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Les théâtres secrets d’Yves Navarre (II). Le drame saccagé

Cahiers Yves Navarre n°3 | « Écrire contre toute attente »

lundi 1er mai 2017

Article paru dans les Cahiers Yves Navarre n°3 « Écrire contre toute attente », sous la direction de Philippe Leconte et de Sylvie Lannegrand, aux éditions H&O, en mai 2017.

Cet article est la reprise de la communication écrite pour le Troisième Colloque Yves Navarre, organisé à Montpellier, par Philippe Leconte, Sylvie Lannegrand et Henri Dhellemmes, du 6 au 7 octobre 2016.


Jouer au théâtre — plutôt qu’en écrire. C’est par ces mots qu’au sujet du théâtre de Yves Navarre, j’avais voulu conclure dans un article précédent [1] ce qui n’était qu’une première approche, et l’esquisse d’hypothèses encore à tâtons d’une lecture à l’épreuve d’une écriture dramatique retorse et singulière, dont l’artifice n’était jamais sans gravité ni nécessité.

Jouer au théâtre, comme un enfant avec le feu : ou comme un acteur joue à mourir : pour de faux, certes — mais de quelle vérité cette fausse mort témoigne-t-elle ? Car c’est en très fin lecteur de la vie (ce théâtre) que Navarre écrit un théâtre (cette vie) qui vient en défigurer les signes.

Cette première esquisse voulait cerner ce théâtre, littéralement tourner autour de ce théâtre, l’enveloppant sans oser l’affronter en face peut-être parce que, singulièrement, ce théâtre met à distance ceux qui voudraient l’approcher, tant il semble à lui-même une sorte de plénitude, une tautologie du théâtre qui ne cesse à la fois de se dire, et de se dénoncer comme tel.

Cette esquisse partait d’une première hypothèse : celle d’une dramaturgie marginale et essentielle, où la marge était à côté de l’œuvre princeps dans la mesure aussi où elle était son laboratoire nécessaire, lieu des expérimentations autant formelles qu’éthiques, espace où s’inventait la langue jusqu’à l’excès comme s’inventaient les figures d’autres qui avaient la parole.

Bien des romans sont nés des brisures ou des fruits de bien des pièces, et lire l’une et l’autre l’œuvre (tant il semblerait que le théâtre est une autre œuvre), ce serait passer d’un espace secret aux lieux d’une révélation, tout en conservant la dynamique du secret — ce qui reste irrévélé, ou énigmatique.

Lois étranges et terribles du théâtre de Yves Navarre : ici, sur le plateau dressé par la page, il exploiterait jusqu’à l’outrance les règles du théâtre, et pourtant c’est là qu’il travaillerait ses romans, comme si c’était dans les pièces qu’on trouverait les Carnets de sa production romanesque.

Fadeur de Navarre

Dans ces pièces en effet, on y découvre les thèmes et les enjeux, le principe de ses fables et le jeu sur l’oralité, si précieuse à bien des lecteurs, ce ton de voix qu’on reconnaît entre mille, une musique qui tient de la mélodie d’Erik Satie, précieuse, lointaine, diffuse, quasi transparente et pourtant miroitante et insaisissable, qui sait que dans l’élégance du parler les mots peuvent tuer : et qui sait aussi que dans la violence cruelle des paroles résident aussi bien la peine que la consolation.

Dans ces pièces, et elles sont nombreuses, se multiplient au début, se font plus rares ensuite, puis s’accélèrent vers la fin, il y a le contre-champ du romanesque : contre-champ cinématographique (théâtre qui serait les coulisses du récit, dans une sorte de mise en abîme qui parsèment l’œuvre dramaturgique de Navarre…), et contre-chant lyrique, mais d’un lyrisme tenu, retenu, et ténu, mince fil entre la théâtralité excessive et son retrait : un lyrisme mineur, comme l’on parle de gamme mineure — un lyrisme en somme de la « fadeur », terme que j’emprunte à Jean-Pierre Richard qui qualifiait ainsi la poésie de Verlaine.

Car en relisant les dernières œuvres théâtrales de Navarre, on pourrait intuitivement faire de ces pièces, des œuvres verlainiennes.

On sait Navarre lecteur fervent de Verlaine, et il l’était sans doute dans ses goûts jusque dans son écriture. Il y a dans ce théâtre, ce dernier théâtre surtout, l’exemple rare (et quasi unique, il me semble) dans l’histoire du théâtre moderne et contemporain, de l’équivalent de l’entreprise qu’aura conduite Verlaine entre l’automne 1872 et le printemps 1873.

