arnaud maïsetti | carnets

Accueil > RECHERCHES | ARTICLES & COMMUNICATIONS > Scènes déchirées de l’Europe. Warlikowski, passer par le théâtre

Scènes déchirées de l’Europe. Warlikowski, passer par le théâtre

Cahiers du CRINI n°1

dimanche 1er novembre 2020

Article publié dans les Cahiers du CRINI
n°1, 2020, Création et crise en Europe,
en ligne


Résumé

L’œuvre du metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski ne cesse d’interroger l’Europe, son histoire, puisant dans ses mythes fondateurs, sacrés et politiques, les images capables de la dévisager. Un territoire unique aux peuples multiples où la Grèce aurait fait naître d’un même geste démocratie et théâtre, où la guerre mondiale fut largement une guerre civile européenne, un rituel de sacrifice aussi. L’espace tragique par excellence. Espace déchiré dans lequel le théâtre de Warlikowski travaille et qu’il travaille : déchirure des identités (nationales, culturelles, sexuelles...), des consciences et des corps, déchirure qui semble être la dramaturgie politique de cette scène. Ses derniers spectacles surtout tissent ainsi un dialogue rageur avec les impensés de l’Europe. Loin de documenter l’Histoire, ils tâchent d’en trouver des lignes de fuite : parce qu’il se fonde dans le corps d’acteurs aux identités aberrantes, ce théâtre propose une singulière contre-Histoire capable de venger l’histoire, pour trouver des issues à ses tragiques apories.


« Il a été dit que la logique de cette Histoire est une logique de rêve. Tu te sens perdu dans le labyrinthe ? Ne cherche pas la sortie. Tu ne parviendras pas à la trouver... La sortie n’existe pas. Là où la sortie n’existe pas, il faut passer par le théâtre » (Programme du spectacle Koniec, Odéon, Paris 2011). [1]

Passer par le théâtre, ce serait donc prendre acte de l’introuvable sortie de l’Histoire, de l’impossibilité de sa fin, et plutôt désirer éprouver plus puissamment encore son interminable temps en dressant des formes, des lieux et des formules capables de nous en faire traverser l’expérience : d’errer dans le labyrinthe sans avoir peur de croiser les monstres qui le peuplent, et même armés du désir de les croiser pour les affronter : « L’enfer est vide, tous les démons sont ici », criait Ariel dans La Tempête de Shakespeare, pièce warlikowskienne par excellence, que le Polonais a montée deux fois et qui hante son œuvre.

L’histoire n’est pas finie, sa répétition peut être à la fois sa malédiction et sa réinvention – ce serait cela que nous rappellerait incessamment, avec entêtement, la répétition qu’est le théâtre –, et dans ce vieux monde, nous sommes en Europe comme assemblés autour de son corps, celui du Roi Lear agonisant qui exige qu’on avoue notre amour pour lui afin d’hériter de ces terres et de son Histoire, criminelles et lumineuses, sans qu’on sache si les crimes ont été commis contre ces lumières ou en leur nom.

Passer par le théâtre, ce serait finalement reprendre le rôle de la jeune fille, de la damnée, de Cordelia, assumer le courage de la vérité, de l’affrontement des monstres du passé au prix même du bannissement, de la damnation, du sacrifice comme seul héritage (Blanc). C’est le choix de Krzysztof Warlikowski. En 2011, dans son spectacle d’après Shakespeare Contes africains, face à son père le Roi Lear, Cordelia, digne et sacrifiée, semble incarner en effet tout un théâtre, et la réponse du théâtre à l’égard de l’Histoire, de notre histoire criminelle et oublieuse. « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » (Char 190).

Un soir, dans un hôtel de Moscou, près de la place Rouge, Georges Banu rencontre Warlikowski. Banu lui demande ce qu’il a fait de sa journée, qui a été si pluvieuse. Warlikowski lui répond : « J’ai regardé les larmes du Kremlin » (Warlikowski 187).

