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Marie NDiaye | Politiques du cauchemar
Parages n°11 | Revue du TNS
vendredi 17 février 2023
Reprise ici de l’article, paru il y a un an aujourd’hui, en février 2022, dans la revue du Théâtre National de Strasbourg, Parages, consacrée à l’œuvre dramatique de Marie Ndiaye.
Car, moi, ma peau m’encombre et la vie me paraît d’une lenteur de cauchemar. Ce qui se passe à l’intérieur de cette maison me semble propre à précipiter le cours de l’existence.
Marie NDiaye, Les Serpents [1]
Elle est entrée dans la maison. Elle appelle. Où sont les enfants ? Ce ne sont pas les siens, mais il a été convenu avec leur mère qu’elle prendrait sa place et qu’ils remplaceraient son fils, mort ; peu importe la violence que fait régner l’homme ici, peu importe la terreur, la menace, oui, peu importe qu’il ait été le meurtrier de son enfant. Seulement la maison est vide. À mesure qu’elle avance, qu’elle appelle, et qu’elle ne trouve rien, la maison elle-même s’efface. Et les mots qui servent à dire le monde s’épuisent. Et c’est alors le monde à son tour qui brutalement s’effondre, et disparaît − pour laisser la place au rien, au silence, à l’ignorance et à la peur nue, vulnérable, inquiète d’elle-même.
Mais ces fenêtres, derrière lesquelles...
Mais...
Il n’y a plus rien et il n’y a plus personne et nul enfant ne deviendra le mien par l’effet de mon amour...
Il n’y a plus rien... que le très léger soupir de qui m’attend là-bas embusqué et persévérant dans l’ombre de la table ou de la cuisinière ou de deux petites chaises désertées, que sais-je, qui m’attend dans la patience et le bercement de son propre soupir... et contre quoi il est vain de se défendre, car, ce que c’est et ce que cela veut de moi, je ne le sais pas, je ne le sais pas. [2]
Ce sont quelques lignes, au cœur du monologue halluciné de Nancy qui conduit Les Serpents à sa fin, où se loge − comme le dépli spectaculaire d’une poétique − tout un rapport au monde. Quelques lignes qu’on dirait de Verlaine, celui des Romances sans paroles, des ariettes oubliées qui avaient poussé aussi loin que possible, dans le délire même, le langage lorsqu’il tâche de nommer l’incertain, le trouble et l’effacement. Mais ces lignes relèvent moins de l’« étude néante [3] » à laquelle s’était consacré le poète que d’une approche de la réalité sous le régime de la peur qui la dévaste et, par là même, la révèle en son entier.
Si ce passage semble une clé, c’est qu’il pourrait ouvrir les portes derrière lesquelles on lirait, non pas seulement l’œuvre de Marie NDiaye, mais une part de notre présent.
Car c’est toujours l’ancienne question de Hölderlin qui insiste : « Wozu Dichter in dürftiger Zeit [4] ? » (À quoi bon des poètes en temps de manque [5] ?) Et aujourd’hui que le manque règne en maître − que la détresse est partout ce qui nous cerne (que la crise du capitalisme s’inscrit dans le temps long d’un capitalisme de crise) –, cette question angoissante exige des réponses d’autant plus vivaces qu’elles-mêmes manquent ; c’est pourquoi il s’agit plus que jamais de lire des poètes non pour interpréter leur poétique, mais afin de tâcher de déceler comment celle-ci pourrait transformer les manières de percevoir ce qui nous entoure, et qui − de fait –, comme par nature, nous menace.
L’œuvre dramatique de Marie NDiaye construit depuis vingt ans sur dix pièces [6] une trajectoire d’une rigueur d’autant plus assurée qu’elle semblait jusqu’alors en partie ignorée (par les metteurs en scène, la critique, les chercheurs), en regard, tout du moins, de son œuvre romanesque largement célébrée. Est-ce précisément parce que la reconnaissance critique et publique de ses romans fait de l’ombre à son travail théâtral [7] ? Ou parce qu’il s’agit d’une œuvre plus secrète, plus radicale aussi, et plus retorse ? Cette « parallèle [8] » de l’œuvre romanesque ne semble pourtant pas une part mineure : et, peut-être au contraire, est-elle ce territoire où s’éprouve, car presque à l’abri de la reconnaissance, un affrontement plus direct avec le monde, comme en précipité de ce qui fonde son écriture. « Le théâtre [de Marie NDiaye] peut ainsi apparaître, écrit Dominique Rabaté, comme une sorte de principe de simplification ou de dénudation des mécanismes qui régissent l’œuvre romanesque, mais selon un éclairage plus direct, une dramaturgie plus resserrée [9]. »
Ce principe, cette « dénudation », quel est-il ? À lire ces pièces, on pourrait rapide- ment en dégager les principaux thèmes : l’étranger mal accueilli, l’enfant violenté, les femmes méprisées, la famille déstabilisée. Partout s’y exercent de puissants rapports de domination − de classe, de race ou de genre − qui écrasent des individus à la recherche éperdue d’une émancipation par le désir. Ces thèmes traversent l’œuvre dramatique et romanesque et s’y entrelacent, se combinent, se renforcent parfois mutuellement. Il en est un pourtant, proprement théâtral, ou que le théâtre plus que le roman met en mouvement non seulement comme motif, mais plus encore comme structure, et une structure à même précisément de justifier le recours au théâtre, d’en approfondir l’énigme, et de nommer une part de sa puissance politique. Ce serait le cauchemar.