La fadeur de Verlaine — qui est une sorte de grâce, de miracle d’autant plus admirable que Verlaine reniera cette manière d’écrire ensuite pour se complaire dans une dévotion de seconde main —, tient à un état d’attente et de réception, de passivité sensible (cette volonté d’impersonnaliser le sujet : d’inventer le pronom impersonnel pour se dire — impersonnalisation sensible : c’est d’ailleurs à bien des égards l’un des enjeux de Biographie, cette vie écrite à distance de soi, où « Yves » n’est pas « je » : ce qui n’altère pas les émotions qui l’affecte, au contraire…).

La fadeur verlainienne est attentive à tout ce qui pourrait toucher l’être (odeur, lumière, sons, voix…), qui viendrait d’un lointain dont l’aura dégradé ne serait proche qu’illusoirement et rejoindrait la sujet qu’altéré. Une écriture de l’aura, comme l’écrivait Benjamin : ce « bruissement fait d’un étrange tissage de temps et d’espace », cette « apparition d’un lointain si proche soit-il ». Dans les pièces de Navarre, le passé ne revient que sous une forme lointaine, qui échoue sur soi comme une vague légère, quand bien même elle porte en elle les traces d’une tempête ancienne, puissante, et révolue — jamais totalement révolue (c’est notamment l’enjeu de Vue imprenable sur Paris, ou September Song).

Dans la poésie de Verlaine aussi, c’est affaiblies que les choses parviennent à celui qui les reçoit et les écrit, les redonnant affaiblies également, produisant l’effacement, rejouant l’aura — là est le miracle et la grâce —, refusant de reconstruire l’origine, mais lançant (comme une douleur) la diction de l’évanescence.

C’est le fané de Verlaine : l’indistinct, l’affaibli, le fragile, la somnolence, l’état d’éveil qui suit immédiatement le sommeil, ou qui le précède tout juste. D’où ce goût pour l’impair et le boitillement qui réveille l’être, le secoue légèrement pour l’empêcher de tomber dans un état où s’abolirait les sens.

On peut lire ces affects aussi chez Navarre, ces brusqueries douces, ces ruptures de ton, mais minuscules, ces éclats de voix légers où perce cependant la dissonance : un jeu de mots, une touche de gravité au milieu de la joie pure, ou au contraire, un sourire lumineux quand tout semblait pourtant sans espoir. Sourire qui n’efface pas le désespoir, et le rend plus cruel sans doute — mais qui semble essentiel parce qu’il porte en lui la beauté du geste.

D’où cette préférence chez Verlaine pour ce mélange de l’aigre et de la douceur, ni aigre, ni doux, mais aigre-doux : tel est le sentiment Verlainien par excellence, qui est en effet sentiment tout entier, qui fait du sentiment le critère affectif et même moral, esthétique et métaphysique de son être (« le sentiment, oui, le sentimental, non », note la 4e de couverture du théâtre complet de Navarre, qui paraît avoir été rédigé par l’auteur lui-même).

Ainsi parlant de Verlaine, c’est d’Yves Navarre dont je tâche d’approcher — par cernes toujours — l’écriture. Et lire Verlaine, dans l’un de ses plus beaux poèmes, c’est retrouver un peu de cette grâce et de ce miracle qu’a cherché secrètement, doucement, le théâtre de Navarre :

Je devine, à travers un murmure,
Le contour subtil des voix anciennes
Et dans les lueurs musiciennes,
Amour pâle, une aurore future !

Et mon âme et mon cœur en délires
Ne sont plus qu’une espèce d’œil double
Où tremblote à travers un jour trouble
L’ariette, hélas ! de toutes lyres !

Ariettes oubliées (et il est vrai que le théâtre de Navarre est, il faut le déplorer, largement oublié – oubli qui n’altère pas la présence obsédante chez ses lecteurs), où se lit ce trouble, ce double : cette indistinction qui enveloppe toujours le drame de Navarre, entre perception onirique, et duplicité vers une autre réalité – théâtre en fait, littéralement et dans tous les sens : théâtre doublé par la vie, et vie doublée dans le théâtre. Dans ce vertige on ne sait plus si ce qui est sur scène est la vie, ou si la vie est un théâtre : lieu commun du theatrum mundi que Navarre ne cesse d’habiter et de retourner, d’évoquer et de rejouer, de déplacer et d’incarner.