Né en 1962 à Cracovie, dans une Pologne sous tutelle soviétique, Warlikowski se forme à la mise en scène en 1989, date de rupture, de déchirement : 1989 ou la fin de l’histoire qui ne faisait que tout recommencer. À l’École Nationale Supérieure de Théâtre de Cracovie, il a pour maître Krystian Lupa, qui se souvient encore de ce jeune homme quasiment muet pendant l’audition du concours d’entrée – après avoir présenté avec brio une scène de Maeterlinck – et qui répondait de manière si énigmatique, de sorte que personne ne savait si ces réponses étaient « très profondes ou avortées » (Warlikowski 10). De 1992 au milieu des années 2000, Warlikowski monte près de trois spectacles par an, des classiques de l’Antiquité, des darkcomedies élisabéthaines, des pièces contemporaines, Koltès, Sarah Kane. L’écrivain Hanna Krall dira – et Warlikowski lui-même l’admettra – que son théâtre repose alors sur quatre piliers : La Bible, l’Antiquité, l’Holocauste, et Shakespeare. Quatre piliers recouverts par une toiture morcelée, mais qui les tient ensemble, ensemble certes discontinu, mais qui fait de tout cela un ensemble composite et comme en suspension, ensemble sous lequel on voudrait se croire à l’abri, mais qui menace de s’effondrer, la culture européenne sur laquelle tombent donc incessamment depuis 1989 les larmes du Kremlin.

Ces larmes, quelles sont-elles ? « Des larmes glaciales », poursuit Georges Banu. « Les larmes du Kremlin » : non larmes de regret sur une histoire sacrifiée ; larmes plutôt versées sur une histoire perdue, pour une histoire perdue, celle des martyrs, des sacrifices ; larmes de libération, non larmes de joie d’être libre. Larmes du ressouvenir aussi. « Il faut que le théâtre passe à travers les larmes », écrivait Grüber (Banu/Blezinger) – c’est justement là par où passe le théâtre de Warlikowski, là où l’Histoire ne passe pas, revient, ne cesse de revenir, spectres ou Dibbouks (ces esprits yiddish de la mort qui hantent le corps du vivant et auxquels Warlikowski consacra un spectacle en 2003) ; cadavres passés à travers les larmes de notre Histoire, là qu’il faut en passer par le théâtre.

Fils de l’Histoire, celle déchirée de l’Europe de la fin du XXe siècle, Warlikowski pourrait sembler le metteur en scène de la déchirure : déchirure qui vient non pas réconcilier, ou panser les plaies ; plutôt penser à hauteur de corps ce qui nous a produits, ce qu’on a oublié, ce qui ne passe pas, ce qui nous peuple. De là ces larmes glacées, sans affect ni sentiment.


PIOTR GRUSZCZYNSKI : Tu ne nous permets pas de nous sauver par l’émotion, de nous échapper en elle.
KRZYSZTOF WARLIKOWSKI : C’est le reflet du ton radical de la littérature européenne actuelle, des textes d’Hanna Krall qui est parvenue au point où elle ne peut plus nommer l’innommable. La littérature entre dans l’ère des phrases à points de suspension, des plages vides. Krall dit de ses récits qu’ils contiennent de plus en plus de pages blanches. Moi aussi je suis confronté aux problèmes de la forme ; un jour, je me suis même étouffé avec. Aujourd’hui le plus important pour moi est ce que je veux dire. Le théâtre de la forme se compromet dans l’imitation de la vie. C’est pourquoi j’essaie avant tout de parler, je veux théoriser pour le théâtre, philosopher, ne pas raconter, mais parler, éloigner les beaux tableaux. Le théâtre n’a jamais été aussi proche de la pensée qu’aujourd’hui. (Warlikoswki 92)