De nombreux cauchemars émaillent les pièces : on y fait des rêves inquiétants, sourdement prophétiques ; on se méfie de la nuit parce qu’elle pourrait plonger les pensées dans le pire − le rêve est source de douleur puisqu’il rend la réalité cauchemardesque en retour :
Je ne pense plus sérieusement, aujourd’hui, que mon père passera nous prendre dans sa grosse voiture noire, non, je ne le pense plus sérieusement, mais il m’arrive encore d’en rêver et de me réveiller en larmes parce que, même en rêvant, je sais que ce n’est pas la réalité, que je ne confonds jamais, jamais, avec mes espérances [10].
Il arrive cependant que la confusion joue, et qu’au contraire le cauchemar morde sur la réalité :
Qui sait ? Je suis peut-être en train de faire un cauchemar dans mon lit de fer et toutes ces lettres que je t’ai écrites n’existent peut-être que dans cet affreux songe. Je vais me réveiller et te trouver là, près de moi comme toujours, ton cœur battant un peu fort dans sa cage et faisant frémir la peau si fine, si douce entre tes seins. En tout cas, j’ai moins froid. Mais l’aube est loin et, ici, la nuit est sévère [11].
Il y a tant d’exemples de ces allusions au rêve devenu cauchemar et qui creuse l’in- tériorité des êtres, les ouvre à l’inconnu de leur désir, de leur peur, teinte l’ensemble des pièces de cette couleur propre au fantasme. C’est que le cauchemar n’est pas seulement un thème, mais une logique : une façon autre de percevoir la réalité, de concevoir le monde, de l’agrandir aussi. Car le cauchemar paraît bien être une dramaturgie, celle qui entraîne à l’écriture de l’aveu, ou qui déchire le réel pour en proposer une image défaite, parfois symbolique, toujours mystérieuse. En ce sens, le cauchemar rejoint le propre du fonctionnement théâtral de la représentation : sur scène se joue un drame concentré, comme ramassé en images. Des corps semblent réciter une sorte de langue étrangère qui paraît « fausse », mais dont l’artificialité fait signe vers une forme de nécessité, de rage de dire. Sur scène, la fausseté est signe de la vérité du théâtre ; de l’autre côté de nous, le plateau se dresse dans la déchirure du réel.
De cette nature cauchemardesque de la représentation, Marie NDiaye se saisit pour l’accentuer, et la prolonger. On pourrait raconter chacun des drames selon la syntaxe même du cauchemar, et les concevoir comme des cauchemars − rejouant l’arché- type des grandes images de l’onirisme terrifiant. Dans Hilda [12] (1999), une bourgeoise décide d’embaucher une bonne à tout faire sur le seul crédit accordé à un prénom : elle finira par la séquestrer. Quand Hilda voudra s’échapper, son mari aura refait sa vie avec la sœur de la femme de peine. Providence (2001) prend la forme d’un conte terrifiant : une jeune fille a perdu son enfant et le cherche − ayant oublié (ou feignant d’oublier) qu’elle l’a elle-même jeté aux cochons qui l’ont dévoré. Papa doit manger [13] (2003) raconte le retour chez lui d’un père après dix ans de fuite : s’il se présente resplendissant, c’est surtout pour masquer sa grande misère. C’est aussi la voie du conte qu’emprunte Les Serpents [14] (2004), qui semble la réécriture atroce de Barbe bleue. Dans Rien d’humain [15] (2004), une femme frappe à la porte de chez elle après quelques années à l’étranger durant lesquelles elle a prêté son appartement à une amie, qui refuse mystérieusement de le lui rendre, et qui même semble l’avoir oubliée... L’œuvre plus récente de Marie NDiaye paraît accentuer encore cette voie cauchemardesque pour faire reposer l’intrigue sur une sorte de formule onirique, les pièces prenant toutes appui sur une terreur à la fois puissante et ramassée : le viol tu d’un jeune élève (Les Grandes Personnes [16], 2011) ; la solitude dans un pays lointain et l’absence de réponse de l’aimée à qui on écrit (Délivrance [17], 2019) ; la perte d’un enfant dans une ville étrangère (Berlin mon garçon [18], 2019) ; la quête obsessionnelle de voix d’un homme politique (Honneur à notre élue [19], 2019) ; le suicide d’une élève (Royan [20], 2021).