« Je parle trop. Tout le temps. Tout de suite. En cela, Luc m’a devancée. Et me devance encore. Il ne faut pas essayer de comprendre une histoire. Il faut se contenter de la vivre. Luc me disait : “la scène, somme toute, n’est que la plus petite partie d’un théâtre.” C’est comme l’écran. L’écran de cinéma. Nous étions derrière l’écran du Famillia, à Villemomble. C’était un rêve. Et ce soir-là… [2] »

Dans cette réplique prononcée par Nicole, la fadeur verlainienne est dans ce il faut se contenter de vivre une histoire : formulation impersonnelle qui touche à ce qu’il y a de plus personnel (le fait de vivre) ; et dans le trouble entre le théâtre et la vie, le double entre la scène et le réel, se double également l’allusion au cinéma, et au rêve qui trouble encore le propos – sans parler du fait que Nicole ici donne la parole à Luc (qui est absent), pour se tenir à distance, se préserver de la douleur de ce qui est dit, et pour en être affecté quand même, pour le plaisir (cruel aussi, cruel pour soi) de la recevoir encore, comme s’il s’adressait de nouveau à elle.

Dans cette réplique, la scène est la partie la plus infime du théâtre, mais la représente dans son entier : la fait vivre, l’incarne et la rend visible — tout comme le théâtre est une petite partie de la vie : qui l’incarne et la rend visible, ne cherche pas à s’en détourner pour s’en distraire, mais au contraire la joue à la puissance.

Ravages

À cet égard, la fadeur paraît plus généralement — au-delà des syntaxes et des thèmes — l’élément du drame de Navarre : cette atmosphère souvent lente et latente, où quelque chose parvient, mais toujours dégradé, où l’on vient de loin, où du fond, d’un fond toujours reculé, mais qui revient à la surface, où les choses parviennent lointainement et ne semble d’abord pas toucher, ou seulement délicatement : mais qui peu à peu, parce que délicates, ravagent.
C’est ce ravage que je voudrais aborder, frontalement : après avoir voulu dégager lors de l’article précédent, le rôle de cette écriture (un rôle théâtral, donc : celui de jouer avec le théâtre, de jouer au théâtre, voire de le sur-jouer, d’en sur-exploiter les codes et les manières ; et de jouer aussi au roman, au sens où il le répéterait (puisque le théâtre se tient en amont des représentations que sont les grands romans], où il s’agit de planter un décor qui sera habité ensuite), après donc avoir tenté de nommer la fonction du théâtre, et tâcher de dégager quelques-uns de ces aspects (une théâtralité exacerbéré, précisément parce qu’il fallait bien jouer un théâtre à la puissance pour le sur-signifier, ne jamais cesser d’être au théâtre, puisque ce n’était que par le théâtre qu’on parviendrait à l’épuiser pour en dégager les forces), je voudrais ici nommer son processus dans l’écriture.

Non plus son rôle donc, mais sa dramaturgie même – c’est-à-dire essayer de le considérer en tant que tel, sans arrière-monde, sans autre reste que lui-même.
Et c’est ce mot de ravage qui vient donc d’abord — ou, comme pour mieux dire : de saccage.

Ravage, saccage — voilà des mots qu’on ne trouve pas dans la poésie de Verlaine (mais qui peuplent plutôt les vers de son compagnon d’infortune, Rimbaud, qui les emploient souvent dans Illuminations)

Ravage et saccage pourtant, mais mineurs donc, latents, sourds, ou imperceptibles : tel semble en effet le processus de dévoilement de ce théâtre, qui justement vise à ne rien laisser en dehors de lui que son propre accomplissement, c’est-à-dire sa catastrophe — loi aristotélicienne du théâtre : principe de révélation.

En cela, Navarre se montre fin connaisseur des dramaturgies classiques, ou modernes : le Racine de Bérénice, le Tchekov d’Oncle Vania, ou le Maetelinck des Aveugles : la dramaturgie qu’il met en œuvre (et par dramaturgie, j’entendrai cette opération structurant un déplacement qui à la fois organise et accomplit, agence et réalise), cette dramaturgie donc est sans appel.
Si catastrophe il y a, elle n’est d’aucune leçon ; si révélation il y a, on demeure interdit face à elle puisqu’elle préserve son propre mystère : aucune catharsis, pas de purgation, au contraire même, c’est cela que je nommerai le ravage, ce qui dévaste et laisse sans recours ; ce qui creuse le sentiment de vivre sans chercher à ne rien guérir.

Dramaturgie qui fore dans les êtres une cruauté dont tous se renvoient la responsabilité, et qui est d’autant plus fatale qu’elle est immanente : non pas mue par une force transcendante aux êtres, un dieu, un démon, des lois naturelles ou des règles de composition comme dans la tragédie — mais interne aux individus qui sont traversés par ses forces ravageuses qui les laissent ébranlées.

C’est cette lecture que je proposerai ici : lire dans Navarre, cette dramaturgie du saccage, ce drame saccagé — dans tous les sens : drame qui saccage, et que l’écriture saccage, met en pièces, et qui s’accomplissant, s’abolit et abolit les êtres qui l’ont peuplé. Un saccage parfois joyeux, jubilatoire même : et à double ou triple fond pour chacun.