C’était en 2003. L’année justement où il crée Dibbouk (Warlikowksi 90). Et à partir de cette date justement, le théâtre de Warlikowski se fait de plus en plus frontalement dialogique, pensif aussi, ou méditatif plutôt (Benjamin 384). De quoi est-il question dans ce spectacle et comment ce spectacle de l’abandon de la forme propose-t-il une pensée de l’Europe et pour l’Europe de notre temps, un ressouvenir de notre Histoire oubliée, et même perdue ? Le spectacle met en regard deux textes : Le Dibbouk, de Sholem An-Ski, grand classique de la littérature yiddish écrit en 1919, et sa réécriture, par Hanna Krall, qui ajoute l’Histoire à sa légende – et l’histoire, entre 1919 et Krall, c’est l’Holocauste. Dans la version ancienne, le Dibbouk est le mauvais esprit, la malédiction qui s’inscrit dans le corps d’un vivant pour le malmener, le terroriser, et dont le vivant doit se débarrasser pour vivre. C’est la première partie du spectacle. La seconde partie, c’est Hanna Krall, et celle-ci fait du Dibbouk l’enjeu d’un salut : « de façon perverse, dit Warlikowski, il se passe quelque chose de bon [...] Les Dibbouks deviennent une façon de faire perdurer le monde [...] » (Warlikowski 90).

La dramaturgie dialectique de Warlikowski – c’est sa marque : exposer deux temps de la contradiction et organiser des champs de force – dévoile une singulière conception sur l’Histoire : on ne peut faire perdurer le monde qu’en réactivant sans cesse le passé monstrueux inscrit dans notre corps même, et dans le corps de notre histoire : le mal, la terreur, l’horreur du passé qui se rappelle à nous. « Pour moi, de la jonction de ces deux récits émerge la question : avons-nous le droit moral de chasser le Dibbouk et qu’est-il réellement ? » (Warlikowski 90). Ce qu’il est, outre une pulsion de mort, de destruction, de négation, tient à la nécessité d’une confrontation (se confronter à la mort), parce que seule cette confrontation nous permet de vivre.

Le Dibbouk est la continuité de la vie. On ne peut vivre sans lui sans sombrer dans la banalité de l’existence. [...] Actuellement, il est la personnification de la mémoire dont nous ne voulons pas nous débarrasser, que nous voulons cultiver en nous, la mémoire qui nous sauve aujourd’hui. [...] Il est garanti de l’ordre. Au-dessus du chaos, au-dessus de l’Holocauste. [...] Le Dibbouk est à la fois la réponse psychique d’une jeune fille qui a perdu son fiancé [à l’échelle de la fable] et celle de la seconde génération de ceux qui ont échappé à l’Holocauste, car ce n’est que la seconde génération qui y a réagi. [...] Ce n’est qu’à la seconde génération que quelque chose émerge de la faute et qu’une forme et un sens commencent à apparaître. La première génération se préoccupe d’oublier ; seule la seconde cultive la mémoire des événements. (Warlikowski 90)

Ainsi, Warlikowski nommerait ici le rôle de son théâtre, de notre époque : cultiver la mémoire des événements, non dans un souci de conservation ou de mauvaise conscience, mais d’activation des forces, de mises en confrontation du passé et du présent pour faire perdurer le monde, c’est-à-dire, en un sens, aménager une possibilité à la vie.

On comprend à cet égard pourquoi la pierre de touche de ce théâtre est l’Holocauste – la tragédie de l’Europe, tombe qui a donné naissance à son utopie, l’arrière-monde de terreur sur lequel s’adossent tous les discours de paix aujourd’hui. Pour un Polonais, l’Holocauste est plus qu’une référence historique : c’est un passé tu d’autant plus présent qu’il ne cesse de hanter un pays qui le refoule. Le théâtre de Warlikowski puise sa nécessité dans l’état du monde présent qu’il trouve et dans l’espace qu’il occupe. Il ne cherche pas à fuir la conjoncture en se réfugiant derrière des généralités sur l’Homme, ou de grandes idées sur l’humanisme et l’idéalisme d’une civilisation. Il se méfie des transcendances justement parce qu’elles sont des ruses de l’Histoire pour éviter la confrontation avec le Dibbouk. Or, pour un Polonais – élevé dans la religion catholique –, rien de plus oublié, de plus nié même, en Pologne, que l’Holocauste.

