat du travail. Sur scène, debout. L’impeccable tenue de deux comédiens (Agathe Molière et Stéphane Facco) qui tiennent à distance l’horreur pour mieux l’appeler, en pulvériser l’évidence.

Douze

Architectures contemporaines. Sortant du théâtre de la Commune d’Aubervilliers à l’issue de Pulvérisés, on marche dans cette banlieue – lieux bannis hors des villes qui sont la marge des villes, comme la marge tient les feuilles d’un cahier ensemble. Cette chair qui enveloppe ces villes, toute l’organisation du territoire travaille sans cesse à l’enjamber, et passer outre. Une épaisseur suspendue que rien ne relie vraiment, qui ne relie rien. On marche parmi des immeubles de verre, on croise médiathèques et théâtres, commissariats et mairies, écoles, une Poste. Tous les bâtiments sont conçus selon le même modèle, on finit par les confondre. Même motif, même punition. Des façades de verre qui joue avec la transparence. Dans ce monde en open space, il en est des capitaux, des biens, des marchandises et des bureaux comme de la vie privée : ça circule, c’est visible, c’est là. Scénographie de la transparence. Et pourtant, ces façades de verre ne reflètent que le ciel, le ciel et les immeubles de verre qui les entourent. On ne voit rien à travers. C’est la ville Narcisse. Ainsi, ce monde ne joue à la transparence que pour mieux la déjouer. L’épaisseur des vitres est une illusion et son processus. Là où l’épaisseur est, dans l’art, l’appel à l’approche, elle est ici partout la butée de réel qui voudrait s’afficher immédiatement et illusoirement se traverser. On rêve alors – comment faire autrement ? – à tout le sable qu’il a fallu pour lever ces villes de verre. On rêve à ceux qui marcheront dans cent ans parmi les ruines au milieu de ce sable tombé. Et on prend le métro pour rejoindre le centre de la ville par les souterrains, comme si la seule épaisseur qu’on avait su franchir ce soir‐là, c’était des crevasses, des couloirs creusés sous la terre, des grottes privées de ciel. S’enfoncer dans le corps caverneux de la cité, plonger dans ses entrailles, jouer à être son sang, c’est peut‐être notre tâche après tout. Être ceux qui déchirent infiniment les épaisseurs invisibles.

Treize

Ils tiennent un discours de vérité. Ils disent : il faut tenir un discours de vérité. Ils parlent cash. Sans s’encombrer de détails (qu’ils réservent à l’Histoire). Le présent est sérieux, et on doit la vérité à ceux qui nous écoutent et souffrent, disent‐ils. Dans le théâtre d’ombres du politique, la vérité est implacable. Personne ne remet en cause ce devoir de vérité, les yeux dans les yeux, l’exigence morale, théologique, de la Vérité. Évidemment, on n’instruit pas le procès de la vérité sans plaider pour le mensonge. Alors La Vérité est directe, simple, claire, évidente, transparente, prétendent‐ils. Unique. Le mensonge est opaque, lourd de mots torsadés et labyrinthiques, fait de tours et de détours, épais – dont le mot s’écrit semblablement au singulier et au pluriel. Le mensonge est une fiction, disent‐ils. Et la fiction trompe. La fiction nous ment. La vérité a le courage de se suffire à elle‐même. Elle est intransitive. N’a pas besoin de mots, à vrai dire. Quand on les entend, le discours de vérité n’admet aucune discussion quant à la nature de cette vérité, sa portée, sa construction, sa vérité. Le mot porte son discours, et cela lui suffit. Mais il faut tendre l’oreille. Le discours de vérité tient alors dans les sous‐entendus qui parlent pour lui. Leur vérité veut dire renoncer. Renoncer à toutes conquêtes sociales arrachées, abdiquer notre souveraineté conquise, perdre du terrain. La vérité, disent‐ils, c’est qu’on vit dans un monde de mensonges. Que le passé a été une fiction. Et que cette fiction coûte. La vérité ne ment pas, c’est sa nature, et elle exige coupes et retraits. Elle dit que le code bâti pour protéger ceux qui travaillent possède trop de mots et doit être réduit pour ne plus entraver ceux qui font travailler. On oublie la leçon du théâtre. La transitivité de toute vérité, sa trajectoire oblique, sa nature plurielle puisqu’elle n’est qu’une mise en regard de contradictions. On oublie combien cette vérité a besoin de mots. Que si elle est parfois silencieuse, ce silence est épais d’une douleur qui parle. Quand la vérité surgit malgré elle et dans ses mots à Phèdre débordée par le verbe, elle laisse Œnone prononcer le nom fatal de l’amant et du crime : c’est toi qui l’a nommé, répondra Phèdre. On oublie que la vérité est une construction, un partage. L’intersection de deux récits singuliers qui s’accordent. On oublie qu’elle est dans la fiction aussi, puisque la vérité s’invente, qu’elle se fabrique comme elle fabrique du commun et du désespoir. On oublie que la fiction sait venger aussi.