Je le lirai en poursuivant l’hypothèse du secret : ce secret dans lequel j’avais cru pouvoir desceller une sorte de principe à l’œuvre, comme un préalable dans les relations entre les personnages ou dans le déroulement du drame.

Secret qui est, peu ou prou, toujours l’enjeu de l’argument de ces pièces.

Secret qu’on tient, qui lie, secret qui sépare aussi, secret qu’on ignore pour les autres, et pour soi-même aussi : secret qui façonne la lecture (en jeu de piste), secret qui demeure au terme de la pièce, et qui constitue le creux de l’œuvre, mystère qui le maintient suspendu dans sa propre énigme.

Partant de ce secret comme épreuve de force, tâchant de comprendre pourquoi et comment la fin des pièces laisse toujours en arrière le décor bourgeois comme un champ de bataille et la famille comme une désolation, je voudrais m’attacher à saisir ce qui en jeu dans cette œuvre, qui a lieu singulièrement à des endroits (intimes et politiques) où on ne l’attendrait pas, qui prend toujours le contre-pied de son propre chemin — étrange allure qui donne tout le prix à cette formule donnée comme titre à ce recueil d’articles : contre toute attente.

Happy end  : spectres du roman, théâtre des spectres

Et pour cette lecture, je voudrais me plonger dans Happy End – pièce majeure dans ce corpus mineur qu’est le théâtre, majeure parce qu’elle semble amasser en elle l’enjeu même du théâtre, et l’on peut y lire une forme d’art poétique à usage unique –, mais qui permet de lire en regard et en retour les autres pièces (et peut-être l’œuvre d’Yves Navarre).

Pièce de théâtre, pièce du théâtre, Happy End célèbre (si l’on peut dire) les retrouvailles de la famille Prouillan du Jardin d’acclamation (scènes des retrouvailles qui rejoue celle du théâtre en fait, puisque celui ou celle qui retrouve, c’est surtout le lecteur du Jardin).

Revoici tel qu’on l’a laissé ou presque, Henri, le père, l’ancien ministre du Général, centriste par devoir, conservateur par vocation, père de famille par orgueil ; mais aussi son frère Jean et sa sœur Suzy, veuve d’un auteur de boulevard à succès ; et les enfants Luc, Sébastien, Claire et surtout Bertrand.
C’est autour de Bertrand que s’était construit le roman, qui se déroulait à l’occasion de ses quarante ans (40 ans, c’est l’âge qu’avait Navarre en 1980 lorsqu’il écrit cette pièce) — anniversaire qui fait remonter à la surface le passé terrible de cette famille : vingt ans plus tôt, le Père avait découvert le secret honteux de son jeune fils Bertrand, qui entretenait une liaison avec le critique Romain Leval. Le Père avait alors fait son devoir : contraindre le critique au suicide en le menaçant d’une plainte, et faire opérer son jeune fils coupable : prétextant une maladie au cerveau, Bertrand fut lobotomisé pour soigner son homosexualité, sa véritable maladie aux yeux de son abject de père — et de la société dont il n’était finalement que le reflet parfait, dans cette France de la fin des années 70 et du début des années 80.

Vingt ans plus tard donc, le roman racontait ces premières retrouvailles, l’occasion d’envisager ce passé odieux et de se mettre à nu : de le mettre à nu, et démasquer la tragédie ancienne.

La pièce possède même décor, mêmes acteurs, qui vont jouer les mêmes rôles.
Ces retrouvailles sont même purement théâtrales : on apprend que c’est chaque année que la famille se retrouve, à la même date (sans doute pour cet anniversaire), comme si le roman n’avait pas eu lieu, ou comme si personne n’en avait retenu les leçons. C’est un jour sans fin : chaque année, on rejoue le drame, la tragi-comédie de cette famille que rien ne relie plus que le passé, ce mélange de haine et de tendresse inconditionnelle. C’est littéralement des répétitions d’une représentation en tournée sans fin.

On retrouve dans la pièce les mêmes acteurs de ce drame donc, mais pas tout à fait — au lieu de prolonger le roman, Navarre va le doubler d’une vie singulière (et contre toute attente, va doubler le roman d’une fiction de roman, pour écrire un spectre de roman). Ainsi sa pièce sera hantée par les fantômes du Jardin d’Acclimation, car Navarre sait que le théâtre appartient aux spectres, ceux qui appellent à la vengeance comme ceux qui attisent les regrets.
Bernadette, la fidèle servante, tombée, frappée d’un coup au cœur, à la fin du roman, est pourtant bien là, dans la pièce, si pleine de cette vie qui l’habite, dépositaire de la mémoire douloureuse et joyeuse de la famille ; tandis que la mère Cécile, l’épouse, n’est pas morte — mais frappée de mutisme, ce qui au théâtre est une sorte de mort : mais dont la présence, de chair, hante la pièce d’un poids ineffable.