Personne ne nous a donné l’Holocauste comme leçon à méditer. Nous avons été élevés avec l’idée qu’à Auschwitz mouraient des Polonais, éventuellement des Russes ; en fait, on ne savait pas exactement qui étaient ces juifs. Comme nous n’avons pas compris ce qu’était l’Holocauste, nous ne l’avons jamais regardé de manière moderne. [...] Nous n’avons pas suivi cela après la guerre, car nous étions occupés par notre propre martyre ; en outre, quelqu’un réglait l’idéologie pour nous, formulant nos questions à notre place (Le Parti communiste). Ce n’est qu’aujourd’hui que nous nous trouvons face aux questions fondamentales. (Warlikowski 90)

Penser le théâtre de Warlikowksi, ce serait tâcher de le qualifier politiquement en le resituant dans son Histoire, et percevoir combien elle peut être aussi la nôtre dans la juste mesure d’un écart ou d’une déchirure qui nous lie à elle.
Dans les spectacles de Warlikowski, l’Holocauste n’est jamais un réservoir à émotions, une allégorie, un symbole du Mal, mais toujours au contraire une manière de réactiver l’Histoire dans son comble qui est à la fois le berceau de l’Europe et sa fosse commune. C’était par exemple l’un des enjeux du spectacle de 2009, (A) ppolonia, conçu à partir d’un montage de textes d’Euripide, d’Eschyle, de Krall, de Jonathan Littell, de Coetzee, qui s’attachait à exposer l’Histoire meurtrière de l’Europe, en dressant la scène de l’affrontement millénaire des bourreaux et des victimes, de la Grèce antique au drame nazi. En s’engageant sur la voie d’une introspection collective, il puisait dans le passé les outils de compréhension du présent. Les sacrifices de victimes forcées (Iphigénie ; Appolonia) ou volontaire (Alceste pour sauver Admète) s’articulaient avec les paroles des bourreaux, autour notamment des Bienveillantes de Jonathan Littell. L’ensemble était traversé par le récit d’Appolonia Machynska, Polonaise qui a donné sa vie pour une enfant juive pendant la guerre (sans que son vieux père accepte de prendre sa place). Ainsi se croise le destin de l’Europe avec celle de la Pologne – victime sacrificielle de l’Histoire européenne. Le titre inscrivait d’ailleurs le nom véritable de la jeune femme, entourée de cette parenthèse qui tendait à désigner aussi la Pologne tout entière.

On ne peut penser l’Europe sans la situer dans des espaces qui nous permettent de l’interroger : si Warlikowski inscrit son travail en Pologne, à Varsovie, et si c’est en tant que Polonais aussi qu’il travaille, nous sommes devant ces spectacles à la fois étrangers à cette histoire et enveloppés par elle. À ce titre, ces spectacles relancent une mémoire strictement polonaise, dans la mesure où elle nous concerne aussi, au nom même de son oubli, de son étrangeté s’agissant d’une Histoire que l’on partage pourtant.

Par exemple, Jedwabne. Nom inconnu en France d’un village polonais, inconnu également en Pologne. En 2003, l’année où Warlikowski crée Dibbouk, il présente une seconde version de La Tempête de Shakespeare, déjà créé en 2000. Cette fois, il multiplie les allusions à la situation historique européenne et polonaise – mais la Pologne et l’Europe sont, dans l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale, mêlées. Miranda est une lycéenne de Tel-Aviv et Ferdinand, dont elle tombe amoureuse, un Allemand. Leur rencontre est une expérience de la confrontation. Le père de la jeune fille évidemment refuse et soudain, au-delà de la convention sociale qui nous empêche de voir les motifs shakespeariens, Warlikowski renoue avec le sens de la nécessité et celui de l’Europe pour poser la question du pardon, par le biais d’une référence marquée au massacre de Jedwabne, village du nord-est de la Pologne où 1600 juifs ont été massacrés le 10 juillet 1941. En 2000, Jan Tomasz Gross avait démontré dans son ouvrage Les Voisins que les assassins étaient les habitants polonais, qui ont agi sous le regard complaisant des nazis. « Jedwabne a brutalement confronté les Polonais à l’Histoire, qui était chez nous depuis la guerre quelque peu mise de côté, passée sous silence, surtout pour ma génération qui veut tour reprendre depuis le début. Or si nous ne repensons pas autrement aux juifs en Pologne, nous ne serons jamais en règle avec nous-mêmes. Notre parole ne sera pas sincère. Notre théâtre ne sera pas sincère. » confie Warlikowski (Warlikowski 83). « J’ai toujours l’impression de vivre dans un cimetière » (Warlikowski 79), dit par ailleurs Warlikowski, en parlant de la Pologne, échos troublants aux mots de Jean Genet : « Aux urbanistes futurs, nous demandons de ménager un cimetière dans la ville..., où au milieu des tombes, on érigera un théâtre » (Genet 860). Dans un mouvement de resserrement de la pensée et d’émancipation de la forme, Warlikowski renonce à mettre en scène des textes dramatiques à partir de 2009. S’ouvre alors un temps d’échange plus frontal avec l’Histoire de l’Europe, un temps où Warlikowski puise dans des romans pour devenir l’auteur second de textes qui ne sont plus mis en scène pour eux-mêmes, mais pour le magnétisme qui s’opère entre eux, les coups de sonde qu’ils jettent sur l’Histoire de l’Europe, les luttes qui s’engagent entre eux et nous. Ce à quoi s’attelle Warlikowski, c’est à une mise en pièces du théâtre pour mieux confronter l’Europe avec elle-même, et lui donner enfin la forme déchirée qui lui revient. Après 2009 suivront :