Le cauchemar paraît dès lors l’élément dans lequel évoluent les pièces, la condition même de ces œuvres − comme on parle de condition humaine, tout autant que comme ce qui les rend possibles. Le fantastique qui en émane ne dresse pas un monde préservé du nôtre, au contraire : il tire toutes ses ressources de l’ancrage réaliste à partir de quoi le cauchemar s’élève, soit peu à peu, soit souterrainement (et symboliquement), soit brutalement et frontalement. Qu’il soit traité sur le mode burlesque (Honneur à notre élue) ou tragique (Royan), le cauchemar représente le monde en pire en épurant les lignes. La démocratie est une farce ; le deuil une prison mentale. Dans cet apurement radical qui vise à l’essentiel, le cauchemar est d’autant plus terrifiant qu’il porte sur l’enfance et s’acharne sur le plus fragile : quand le fils s’enfuit, c’est pour s’engager dans la voie du terrorisme (Berlin mon garçon) ; les maîtres d’école sont coupables des pires atrocités sans jamais répondre de leurs actes (Les Grandes Personnes). L’un des principes de ce théâtre est d’être proprement insoutenable.
Le cauchemar serait donc sa loi. Il est cette faculté à dérégler, peu à peu, la réalité : la violence rend le réel plus sensible, plus précis même ; les terreurs primaires reviennent, et dévoilent ce que les normes sociales avaient su refouler. Car tel pourrait être la vertu du cauchemar, sa puissance : celle de lier affect et mode d’organisation politique. Sous l’angle de l’hallucination se révèlent en effet bien des forces qui, loin de n’offrir qu’une image ou qu’une émotion, travaillent à lever les invisibles de notre perception du réel.
Ce n’est un paradoxe qu’en apparence : le cauchemar, en déréalisant le monde, le renvoie à sa nature profonde et brutale qui permet qu’on le voie − alors que, plongés dans le monde, nous sommes incapables de le percevoir tant il est recouvert de cette masse informe qui, de fait, le déréalise à nos yeux. Cette dialectique entre rêve et réalité rejoue l’ancienne logique baroque qui paraît d’une acuité d’autant plus grande que la réalité de notre présent se dresse bien souvent comme cauchemar. Ainsi les rapports de domination, voilés sous le régime néolibéral en logique contractuelle, se dressent ici pour ce qu’ils sont : quand, dans Hilda, Mme Lemarchand exige une esclave, c’est aussi par générosité envers elle, pour l’élever jusqu’à elle, l’émanciper au nom des principes humanistes (« je suis de gauche », ne cesse-t-elle de dire), la soumettre et exiger sa sympathie pour cette raison même qu’elle l’exploite. Le cauchemar totalitaire que lève la pièce dévoile les mécanismes retors des rapports sociaux contemporains en démontant les logiques affectives qui les gouvernent : le masque de la « bonne conscience » est ici arraché par la dramaturge qui, loin pourtant de pauvrement dénoncer l’hypocrisie, pousse plutôt cette logique au bout fantastique de son délire. Délire qui n’est pas le contraire de la réalité, mais sa finalité.
Puissance du cauchemar : autant dire, au sens propre, devenir de la réalité. Sa présence en puissance se miroite dans ce théâtre onirique de terreur et de larmes qui jamais ne spectacularise cette terreur, préférant la déployer avec le calme tranquille du cauchemar.
C’est ainsi que peut s’entendre la langue du théâtre de Marie NDiaye − langue si singulière et qu’on qualifierait trop vite de littéraire. Cette surécriture paraît d’autant plus étrangère qu’elle est homogène : tous et toutes dans ce théâtre, bourgeois et prolétaires, enfants et vieillards, femmes et hommes, parlent une seule et même langue écrite, abondante en images, labyrinthique, expressive et intérieure, des mots qui relèvent du rêve éveillé, du délire :
Des mots si pleins de terreur et de détresse qu’ils me donnaient parfois l’impression d’être faux, mais je savais au fond de moi qu’ils étaient vrais et que je les trouvais faux uniquement parce que Daniella ne s’embarrassait ni de préambule ni de décence ni d’égards pour son amour-propre [21].