Les morts sont bien vivants ici, parce que le théâtre est une sorte de contre-vie : et c’est de cela qu’il s’agit ici, dans ce roman déplacé : spectre de roman donc, autre possible, comme une suite, moins chronologique, que musicale, une variation…

Ouverture : creusement et douleur, ou l’exécution du drame familial

C’est surtout une matière théâtrale : écrite pour que le théâtre la pétrisse.

Une maison de famille. Des lumières. Vaste plateau sur lequel des faisceaux lumineux tombent ponctuellement pour signaler tel ou tel lieu dans le lieu. Les lumières, douces, jamais inquisitoriales .

On retrouve ici la fadeur verlainienne : demi-jour qui dit la délicatesse, la pudeur, mais aussi le secret – notation sur l’inquisition en négatif qui inquiète cependant davantage qu’elle ne rassure, qui dit combien il est question ici, en creux, d’aveu, non avec la splendeur terrible des bûchers, mais avec l’étouffant air rance de la bourgeoisie de Province.

La famille de la pièce est « au fond », au fond du lieu familial.

Ce fond, noté entre guillemets est en effet un dépôt : un lointain. On sait combien la famille est l’arrière-fond de l’œuvre de Navarre — qu’elle est la grande coupable, ou la cause de toutes les souffrances, l’espace d’un enfermement initial loin duquel chaque roman et chaque pièce voudraient s’échapper. Le fond est l’espace symbolique où se tient et se tiendra toujours la famille : au fond, tapie dans l’ombre, mais là, bien présente. Elle est dans le fond aussi, au sens où elle est toujours au fond des choses, au fond de chaque chose : elle est le fond de l’homme, comme on dit qu’un tel à un bon ou un mauvais fond. Elle ne peut être que le mauvais fond de l’homme. « À présent je suis au fond du monde », écrivait Rimbaud dans le précipice le plus tragique d’Une Saison en Enfer, au pli de l’œuvre. Dans le théâtre de Navarre, toute idée possède son reflet concret et matériel : et ce fond, c’est le lointain du plateau, de la scène. Car si la famille s’adosse à ce théâtre de la vie, elle est inévitablement ce qui va venir, ou ce qui s’éloigne. C’est un point de vue en somme, une perspective.

Le père d’abord. Son plus jeune fils ensuite. Puis la famille petit à petit se regroupera.

On reconnaît là le processus du drame du Jardin d’acclimatation, construit par agrégat lent et continuel de la famille (la famille toujours s’agrandit, on dirait qu’elle ne cesse pas : qu’elle est toujours en train de devenir, de grossir, de prendre la place). Ce sera aussi le rythme et la dynamique de la pièce : à chaque scène viendra un autre élément de la famille, et la pièce prolifèrera à mesure de cette famille, prendra la forme de cette famille, ses contours, sa masse. Nul hasard si la pièce deviendra la famille elle-même, prendra ses contours, ou donnera sa forme à la famille : puisque cela revient au même.

Les lieux seront décrits, mais le lieu réel, celui de la réunion est le plateau. La famille sur un plateau.

Au fond de la didascalie initiale, Navarre dévoile son jeu, explique le fin fond de l’affaire, et de l’histoire. Le déplacement du roman au théâtre n’est pas transposition des mêmes enjeux dans un autre genre littéraire : en fait, le décor, c’est moins le théâtre, que la famille. Et ce sur quoi va porter cette pièce, c’est sur le théâtre lui-même : ce lieu réel du plateau, fait d’artifice et d’illusions qui loin de faire croire à une vraisemblance fictionnelle, ne cessera de faire signe vers le théâtre lui-même.

Famille sur un plateau, donc, et derrière la formule, se lit un jeu de mot boulevardier tout droit sorti de l’œuvre du dramaturge, modèle dérisoire de Navarre peut-être, qu’est Loulou, le mari de Suzy (le prosaïsme des noms témoigne de l’affection et du mépris : modalité de l’aigre-doux), Loulou, auteur de boulevard, mort évidemment – dont le spectre hantera l’écriture et les mots de tous les vivants qui vont rivaliser dans le jeu citationnel, et donc mémoriel. La pièce sera adossée à ce jeu de mots, donc : famille sur un plateau, livré ici devant nous : sur un plateau, on a l’habitude d’entendre cette formule avec une pointe de cruauté, comme si la famille était en fait ici piégée par le théâtre, et qu’elle nous est livrée en pâture malgré elle, et à ses dépens.