— 2011 : Koniec (La fin), d’après Nickel Stuff de Bernard-Marie Koltès, Le Chasseur Graccus de Franz Kafka et Elisabeth Costello de Coetzee ;
— 2011 : Contes africains, d’après Le Roi Lear, Othello et Le Marchand de Venise de Shakespeare, mais aussi des textes de Coetzee, de W. Mouawad... ;
— 2013 : Kabaret Varsovie, d’après Kane, Coetzee, Mouawad, Van Drutten, Cameron, Vivian Bond ;
— 2016 : Les Français, d’après Proust.

Cette Histoire qu’il affronte est toujours celle qui nous hante. Elle est à l’image du Dibbouk qui avait déjà été un tournant en faisant de l’Holocauste davantage qu’un thème de son théâtre, plutôt un levier capable de soulever toute une histoire : celle de la faute, de la culpabilité, du sacrifice et de l’oubli, des fautes qui ne cessent de se commettre dans l’oubli. Et face à elle, le théâtre de Warlikowski est un tribunal : c’est le cas dans Koniec avec Kafka et Elisabeth Costello de Coetzee. Ce tribunal n’est jamais une fin. Koniec (La fin) justement est le spectacle des seuils : la fin y est une question, et l’enjeu dans ce spectacle est celui du franchissement. Comment passer de l’autre côté ? De l’autre côté de la vie et de la mort, passer de l’autre côté de la Loi, de soi, passer de l’autre côté de son corps. Ce passage que travaille le théâtre de Warlikowski ne se fait jamais dans l’oubli, plutôt dans la déchirure : aller ailleurs, passer, traverser les larmes en portant avec soi la douleur du passé.
Théâtre de la déchirure, la scène warlikowskienne travaille à dire et redire les identités déchirées, à poser l’identité (de l’Europe et des corps, de la mémoire, de l’Histoire ou de la culture, des sexes et des nations) comme déchirée. Georges Banu évoque le motif des écorchures, et peut-être le mouvement de Warlikowski est-il encore plus radical encore, peut-être que la mise à nu passe nécessairement par ce geste de déchirure qui sépare en maintenant les éléments séparés en tension. En témoigne le finale de Cabaret Varsovie autour de l’image d’un Saint-Sébastien travesti, crucifié, vainqueur et vengeur.
Théâtre de la déchirure dans sa pensée, il est aussi spectaculaire dans sa forme. La scénographie y est déchirée entre les espaces : les ouvertures des spectacles se font toujours dans un lieu vide que ce théâtre va œuvrer à souiller, à fracturer – à cour et à jardin, des compartiments en verre donnent à voir ce qu’on ne voit que très mal. Perception déchirée. S’expose un spectacle qui se donne et se refuse tout à la fois. Acteurs déchirés : entre leurs rôles qu’ils jouent et le travail contre le rôle qu’ils affrontent se délivre ce qui se retire. Dans Cabaret Varsovie en 2013, manifeste était ce jeu de l’acteur en tant qu’acteur, et contre le rôle qu’on lui faisait jouer. Voix déchirée : les acteurs warlikowskiens sont tous sonorisés, mais vont parler à voix presque basse, comme dans un murmure, que la sonorisation va rendre au plus près. Voix intérieures déchirées entre intériorité et extériorité. C’est toute la dramaturgie qui semble déchirée dans une dialectique que Warlikowski déploie souvent contre son propre théâtre : une manière de construire son propos en temps disjoints, qui dialoguent l’un avec l’autre. Et surtout, identités déchirées des sexes : et c’est là d’abord que toute la scène de Warlikowski agit, parce que c’est là son ouverture, son passage, son devenir qui l’empêche de désespérer dans le labyrinthe. Corps travestis, sexualités ambiguës, plurielles, qui ne s’établissent jamais dans les partitions genrées que la norme voudrait établir pour eux, parce que la lutte de ce théâtre tient justement à la déchirure des normes, nécessairement sclérosante, et même criminelle. La norme déterministe des corps voudrait le ramener à son origine prétendument biologique, ou au contraire religieuse, en ce sens la norme sexuée est-elle œuvre de mort puisqu’elle nie le déploiement de la vie en tant que telle. De là les courts-circuits conceptuels scandaleux de sa dramaturgie, où le corps et ses identités sexuelles (ses défigurations) deviennent l’enjeu politique de tout son théâtre : « Nous sommes confrontés à l’homophobie comme nous le sommes à l’Holocauste et à l’antisémitisme. Ce sont des questions qui sont liées et qui montrent à quel point nous avons peu mûri, malgré tous nos succès économiques » (Warlikowski 67).