Ces mots que la jeune lycéenne laissait à sa professeure semblent nommer le fonc- tionnement même de cette langue partout commune à tous ces personnages qui semblent toujours dire ce qu’ils pensent, sans souci de heurter, mais sans volonté de ménager, langue tirée directement de la volonté pure de s’exposer : langue des rêves, telle qu’on l’entend, hors civilité, hors faux-semblant, hors tout ce qui pose un filtre entre la pensée et la langue. Langue fausse quand elle est parlée « dans la vie », mais qui semble, sur un plateau, garante de ce monde autre que le théâtre, doublure de la vie capable, en retour, de faire violence à la réalité en la révélant.
Ainsi, c’est l’hypothèse, le cauchemar pourrait être une façon de faire comparaître notre présent : cette syntaxe dans laquelle la langue de théâtre paraît coulée semble le double de notre monde qui permet qu’on l’entende et le voie. Qu’on le venge ? Il est vrai qu’Hilda, comme le laisse entendre Corinne à la fin, massacre dans ses rêves sa maîtresse et les enfants dont elle s’occupe : le rêve dans le cauchemar est un cauchemar à la puissance. Il peut aussi témoigner des fins de cette logique onirique. Par exemple, du rêve de Providence dans la pièce éponyme ; du rêve de Bella dans Rien d’humain ; du rêve même de l’homme de Délivrance : rêver que rien n’ait eu lieu de l’histoire, puisque l’histoire est ce cauchemar fait pièce. En retour, face à
ce cauchemar qu’est ce monde, quels antidotes autres que le rêve pourraient être capables de le recouvrir ?
« La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants [22] », écrivait Marx dans les premières pages du 18 Brumaire de Louis Bonaparte. C’est d’ailleurs le premier sens du mot cauchemar : ce sentiment de poids qui se pose sur nous et nous immobilise. Dans Providence, le curé justifie ainsi de faire entrer la jeune fille apeurée.
Si je ne le fais pas, vous me quittez aussitôt pour partir avec elle, l’emmener je ne sais où dans la nuit, et puisqu’il fait si chaud et si noir, vous la persuadez de s’allonger avec vous au bord du chemin, puis, tranquillement, vous l’écrasez de votre masse considérable, et il se pourrait bien qu’elle en ait encore plus de plaisir que vous. Pas question [23].
Les images se superposent : le cauchemar du viol se renverse, la vengeance de la jeune fille pourrait bien s’opérer à l’endroit même des sévices, et c’est aussi pour- quoi il est maintenu à l’écart dans le récit du curé qui va, au contraire, introduire Providence chez lui. Par touches et détails se révèle la menace du cauchemar, sa force subversive par retournement. Il n’est pas simplement l’image horrible du monde, sa pauvre conversion en signe maladif qui ne ferait que redoubler notre déploration face à la réalité, voire − pire − nous complaire dans la jouissance de sa forme intensifiée en plus atroce. Non. Le cauchemar pourrait être cette force de ressaisissement : une capacité de vision autant qu’une puissance incantatoire de désenchantement.
« Nous nous dénonçons comme de malheureux hallucinés [24]. »
Il est une ultime vertu du cauchemar : son énigme irréductible, qui appelle incessam- ment à être rejouée. Dans Royan, la professeure de français confie que les dernières leçons avant le suicide de Daniella portaient sur Marceline Desbordes-Valmore, laissant entendre un lien mystérieux entre ces leçons et la mort. Le monologue affolé de la professeure dévoile peu à peu les raisons du suicide de la jeune fille : la vie de Daniella était devenue un cauchemar, tant elle était agressée, humiliée, insultée chaque jour par ses camarades de classe. Son suicide peut se lire aussi, théâtralement, comme une libération − une sortie hors du cercle des violences, hors du cauchemar ?
Restent ces vers de Marceline Desbordes-Valmore, ressassés par la
professeure comme un secret qui les lie, ou une façon d’esquisser les lignes de fuite de cette libération du cauchemar :
Je voudrais deviner ton rêve que j’ignore [25].
Ignorance du rêve dans quoi se tiennent les êtres qui évoluent là, errant dans leur réalité onirique, écrasés souvent par la logique affreuse du cauchemar, et dont le seul salut pourrait être de pousser le cri capable de les arracher du rêve − et de faire ainsi cesser le théâtre.
Marseille, septembre 2021