De nouveau, Navarre écrira le drame familial, le drame que constitue la famille — ce théâtre des faux-semblants et de l’artifice, cette tragédie quotidienne (terme par lequel on désigne ces drames du début du XXe s., ceux d’Ibsen et de Strinberg, auxquels aussi les dernières pièces de Navarre font penser – comme il peut faire penser à l’œuvre cinématographique d’un metteur en scène qui vient de monter Père, une pièce de Strindberg : Arnaud Despleschins).
Pour Navarre, la famille est le drame, et il ne s’agit pas d’une métaphore — ou bien d’une métaphore renversée : le drame, c’est la famille qui l’incarne, la joue, l’interprète, l’exécute.

Le projet de Navarre, c’est d’accomplir le drame du drame : en quelque sorte, de l’exécuter également, pour exécuter la famille en même temps que sa pièce. Et ce projet, Navarre l’accomplit avec soin, délicatesse, et violence.

Pantalon, pour un art poétique de l’acteur chien

Un mot sur le personnage principal : il ne s’agit cette fois pas de Bertrand, le fils, ni de Henri, le père, ni de la mère – anti-personnage principal, dont tout le monde parle, mais que tous négligent, qui garde le silence comme on garde un secret (secret qui restera ignoré), et qui apparaît toujours comme un cadavre ambulant, déjà morte enfin, et plus morte encore que morte, puisque vivante –, non : le personnage principal, ce sera le chien, Pantalon.

Le chien (par lequel commençait (avec son euthanasie) et s’achevait (avec son départ pour la crémation) le roman : le chien qui est à la fois le même et son double, son fantôme.

Personnage principal
Le chien. Un caniche. La pièce est divisée en trois actes. Acte I, dit du caniche couché. Acte II, dit du caniche assis. Acte III, dit du caniche debout près de la porte.

Fantôme et spectre : revenance du spectre. Ce n’est pas ici le même chien. Mais son successeur. Ou plutôt le successeur du successeur : Pantalon II est mort, vive Pantalon III, qui n’est pas forcément très vif d’ailleurs. Dans ces familles bourgeoises, les chiens servent à compter le temps, à le dater — le nom reste et le chien est l’image du théâtre : un corps glorieux éternel qui renaît sous d’autres corps. Les acteurs sont interchangeables, mais le rôle demeure, il suffit d’entrer dans la peau du personnage, et même pas : être empaillé suffit ici.

Si le chien est le personnage principal de la pièce, ce n’est pas parce qu’il agirait (il ne fera rien, sera à peine présent), ni parce que sur lui pèserait un enjeu narratif ou affectif, mais parce que c’est en fonction de lui que se structure la pièce. C’est lui qui date les périodes de cette famille (Pantalon I, Pantalon II, Pantalon III), et c’est lui qui nomme l’opération d’organisation de cette dramaturgie, et c’est autant par dérision que par férocité que Navarre en fait le personnage principal.

Car de quoi le chien est-il l’image, le symbole, et l’agent ?

Il existe un tableau de Vittore Carppacio représentant Saint Augustin assis à sa table de travail : le visage levé vers la lumière qui lui vient du dehors, souffle et éclat divin qui se pose sur son visage et son pupitre, qu’il va rejoindre en écrivant — c’est une allégorie de l’écriture — ; derrière lui, ses livres, à ses pieds sa correspondance, un globe (puisqu’on écrit aussi adossé à un savoir du monde), et curieusement, à ses côtés, un chien — un petit caniche.

On rêve longtemps devant ce genre de tableau, à cause du chien évidemment, qui occupe, dans la scénographie de la toile, toute la partie gauche de l’œuvre. On rêve, et on est obligé finalement de se soumettre et de se dire que le chien, c’est le témoin absolu de la création, d’autant plus absolu qu’il restera muet.
C’est peut-être pour cette raison que le chien est ici le personnage principal de ce drame : parce qu’on est sûr qu’au moins il ne dira rien. S’il est pris à témoin par les nombreux personnages tout au long de la pièce, c’est en fait lui le véritable témoin de l’intrigue : celui qui regarde sans savoir ce qu’il regarde, sans comprendre peut-être le drame qui s’ébat devant lui.

On ne cessera pas de lui dérober les biscuits, et ce faisant, tous ou presque deviendront chien à son image : regardant et ne comprenant pas ce qui se joue.
Le chien, témoin du drame ? Image parfaite et sublime du spectateur aussi, peut-être : qu’on dresse, assis, couché, debout à la fin applaudissant, on l’espère en tous cas.

Il se trouve que cette courte didascalie, et toute la pièce, ne provient pas seulement du roman Le Jardin d’acclimatation, mais aussi — et peut-être surtout de Biographie, et des quasi dernières pages (section 93) — avec quelques différences notables.