Quatorze

« Il avoit enfermé un poinçon de poudre dans l’espesseur d’une muraille ». C’est l’une des toutes premières occurrences du mot dans l’histoire. Agrippa D’Aubigné, 1620, et son Histoire universelle depuis 1550 jusqu’en 1601. L’épaisseur est alors une surface qu’on ne franchit pas. Joachim du Bellay, cinquante ans plus tôt, écrivait « L’espesseur des forests chevelues » (Défense & Illustration, II). Ce sont des ténèbres, le mystère. L’épaisseur est diabolique, c’est la maison du Mal. Là qu’est l’impossible. L’irreprésentable de la peinture. On sait tirer une droite et désigner la longueur et la largeur, mais l’épaisseur du réel sur la surface droite d’un plan ? Le diable triche et Dieu est un chien, disaient les peintres florentins du XVIe siècle qui savaient donner l’idée de l’épaisseur sans avoir besoin d’épaisseur. Sur scène, le corps s’avance, et dès les premiers pas, fabrique du lointain. La toile était la surface latérale du monde, elle devient, quand l’acteur vient, ce qui est derrière, l’arrière‐monde, une figuration de l’infini. Sur la toile, le décorateur avait planté un clou pour désigner la place exacte de l’infini, là où se perd la perspective. Le corps de l’acteur révèle que l’épaisseur s’arrache, qu’il est ce bas‐relief dans l’ordre du monde qui rend possible sa perception comme lointaine, mais présente. Dans ce jeu de lointain où miroite la présence, le corps n’est pas une épaisseur, mais l’instrument de sa levée. Et le diable ? Celui qui l’habite dans l’ancienne langue ? Épaisse, la forêt l’est toujours dans les récits du Graal comme dans les Mystères hurlés au pied des cathédrales. Puisque le Diable peuple cette forêt, l’épaisseur est la structure de sa puissance. Dans la forêt sont ses créatures – le Malin est toujours cette pluralité de corps et de formes et de noms qui sont sa propre épaisseur insaisissable. La forêt est son image même. Quand un chevalier la pénètre, ou un Saint, il sait déjà qu’il va à sa rencontre. Il est déjà habité par le Mal. C’est là toujours que cela commence. Avant, il n’y avait rien, seulement un Chevalier ou un Saint. Rien, c’est‐à‐dire Dieu. Et puis on pénètre dans l’épaisseur. Un animal fabuleux surgit alors, ou un ruisseau déchaîné par des poissons magiques, ou une jeune fille en détresse : toujours le diable. Le diable, c’est‐à‐dire quelque chose. L’aventure. Ce qui advient – ou plus exactement, ce qui va advenir. L’épaisseur est la scène réelle de la fiction. La naissance du récit. L’origine du geste et de l’action. Le commencement de cette vie singulière qu’est l’art. Avant la forêt, la route est droite, on voit le ciel. Il suffit de pénétrer dans l’épaisseur pour enfin, à l’abri de Dieu, prendre la voie qui tourne et se diriger vers les cris de la jeune fille en détresse, et que commence l’aventure.