Ce à quoi fait écho la phrase bouleversante et terrible de Sarah Kane, au sujet de Purifiés : « L’amour est comme Dachau » “’When one is in love, one is in Dachau.’ Warlikowksi avait monté Purifiés comme si la fable avait lieu dans une université ou un hôpital psychiatrique ou une prison ou un camp de la mort : non pour montrer les équivalences ou les glissements, mais les possibles irrationnels de l’Histoire et les expérimentations successives que peut produire le théâtre. C’est aussi l’enjeu de Contes Africains : s’arracher aux identités héritées. Le théâtre est l’espace privilégié d’une revanche sur l’Histoire, où il ne s’agit pas d’être le produit de ses origines, notamment biologiques ou historiques, mais d’être capable de les produire, par l’expérimentation de devenirs souvent aberrants.

Dans Cabaret Varsovie – qui déchire le texte de Van Drutten en tissant de brutales analogies entre l’Allemagne des années 30 et l’Europe post-11 septembre –, un officier de la Gestapo cherche des Juifs, mais il ne dit pas juifs, il dit « Undeutsche ». Des individus qualifiés par la négative, dans le retrait d’une identité constituée comme pure.

Ce que cherche par-dessus tout le théâtre de Warlikowski, c’est à déchirer ces identités – celle des corps saisis dans leur féroce singularité comme autant de métaphores de l’Europe – en fabriquant soit des fictions de corps (fictions politiques de leur expérimentation), soit leurs hypothèses, soit, plus terriblement encore, des corps déchirés dans leurs corps, et pour cela même plus désirables encore, plus vifs, par lesquels passerait, plus que le théâtre, une histoire qui n’a pas encore eu lieu.


[1Bibliographie
— BANU, GEORGES et BLEZINGER, MARK, Klaus Michael Grüber, « Il faut que le théâtre passe à travers les larmes », Paris : Éditions du Regard, Académie expérimentale des théâtres, Festival d’automne, 1993.
— BLANC, Manuelle, Warlikowski ou l’amour sacrifié », documentaire, France : Zadig productions, 2010.
— WARLIKOWSKI, Krysztof et GRUSZCZNSKI, Piotr et BANU, Georges, Théâtre écorché, Paris : Actes Sud, 2007.
— BENJAMIN, Walter, Paris, Capitale du XIXe siècle, Paris : Éd. du Cerf, 2006.
— CHAR, René, Fureur et mystère, « Feuillets d’Hypnos », feuillet 62, Paris : Gallimard, 1967.
— GENET, Jean, L’étrange mot d’..., Œuvres complètes, vol. IV, Paris : Gallimard, 1967.