Le chien est l’objet d’une attention soignée : l’occasion d’un court essai d’art poétique de l’acteur.

Comme les animaux ne savent pas jouer parce qu’ils ne savent pas répéter les mêmes gestes, toute représentation étant une éternelle répétition, c’est un caniche empaillé qui sera utilisé .

C’est le chien enfin qui permet de structurer la pièce : chaque acte est celui d’une posture de chien (encore une fois, le chien est l’acteur par excellence qui adopte geste et gestuelle). L’acte I est celui du Caniche couché ; l’acte II du Caniche assis ; l’acte III du Caniche debout près de la porte. La pièce se fait ainsi dans l’élévation progressive d’un corps, celui immobile d’un chien empaillé.

Avant de déposer le début de la scène 1 de l’Acte 1, Navarre a déjà en tête sa fin, qu’il écrit ainsi dans Biographie.

La lumière s’éteindra. Un machiniste attrapera la troisième version du caniche empaillé et le fera disparaître en coulisses. La lumière reviendra. La porte sera ouverte, plus personne. Seul le chien empaillé se sera échappé. Idée. Fin. Autres titres possibles, Les Mémoires de Pantalon ou Happy End .

Navarre gardera finalement comme titre Happy End, dont on comprend en lisant ce passage qu’il n’est pas ironique — ou qu’il est ironique à la puissance, secrètement —, mais peut se lire en fait au premier degré, du point de vue du chien.

Il y a là comme un secret qui s’évente, quant au principe par lequel agira la pièce — et que la pièce préfèrera garder secret (d’ailleurs, la fin ne sera pas celle-ci)

Les lectures au second niveau peuvent ainsi agir aussi au premier niveau, et inversement : et l’ironie se renverse, tout comme le pathétique.

Surtout, le théâtre est ici un théâtre d’ombres, de cadavre empaillé — où ce qui est vivant est impossible à tenir en place, trop libre, trop vivant en somme pour le théâtre qui est l’art de la répétition, de la mort en fait. Mais la chance du chien empaillé, c’est qu’on le voit toujours tel : qu’il ne fait pas semblant d’être vivant, qu’il est en somme une convention — et c’est avec les conventions que Navarre joue, c’est de ces conventions dont il se joue. Conventions théâtrales, mais aussi et surtout (ce sont finalement les mêmes, possèdent les mêmes ressorts), conventions sociales, bien pensantes, malfaisantes — contre toute attente, oui, qu’il écrit : c’est-à-dire aussi en tenant compte de l’attente et se riant de la convention (ou pleurant que celle-ci soit ainsi faites : idée qu’on ne pourra les vaincre seulement en passant sur son corps).

Passer sur le corps de la famille, et de la convention, tel est l’objet de l’œuvre de Navarre : et de cette pièce en particulier.

L’héritage à liquider : saccages

Une des conventions interdit l’usage d’un chien au plateau — parce qu’il est incapable d’être un homme, c’est-à-dire de répéter. Sagesse des bêtes. Modèle absolu d’humanité ici. Leçon donnée par le théâtre pour en finir avec le théâtre.
Car c’est pour échapper aux répétitions, pour sortir du cycle infernal du même et de l’identité que la pièce est conduite (et le chien s’échappant — dans le projet initial —, porte avec lui toute une utopie, une victoire) — et la pièce s’accomplit en accomplissant son destin de pièce comme on exécute un testament, une bonne fois pour toutes.

Car de quoi est-il question ?

Quel est l’argument ?

Comme dans Le Jardin, ce sont donc des retrouvailles. La famille revient au bercail — qui est aussi un cimetière de chiens (comme le dira vers la fin Bernadette), où est enterrée une part de leur illusion, de leur passé qui refait surface. Dans cette grande demeure bourgeoise le père règne en maître – même si cette fois, Cécile est là, à demi-là plutôt, silencieuse pour d’obscures raisons.

Bertrand revient : la première scène est peut-être l’une des plus délicates et terrible de l’œuvre dramatique de Navarre (elle est déjà dans Biographie, preuve qu’il y a attaché de l’importance, du soin, de l’affection). Bertrand revient de loin : littéralement. Le plateau, sa matérialité sensible est l’espace géographique d’un territoire affectif et sensible. Il vient du dehors, du monde, de la vie — et rejoint lentement son père, lui, le maître du dedans mortifère.
Cette scène de rencontre est déjà un règlement de compte : mais elle est traversée d’affect aussi, de tendresse, de cruauté évidemment, mais de délicatesse.