Quinze

Il y a aussi une épaisseur de Dieu, qui est tout entière dans son théâtre charnel. L’incarnation dresse le spectacle d’une épaisseur déchirée. C’est le spectacle des plaies du Christ, et l’expérience sensible de sa traversée. « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, et si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas », dit Thomas. Huit jours plus tard, le Christ vient parmi les apôtres et n’essaie pas d’expliquer. Le langage cède au seuil du corps. Théâtre du franchissement : Thomas entre en scène. L’Évangile selon Saint Jean dit que le Christ lui tend ses plaies, mains ouvertes et flancs percés « Avance ici ton doigt et regarde mes mains ; avance aussi ta main, et mets‐la dans mon côté [3]. » Érotique de l’obscénité. Thomas plonge ses doigts dans le corps de Dieu pour mesurer dans l’épaisseur des chairs, cette vie arrachée à la mort. C’est le seuil ultime de l’incarnation d’un Dieu venu parmi les hommes jouer à l’homme – éprouver de l’homme l’extrême expérience, de l’amour jusqu’à la Consolation, de la souffrance jusqu’au Calvaire, sans doute de la Peur, de la Colère (aucune raison que dans cette théologie, il n’ait pas fait aussi l’épreuve absolue et excessive du Désir.) Cette épaisseur de la chair, il faut l’imaginer traversée par la joie de Thomas d’en vérifier l’évidence. Thomas n’est pas celui qui croit ce qu’il voit. Mais celui qui jouit de faire l’épreuve dans sa chair de la chair de Dieu. Il faut penser que, dans cette fable, Dieu se révèle plus encore que dans le corps absent du tombeau, ou dans le visage invisible du chemin d’Emmaüs. Jerzy Grotowski a traversé cette pensée et travaillé longtemps la Chair comme l’enjeu d’une profondeur – le théâtre, cette profondeur remontée à la surface. Et le corps de l’Acteur, celui, Glorieux, d’un corps à la fois retrouvé et inventé. Tous les réformateurs du théâtre – tous ceux, nous dit Jacques Rancière [4] qui ont voulu renouveler le théâtre contre lui‐même –, ont travaillé à l’opérer vivant. Tous ont porté l’attaque sur la chair de l’acteur pour mieux en fouiller son épaisseur sensible. Tous ont tâché de retourner contre eux‐mêmes les anciens mots de la mystique. Il n’y a pas de révolution sans cette saisie de la pensée depuis ses propres fondations. Ainsi de la langue d’Artaud qui ne cesse d’emprunter au vocabulaire mystique pour mieux s’en défaire. La Chair. Le Corps naissant. La Parole prostituée. Là où le mystique s’oubliait en Dieu, se laissait pénétrer du désir de Dieu, s’évanouissant dans sa fusion avec lui, le théâtre – né du rituel, depuis la mort du rituel, aimait dire Grotowski, qui rappelait la phrase de Brecht –, au contraire, travaille à fouiller l’épaisseur sensible non pour en obtenir une croyance comme Thomas, mais pour accroitre le corps. Au mouvement mystique du ravissement, il y aurait une contre‐insurrection de l’Acteur, celle d’une déchirure où le corps se donnerait pour lui‐même son origine et sa fin. Et comme la vérité est concrète, le corps – cette poussière vouée à la poussière –, devient dans ce monde où dieu s’est retiré la paroi nerveuse de la diction, non plus de l’incarnation. Légendes urbaines. On raconte que Thomas, après la Révélation, fut envoyé comme les autres Apôtres par le monde, et qu’il s’est rendu en Adiabène à Nisible, puis en Taxila, et de là jusqu’en Inde du Sud où il fonda l’Église de Chennai. Soit les routes mêmes que prit Jerzy Grotowski pour chercher, auprès de l’Hindouisme et des syncrétismes spirituels, ce qui pourrait régénérer l’art de l’acteur. Et puisque les voies du Seigneur sont impénétrables, mais prévisibles, on raconte aussi que l’homme que ressuscita le Christ, Lazare de Béthanie, partit à l’opposé de Thomas pour évangéliser l’autre monde. Qu’il accosta aux Saintes‐Maries‐de‐la‐Mer avec Marthe et Marie de Béthanie, et qu’il prit la route de Marseille, dont il devint le premier évêque. Que sous Domitien il fut emprisonné, in carcere obscurrissimo subterraneo (« dans une prison souterraine très obscure »). Que sur des tréteaux de bois, devant son dernier public réuni en assemblée hurlante, il fut mis à mort – mort cette fois jusqu’au jugement ultime en attendant qu’il renaisse à son corps Glorieux : iterum in Domino quievit (« pour la deuxième fois il reposa dans le Seigneur ») [5] – tout près du Vieux‐Port, place de Lenche où se trouve aujourd’hui un théâtre.


[1Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, tome 1, Paris, Christian Bourgois, 1988 (posth.), p. 151. Je souligne.

[2« Les cloches sonnent, les salves tonnent. / Remerciez Dieu, vous, gens du crime et du Christ ! / Il nous donna le feu pour attiser le feu. / Sachez : le peuple est racaille, Dieu est un fasciste. » Bertolt Brecht, L’ABC de la Guerre, Paris, L’Arche, 2015 (1939), p. 14‐15.

[3Évangile selon Saint Jean, 20, 24‐29.

[4Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.

[5Fragment des Actes du martyre de saint Lazare conservé dans les anciens livres liturgiques de Nantes.