Sous cette scène de retrouvailles perce un enjeu plus profond, qui sera celui de la pièce. Ce foyer, matérialisé par cette maison, n’est pas qu’un symbole du passé, il lève aussi au présent l’insupportable réalité de ce qui a été et qui demeure : l’unité d’une famille qui ne peut rester unie. Alors, la discussion tournera, par allusion autour de la maison, métonymie de la famille : cette maison qui porte avec elle l’abjection de ceux qui la peuplent.

Il n’y a plus de lit bleu dans le ciel. Il a brûlé. Il s’est écrasé. Avec mon dernier rêve d’enfant. Et moi dedans. Le kamikaze de la famille. Je voulais faire sauter cette maison. Brave lit bleu. Je l’ai fait brûler. ça faisait une drôle de filmée. Une fumée que rien ne dissipe vraiment, jamais. Une fumée noire. Tu distribues de l’ombre autour de toi, papa [3] .

Pourquoi ces retrouvailles ? On se posera la question pendant plusieurs scènes : ce n’est pas d’un anniversaire qu’il s’agit, ou d’un enterrement, mais d’une vente. La famille est là pour accomplir bourgeoisement le programme onirique de Bertrand : vendre la maison, la disperser aux quatre vents, la brûler administrativement.

Finalement, l’enjeu de la pièce, c’est d’en finir avec le roman : de réaliser sur le plan concret ce que le roman avait accompli quasi métaphoriquement, via le chien. Le chien mort, c’était la mémoire tenace du crime ancien du Père, cet objet de famille qui appartenait à tous : le chien, c’était en somme l’objet transitionnel, comme on dit en psychanalyse — un fétiche, un totem et un tabou.

Dans la pièce, le chien est vivant de nouveau : et c’est avec cette vie qu’il faut avoir à faire et en finir. C’est concrètement qu’il faut terrasser le passé. Et le théâtre plus que le roman sera apte à le faire : en s’attaquant à ses murs. Si la famille est le théâtre, et que le théâtre est dans ces murs, en vendant les murs, on aura saccagé le théâtre, et le passé, et la famille.

C’est là l’opération chimique, poétique, tragique du théâtre de Navarre : son ravage.

Dès lors on comprend pourquoi il a tant besoin du théâtre : de rappeler sans cesse que nous sommes au théâtre, parce que là est l’enjeu de ce à quoi on assiste, et parce que, inversement, cet enjeu, seul le théâtre peut le désigner : matérialité par quoi on rend visible un corps social, concrétude des corps vivants comme tels. En un mot, cette présence de ce qui se rend présent.
D’où les allusions au théâtre, qui sont des allusions à cette opération d’épuration des comptes — et qui fait écho à cette belle phrase de Blanchot, dans Thomas l’obscur : « Pour nous séparer, il n’y a plus que ce qui nous aurait unis, l’amitié, l’amour ».


— Bertrand : Il n’y aura jamais de réconciliation si tu ne te réconcilies pas avec toi-même. Et moi avec moi. Et nous tous tant qu’on y est. Faites-moi un paquet de l’ensemble, je suis pressé. Pressé de ne plus être ce que je suis. Et je le serai toujours.
(Henri se dirige vers le fond de la scène)
— Henri : Répète ce que tu viens de dire.
— Bertrand : Plus besoin de répéter. Nous connaissons la scène par cœur. Nous pouvons désormais la jouer.

La fable de Happy End tient à ces déliaisons, infimes, progressives, douloureuses ou tacites : se défaire de la famille, du mal qu’elle porte et de ses biens (biens au sens matériel et moral)

Vendre la maison, c’est en finir avec la famille, avec le théâtre, puisqu’au terme de la pièce, on ne pourra plus revenir, se retrouver — c’est la fin du règne des Pantalons — et avec le théâtre, en finir avec le roman.

Derrière la maison, il y a un jardin et un parc. La délimitation du jardin et du Parc est floue : en fait, le jardin désigne partie entretenue, et le Parc, ce qui est laissé à la sauvagerie de la nature. Peu à peu le Parc grignote sur le jardin.

À la fin, une fois le vide fait — la pièce s’achève dans la lumière crépusculaire d’un déménagement : les techniciens vident le mobilier du théâtre / de la maison —, le jardin est livré à la sauvagerie du Parc. Image de la désolation, du saccage, du ravage — qui est à l’image de ce qu’accomplit le projet dramatique de Navarre sur son œuvre et sur la vie.

Il faut imaginer cette fin heureuse.


[1Article paru dans les Deuxièmes Cahiers Yves Navarre « Du romanesque à l’autobiographie », paru en 2016 aux éditions H/O.

[2Yves Navarre, Vue imprenable sur Paris, in Théâtre 3, Flammarion, 1982, p. 340.

[3Yves Navarre, Happy End, op. cit., p. 161